Marie-Noëlle Gary-Prieur
Michèle Noailly
(05-2019)
Pour citer cette notice:
Gary-Prieur (M.-N.) & Noailly (M.), 2019, "Le Nom propre", in Encyclopédie grammaticale du français,
en ligne: encyclogram.fr
DOI: https://nakala.fr/10.34847/nkl.7c5ctrf1
I. Introduction
Définir ce qu’on appelle nom propre (Np) ne va pas de soi, et la délimitation de cette catégorie grammaticale peut varier considérablement d’une étude à l’autre. Les chapitres I et II de cette notice ont précisément pour but de mettre en place notre propre définition. Mais on peut partir de l’intuition assez nette d’une différence fondamentale, dans la catégorie du nom, entre les Np et les noms communs (Nc) : un Nc renvoie à une classe, c’est-à-dire à l’ensemble des objets qui correspondent au sens de ce nom tel qu’il est défini dans le lexique de la langue ; un Np, par contre, dans son emploi standard, renvoie à un individu, et n’a pas d’autre sens que cette mise en relation d’une forme de langue (qu’on peut noter /Np/) avec un objet du monde.
Le nom propre est de ce fait un objet tout à fait particulier. En effet, c’est un mot de la langue, au même titre qu’un verbe, un adjectif ou une préposition : comme eux, il a dans une phrase un fonctionnement régi par les règles d’une grammaire. Mais contrairement aux autres unités de langue, un nom propre est aussi lui-même un objet du monde : chaque Np en effet est associé, comme on vient de le dire, a un individu, lieu ou être humain par exemple, dont il est une propriété parmi d’autres. Une ville se caractérise par son nom autant sinon plus que par son statut politique (préfecture, capitale ou simple municipalité), le nombre de ses habitants ou sa position géographique. La carte d’identité montre qu’un être humain se définit d’abord par son/ses noms/prénoms, auxquels s’ajoutent sa date de naissance et quelques caractéristiques physiques (taille, couleur des yeux). Et même si l’on ignore toutes les propriétés singulières d’une ville ou d’un être humain, on peut parler d’elle ou de lui dès que l’on connaît le nom qui témoigne de son existence. La propriété «avoir tel nom » est donc fondamentale pour inscrire un individu dans un discours.
Ce double statut du nom propre, objet de langue et objet du monde , explique pourquoi la linguistique n’est pas seule à le prendre comme objet d’étude. Une réflexion sur le nom propre se retrouve dans de très nombreuses disciplines : en ethnologie, par exemple, l’étude des Np fournit des indications importantes sur une société ; en logique, on se pose la question du rapport entre le nom propre et son référent ; en littérature, les noms propres servent à créer des « êtres de papier », et le choix de ces noms fournit un thème souvent repris par l’analyse stylistique… L’onomastique s’est bien intéressée aux noms propres en tant que formes d’une langue, mais cette discipline s’est focalisée sur l’histoire de la forme des noms, leur étymologie, et ne cherche nullement à décrire le fonctionnement des Np dans le cadre des phrases, comme le feraient des grammairiens. (v. Langages 66, où Molino présente ces différents points de vue).
Paradoxalement, les linguistes ont beaucoup tardé à prendre les noms propres en considération, justement sans doute parce que le côté « objet du monde » leur masquait l’évidence qu’un Np est aussi et avant tout « objet de langue ». Saussure avait explicitement exclu le nom propre du domaine de la linguistique en affirmant que ces signes n’avaient pas de signifié. Tout le structuralisme s’est inscrit dans la perspective ouverte par cette exclusion : la sémantique structurale, fondée sur l’étude des relations entre signifiés, ne s’est jamais intéressée au Np, dont l’étude aurait nécessité la réintroduction d’une dimension exclue par ces théories : celle du référent.
Un regain d’intérêt pour les Np est venu du côté des logiciens : Mill et Kripke notamment ont retenu l’attention des linguistes car, contrairement à Frege par exemple, ils font une distinction nette entre un Np, qui est un mot, et une description définie, qui pour un linguiste est un groupe nominal (GN). Les textes de Mill ont surtout été utilisés à l’appui des thèses structuralistes, puisqu’il considère que les Np n’ont qu’une fonction dénotative, et donc pas de signification à proprement parler. L’apport de Kripke est dans la notion de désignateur rigide, qui a souvent été reprise par les linguistes. L’idée est qu’une fois accompli l’acte de baptême qui associe un Np à un individu (son référent), tout usage du Np renvoie à cet acte fondateur : le Np est donc pour Kripke un désignateur rigide, c’est-à-dire qu’il désigne le même objet dans tous les mondes possibles associés à un énoncé. On peut se reporter à Kleiber (1991) pour un examen très détaillé des thèses sur le Np développées par les logiciens, et à Gary-Prieur (1994) pour une critique de l’usage qu’ont parfois fait les linguistes des thèses de Mill et Kripke.
Les analyses de ces logiciens ne sont évidemment pas directement transposables dans le domaine de la grammaire. La notion de désignateur rigide a toutefois le mérite de suggérer que le fonctionnement d’un Np ne se comprend que dans le cadre d’un énoncé. Et en effet, il aura fallu le développement des théories de l’énonciation pour faire entrer les noms propres dans le domaine de la linguistique, et cela pour deux raisons.
La première, d’ordre méthodologique, c’est que les linguistes ont accordé plus d’importance qu’avant à l’analyse des énoncés : à une vision purement lexicale des Np, s’est substituée une approche qui les considère comme des éléments parmi d’autres des phrases qui constituent les énoncés. On s’est alors aperçu que, tout comme les noms communs, les Np étaient susceptibles d’entrer dans toutes sortes de GN : non seulement le Np pouvait constituer à lui seul un GN, mais il pouvait aussi être la tête d’un GN où, comme le Nc, il était précédé de déterminants et parfois aussi suivi de divers compléments.
La seconde raison est, elle, d’ordre théorique. En se situant dans le cadre d’une théorie de l’énonciation, on a pu se rendre compte que tous les signes ne signifiaient pas de la même manière. Benveniste, par exemple, a proposé la notion d’embrayeur pour définir le fonctionnement sémantique de signes qui, comme les pronoms du discours, n’ont pas de signifié au sens saussurien, mais renvoient directement à un protagoniste de l’acte d’énonciation : je, par exemple, signifie « celui qui parle » et change donc de référent d’une énonciation à l’autre. De façon analogue, on pourra considérer, en reprenant un terme introduit par Ducrot, qu’un Np est un signe dont le sens consiste à donner à l’interlocuteur une instruction référentielle : Np signifie « le destinataire de l’énoncé doit se référer à l’individu qui porte le nom /Np/ dans la situation définie par l’acte d’énonciation ». Dans une telle perspective, l’absence de signifié n’exclut donc plus le Np du système de signes qu’est une langue.
En observant le fonctionnement des Np dans des énoncés, on s’est aussi rendu compte que l’interprétation d’un Np ne se résume pas toujours à cette instruction référentielle. Pour pouvoir interpréter certains énoncés (par exemple, quand on a la Thatcher de gauche pour référer à Edith Cresson), il faut faire intervenir un autre niveau de sens, que j’ai proposé d’appeler le contenu du Np (Gary-Prieur 1994 : 46-57). J’entends par contenu certaines propriétés du référent du Np qui sont actualisées dans une situation de discours donnée. Il ne faut pas confondre ce contenu, nécessaire à l’interprétation de tel énoncé, avec les connaissances encyclopédiques qu’on peut avoir par ailleurs sur le référent du Np. Pour chaque énoncé où on a besoin de le faire intervenir, le contenu du Np est déterminé dans le cadre d’un acte d’énonciation donné.
Grâce aux nouvelles perspectives ouvertes d’une part par les logiciens, d’autre part, par les théories de l’énonciation, quelques livres ont pu se donner comme objet une description linguistique des Np en français. Il y a eu d’abord la thèse de Georges Kleiber, Problèmes de référence : descriptions définies et noms propres, soutenue en 1979 et publiée en 1981. Dans cet ouvrage, Kleiber a montré qu’à côté des différentes analyses du nom propre disponibles dans le domaine de la logique, on peut envisager une description purement linguistique de ces noms, en se fondant sur leurs emplois dans des énoncés. Dans le prolongement de cet ouvrage fondateur ont paru, la même année (1994), deux livres qui sont complémentaires. La Grammaire du Nom Propre, de M.-N. Gary-Prieur propose une description grammaticale systématique des différents GN dont le nom tête est un Np en expliquant pour chacun comment se construit l’interprétation associée à ce nom en fonction de sa construction avec différents déterminants et différents compléments. Le livre de Kerstin Jonasson, Le nom propre. Constructions et interprétations, envisage également, mais dans une perspective cognitiviste, la variation des interprétations d’un nom propre en fonction de sa construction dans les énoncés où on l’emploie et des connaissances partagées par les interlocuteurs.
À la suite de ces ouvrages, articles et colloques se sont multipliés, comme on pourra le constater en consultant la bibliographie à laquelle nous renvoyons pour plus de détails.
Nous essaierons ici de donner une idée d’ensemble de ce que peut être aujourd’hui une étude linguistique des noms propres. Conformément à ce qui a été dit plus haut, notre étude, après les remarques morphologiques qui s’imposent pour caractériser la catégorie, est fondée sur l’observation d’énoncés où figurent des noms propres. Nous n’avons pas travaillé sur un corpus au sens propre du terme, mais sur des énoncés attestés relevés au fil de nos lectures (presse, romans, affiches, études linguistiques) ou entendus autour de nous (radio, télévision, conversations quotidiennes), et aussi éventuellement sur des énoncés construits. Nous pensons en effet que, surtout dans ce domaine, l’intuition du sujet parlant lui permet de raisonner sur des données construites aussi bien que sur des données observées.
Comme il s’agit ici de décrire les Np en tant qu’objets de langue, nous nous sommes bien évidemment limitées au système français tel qu’il fonctionne actuellement : la forme et le fonctionnement des noms propres varie considérablement d’une langue à l’autre, et sans doute aussi d’un époque à l’autre. Rien de général ne peut donc être dit dans une perspective strictement linguistique.
Étant donné que les noms propres peuvent être l’objet de différentes approches, il n’est pas étonnant de constater que toutes ne s’accordent pas sur la délimitation du domaine à étudier. Comme en témoigne par exemple le n° 11 des Carnets du Cediscor, l’analyse du discours a du nom propre une définition très large, qui à côté de Jeanne ou le Liban prend en compte des GN comme la guerre d’Afghanistan, la place de la Concorde ou la Terreur. Il nous faudra donc d’abord délimiter une catégorie Np pertinente pour une approche grammaticale (I.). Nous examinerons ensuite les propriétés morphologiques qui caractérisent cette catégorie en l’opposant au Nc à l’intérieur de la catégorie générale du Nom (II.). Nous organiserons l’étude des Np ainsi définis en fonction de la manière dont se construit leur référent, examinant d’abord ce qu’on appelle couramment les « emplois standards », où le Np est une simple instruction référentielle (III.), puis les cas où la construction syntaxique du GN impose l’élaboration d’un référent discursif (IV.), ceux où le Np d’un individu devient celui d’une série, voire d’une catégorie (V.), ceux enfin où l’interprétation du Np fait appel à la prise en compte de propriétés de son référent (VI.). Un dernier point examinera le cas particulier des réemplois, où le Np, tout en restant une instruction référentielle, renvoie à un objet tout à fait différent de son référent initial (VII.).
Nous avons élaboré ensemble le plan détaillé de cette étude ainsi que la bibliographie, et nous nous sommes réparti la rédaction des sept sections en fonction de nos goûts et de nos compétences respectives. Nous indiquons donc pour chaque partie les initiales de celle qui l’a rédigée. Mais tout au long de ces rédactions séparées, nous avons échangé de nombreuses questions, exemples et suggestions, et nous avons effectué ensemble plusieurs relectures générales. L’ensemble de ce texte est donc bien un travail commun.
Abréviations utilisées pour les références :
M = Le Monde ; Libé = Libération ; JDD = Le Journal du
Dimanche ; FI = France-Inter ; TV = télévision ; PR = Petit
Robert
II. Délimitation de la catégorie (M. N.)
La catégorie des noms propres (désormais Np) paraît, à première vue, nettement délimitée : ils composent un dictionnaire (par exemple, le Robert des Noms Propres), qui se présente comme celui des Nc et, si l’on compare les deux Robert en un volume, on observe qu’il font à peu près le même poids. De l’existence d’un pareil inventaire, on est tenté de déduire que le lexique des Np présente le même degré de stabilité que celui des Nc, les variations n’intervenant qu’aux marges. Or, en réalité, le répertoire des Np en usage est très ouvert ; et l’époque, la diffusion constante des informations les plus diverses, l’ouverture au monde contribuent sans doute d’une part à l’augmenter beaucoup et, d’autre part, à le rendre plus labile, plus en prise avec les événements.
1. Les Np prototypiques
1.1. Les anthroponymes
Les Np qui s’imposent à l’évidence, ceux qui sont reconnus comme tels par les jeunes enfants, les Np que la plupart considèrent comme les prototypes de la catégorie Np, ce sont les noms des personnes, ou ‘anthroponymes’ : Berlioz, Hugo, Callas, Binoche. Certains ont une apparence plus complexe et s’écrivent en plusieurs parties. Ce sont d’abord les noms de famille composés de deux patronymes reliés par un trait d’union, Cognac-Jay, Jacquemart-André, Ribadeau-Dumas, Brunet-Grupposo. Ce sont aussi certains noms (surtout bretons) commençant par une forme d’article défini masculin ou élidé (Le Bihan, L’Helgouach). Les deux groupes se comportent absolument comme des noms simples et ne peuvent subir aucune altération. Enfin, ce sont les noms dits ‘à particule’ qui dénoncent une origine nobiliaire. Cette particule est un de d’origine prépositionnelle, soit initial (A. de Musset, J. de La Fontaine), soit interne (Leclerc de Hauteclocque), soit les deux (C. de La Faye de Guerre). On y a recours quand le nom de famille est précédé du prénom ou de Monsieur, Madame, Mademoiselle (Jean de La Fontaine, Monsieur de La Fontaine). La minuscule de ce de semble être toutefois le signe que ladite préposition ne fait pas partie à proprement parler du nom. Et de fait, quand elle est à l’initiale du Np, elle disparaît en général en syntaxe (La Fontaine est un fabuliste, Elle rejoignit Musset à Venise), sauf si le Np qui vient ensuite est un monosyllabe (Souviens-toi de de Gaulle). De quelque forme qu’ils soient, tous ces ‘noms de famille’, employés seuls, sont aptes à désigner un homme ou une femme. Si cet usage a été jusqu’ici moins ordinaire pour désigner les femmes, c’est affaire de sociologie plutôt que de linguistique.
Quand il s’agit d’échanges familiers, un prénom peut jouer le même rôle : Paul est passé ce matin, j’ai vu Lise. De la même façon que pour les noms de famille, ces prénoms peuvent être composés : Pierre-Baptiste, Paul-Emile, Marie-Caroline, Anne-Aurore. Les uns et les autres peuvent donner lieu à des phénomènes de troncation, apocope ou aphérèse (Béa, Lotte). Si le prénom est employé seul, cela implique qu’il suffit à identifier la personne dont on veut parler. En principe, quand on se contente de nommer quelqu’un Paul, c’est qu’il n’y a qu’un Paul dans l’espace discursif commun aux deux interlocuteurs. Si ce n’est pas le cas, on peut user d’autres stratagèmes (les surnoms entre autres) ou, tout simplement, d’une nomination doublée : prénom + nom de famille (ou dans l’ordre inverse, s’il s’agit de documents administratifs). Les deux Np successifs composent une dénomination complexe permettant d’identifier l’individu dont on veut parler. En principe, les prénoms discriminent moins bien que les noms de famille, beaucoup plus diversifiés qu’eux. Ainsi, dans les dictionnaires de Np, les identifiants premiers, ce sont les noms de famille, et ce n’est qu’en cas d’ambiguïté que le prénom est ajouté ensuite, entre parenthèses, pour faire le distinguo : Corneille (Pierre) ; Corneille (Thomas).
Parfois, l’existence de deux modes de nomination pour une même personne permet des effets de sens : le prénom évoque une relation familière, là où le nom de famille renvoie à l’image officielle. Ainsi, un film récent peut s’intituler « Maria by Callas » (film de Tom Volf, 2017), pour mieux donner à comprendre qu’on va y montrer, par le biais de la carrière illustre de la cantatrice, la vie tourmentée de la femme (1). De même, à l’occasion de la sortie d’un film sur la jeunesse de M. Duras, pour mieux opposer la jeune femme encore anonyme et l’auteur célèbre qu’elle deviendra plus tard, on joue sur la familiarité du prénom opposée à la célébrité du nom de famille de l’auteur reconnu (2) :
(1) Un film retrace la carrière de la Callas mais aussi la vie tourmentée de Maria. (TV5, 14/12/17, 19h15)
(2) Le scénario pouvait paraître vertigineux mais il évoque Marguerite avant Duras. Alors tout était possible.(JDD, 21/01.18, p. 35)
Le prénom seul peut s’imposer, dans des circonstances particulières : le jour de la cérémonie d’hommage au chanteur Johnny Halliday, dont on célébrait la mort, la foule scandait « Johnny » tout court, et le Président de la République lui-même, s’y pliant, dit dans son discours :
(3) Johnny, c’est un destin français. (09/12/17, vers 13h)
Comment le linguiste doit-il traiter la relation entre prénom et nom de famille, quand les deux se succèdent ? Faut-il comprendre les deux Np comme une sorte de nom composé ? A-t-on des arguments pour prétendre que l’un est, syntaxiquement, en dépendance de l’autre, en d’autres termes, qu’il y a un nom tête du groupe ? Pour réclamer des précisions sur l’identité de qui on parle, si l’on demande Quel Gross ? La réponse sera – Maurice ; si c’est Quel Maurice ? – Maurice Gross ou Gross (plus volontiers – Maurice Gross). Cette relative symétrie des comportements donne à penser qu’on a là une forme de composition égalitaire, sans subordination d’un élément par rapport à l’autre.
Enfin, les surnoms (Chocolat, surnom d’un clown noir célèbre, qui avait suscité l’engouement populaire dans la France des années 1890 ; Governator, pour l’acteur américain Schwarzenegger) et autres diminutifs ou ‘petits noms’, Tintin, Mimi, Ninette, Schwarzy (pour le même Schwarzenegger) fonctionnent exactement comme les autres. Il en va de même des noms de plume ou de scène, dont on ne saurait dire s’ils tiennent lieu de prénom ou de nom de famille : Hansi, signature du dessinateur alsacien bien connu (Hansi s’appelait, pour l’état-civil, Jean-Jacques Waltz. C’est pour signer ses dessins qu’il utilise pour la première fois le pseudonyme Hansi, « Hans » (Jean) suivi de « J » initiale de « Jakob » (Jacques)) ; Hergé : réécriture des initiales, RG, du dessinateur de Tintin ; Mistinguett. Il arrive la même chose à des personnages de fiction : Guignol, Gargantua, Sganarelle ont un nom unique, qui leur tient lieu d’appellation fixe.
La mutation du Np de personne en un sigle composé de ses initiales est rare, et intervient quand la communauté linguistique trouve le nom propre soit trop long, soit trop difficile à mémoriser (JJSS, pour Jean-Jacques Servan-Schreiber, NKM, pour Nathalie Kosciusko-Morizet). Cela suppose une notoriété certaine.
1.2. Les toponymes
Les noms géographiques, ou ‘toponymes’ composent l’autre grand sous-ensemble des Np répertoriés dans les dictionnaires spécialisés. Mais il y a une différence majeure avec la catégorie précédente : alors que tous les gens ont un nom, à l’inverse, en géographie, on ne donne un nom qu’à une infime partie des collines, des étangs, des cascades observables. Comment se détermine la sélection des objets à nommer dans cet ensemble infini ? C’est la société humaine qui, au sein de ce paysage naturel qui l’environne, décide de ce qui mérite un nom, et en priorité, ce sont les lieux de peuplement, villes et autres bourgades. Les villes ont, pour la plupart, un Np qui ressemble tout à fait à un nom de personne (d’ailleurs, certains noms de personnes ont été d’abord des noms de lieux : Noailly et Duras sont des noms de communes, l’une dans la Loire, l’autre en Dordogne, et il existe un Emmanuel Metz, une Louise Bruxelles, etc.). Comme les noms de personnes, le Np de ville se présente sans déterminant : {Lyon, Paul} me déroute, et si le contexte s’y prête, on peut ne pas savoir à quel réseau de désignation le mot renvoie : Milan ne me convainc pas. Parle-t-on de la ville, ou d’un personnage prénommé Milan ?
Quelques-uns ont une apparence un peu plus complexe : d’abord ceux qui présentent un article défini, intégré à leur nom : Le Havre, Le Touquet, Le Mans, Le Fayet. Ce défini intégré est capable de coexister avec un autre déterminant, comme le ferait le défini intégré de certains noms de famille signalés plus haut : un Le Havre désert, mon Le Touquet, comme un Le Drian inquiet, cette Le Bihan de 18 ans. Il est toutefois aussi, à la différence de ces derniers, susceptible des combinaisons habituelles avec les prépositions de et à (aller au Touquet, revenir du Mans), même si celles-ci, dans l’usage actuel, ne sont plus automatiques (on entend aussi aller à Le Touquet, s’arrêter à la gare de Le Mans).
Citons ensuite ceux qui ont été formés par la mise en commun de deux communes ayant « additionné » leurs noms, soit par simple juxtaposition (Pontault-Combault, commune formée en 1839 par fusion des communes de Pontault et de Combault), soit au moyen d’une coordination par et (Beauregard et Bassac, Nojals et Clottes), soit au moyen d’un élément déterminatif, qui permet de distinguer ce lieu habité d’un autre : Plougastel-Daoulas vs Plougastel-Saint Germain ; Beaumont du Périgord vs Beaumont sur Oise ; Saint-Haon le Châtel vs Saint-Haon le Vieux. Plus rare est le cas de communes qui ont ‘enrichi’ leur nom de celui d’un illustre natif, Labastide-Murat, Ferney-Voltaire, ou de leur double de fiction, Illiers-Combray, ancienne commune d’Illiers, devenue Illiers-Combray en 1971 en hommage à Marcel Proust et à La Recherche.
Les autres noms de lieu sans déterminant sont des noms d’îles, soit petites (et donc assimilables à des villes), Sein, Bréhat, Ré, soit éloignées, mais dont on peut imaginer que leur éloignement même les fait voir, sur une carte, comme de simples points (c’est en tout cas l’hypothèse de Noailly 1995a) : Rhodes, Malte, Cuba. Enfin, un nom de pays se présente de cette façon, sans pour autant être une île : c’est le nom d’Israël ; mais la raison en est que c’est à l’origine un nom de personne.
Il faut ajouter, parmi les noms de lieux ponctuels, les noms d’immeubles, de stations de métro. En effet, quelle que soit l’origine de ces noms (noms de rues, noms de places, etc.), on doit constater que, dans l’usage quotidien, délivrés de tout déterminant, ils fonctionnent comme des Np de lieu (cf. VII) :
(4) Je m’aperçois que je suis descendu dans le métro.[…] Je laisse passer République, je pousse jusqu’à Châtelet. (Cadres noirs, P. Lemaître, 2010, p. 79)
Tous les autres Np de lieu présentent un déterminant défini (sur ce point, voir II.). Ce sont donc les noms de pays, de régions, de fleuves : l’Italie, la Bourgogne, le Rhône. Cet article, à la différence de celui qui est intégré à certains noms de villes, fonctionne comme un déterminant ordinaire et n’est donc pas compatible avec un autre : *ce Le Rhône vs ce Rhône, *ma La Bourgogne vs ma Bourgogne. Il est présent de façon automatique dans tous les emplois standards, mais on peut signaler dès à présent que dans certaines configurations syntaxiques, il disparaît : en Italie, en Bourgogne, le fleuve Rhône. (cf. II.). Il peut disparaître aussi, selon les règles habituelles des Nc, par l’effet de la coordination (auquel cas la différence de morphologie entre Israël et les autres Np de pays est effacée) :
(5) Turquie, Iran, Arabie Saoudite, Liban et Israël avaient envoyé leurs émissaires à ce ‘Davos de la défense’ (JDD, 18/02/18, p. 13)
Toponymes et anthroponymes sont des désignations rigides, attachées de façon permanente à l’individu considéré. Il est assez rare qu’un lieu ou une personne soit doté de deux dénominations indépendantes qui soient toutes deux des Np. On cite toujours l’exemple d’Emile Ajar/Romain Gary, et pour les villes, celui d’Istanbul/Constantinople. On pourrait ajouter celui-ci, même si l’une des deux désignations n’est pas un Np strict, au sens où nous l’entendons (v. § 3., ci-dessous) :
(6) – Comment appelez-vous le Centre Pompidou ?
– Moi, je l’appelle Beaubourg.
– Pour vous, que représente Beaubourg ?
– Je suis le Quasimodo de Beaubourg. J’habite et je travaille à proximité. Beaubourg, c’est l aîné de mes enfants. »
(Renzo Piano, architecte du Centre Pompidou, M. 22-23/01/17, p. 20)
Le Musée dont il s’agit a un nom officiel, une dénomination avec article, composée d’une partie descriptive, ‘le centre’ et d’une dédicace ‘Pompidou’, et un nom d’usage, sans article, d’après le quartier de Paris où il se situe, Beaubourg. L’usage n’a pas encore tranché.
2. Les autres Np
Dans le monde contemporain se sont introduits beaucoup d’autres Np, marques, raisons sociales, noms d’organisations diverses, politiques ou autres. Il serait bien artificiel de les ignorer, et leur comportement se conforme parfaitement à celui d’un Np ‘traditionnel’. Ils sont d’origine très diverse, et certains ont une apparence anglo-saxonne : Danone, Lip, Cyrillus, Guerlain, Renault, Auchan, Engie, Airbus, Linvosges, Manufrance, Thalassa ; Cosmopolitan, Amazon, Apple, Google, Facebook, Wikipedia, Twitter, Instagram. Tous ceux-là fonctionnent à la façon des autres Np sans article (cf. Noailly 1995b). Dans les journaux (et ailleurs), ils sont traités comme des noms de personnes, susceptibles d’avoir une activité et de prendre des décisions :
(7) Microsoft ouvre ses premiers centres de données en France. (M., Eco et Entreprise, 16/03/18, p. 8)
(8) Uber suspend ses essais de véhicules autonomes après un accident mortel. ( M. Eco et Entreprise, 21/03/18, p. 4)
D’autres, moins fréquents désormais, ont l’article défini. Ils sont en général plus anciens : L’Oréal ; la Samaritaine, le Printemps ; le Monde, L’Express, le Télégramme ; L’Odéon, la Coupole, le Flore.
Alors que les exemples proposés ci-dessus sans déterminant sont pour la plupart des Np créés de toutes pièces, avec déterminant on se trouve plutôt devant des lexèmes par ailleurs attestés comme Nc. C’est alors, à l’écrit du moins, la majuscule initiale qui les fait comprendre comme Np (et les contextes d’emploi, bien entendu : J’ai lu le Monde, le Printemps est en travaux). Mais ce qui en fait des Np, c’est aussi, et surtout, la démotivation de la base lexicale utilisée pour créer le Np. En effet, le signifié du Nc d’origine s’efface dans les emplois ordinaires de ces Np : qui songerait à faire la relation entre le Printemps et une saison de l’année ? Ou entre le nom d’un quotidien régional (Le Télégramme) et celui d’un mode de communication postale tombé depuis en désuétude ? Cette base lexicale peut tout au plus, à l’occasion, donner lieu à un jeu de mots (du genre C’est l’été au Printemps).
À cela il faut encore ajouter une bonne partie des sigles. Ces formes nominales particulières proviennent de descriptions définies dont on n’a gardé que les initiales. Évidemment, tous les sigles ne sont pas des Np. Certains nomment des référents multiples (par exemple un EHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes), mes RTT (Réductions du Temps de Travail), les CRS (Compagnies Républicaines de Sécurité) et fonctionnent comme des Nc. Mais beaucoup visent des organismes qui se veulent des entités singulières. Dans cet ensemble, on trouve des formes à déterminant défini et des formes sans déterminant : HEC vs l’ESCP (écoles de commerce); FO vs la CGT (syndicats) ; EDF vs la SNCF (entreprises publiques) ; SILEX vs le CRISCO (groupes de recherche linguistique). Dans cette catégorie, les formes avec déterminant résistent mieux que dans la série précédente : le CNRS, la BNF, l’UNESCO, l’ONU. Quel rapport gardent ces sigles avec les groupes nominaux sources ? De fait, cette relation est la plupart du temps inopérante, car l’interprétation se construit directement, à partir du sigle lui-même. Dans une communauté linguistique donnée, c’est lui qui réfère, sans qu’il soit besoin de convoquer son origine. On interprète CGT sans savoir qu’il s’agit de la Confédération Générale du Travail. On peut même penser que, bien au contraire, le sigle, débarrassé en quelque sorte de toute entrave notionnelle, fait un meilleur Np que le groupe nominal dont il est issu. Quand on le juge bon, on peut malgré tout rappeler cette origine, dans une première occurrence, et employer le sigle seul dans les suivantes :
(9) Avec la Hongkong and Shangai Banking Corporation (HSBC), on entre dans une autre dimension qu’avec la discrète Goldman Sachs. […] Même sous Mao, HSBC gardait une présence en Chine. (M. 12/12/17, p. 2, après un développement sur Goldman Sachs)
L’omniprésence des sigles dans la vie quotidienne et la familiarité dont jouissent certains ont sans doute conduit ceux qui les conçoivent à privilégier, depuis quelques années, les formes dont les lettres constitutives composent une suite prononçable : ainsi de l’Unesco, de l’ONU, du Crisco, de Silex, de l’Unef, de la REM. De ce fait, le sigle n’a plus à être épelé (comme l’est encore FO, ou la SNCF). C’est une façon de le normaliser. Le résultat, ce sont des mots courts, dont le phonétisme est plus ou moins conforme à celui de la langue concernée, sans pour autant être excessivement exotique. On peut faire encore mieux d’ailleurs : quand on réussit à faire coïncider le sigle avec un Nc existant, et si possible, avec un Nc entretenant une relation sémantique avec le référent visé : dans le domaine éducatif, un programme de coopération s’intitule Campus, pour « Coopération avec l¹Afrique et Madagascar pour la Promotion Universitaire et Scientifique ». C’est peut-être un peu forcé, mais c’est bien trouvé !
Nous n’intégrerons pas dans cet inventaire les titres (de textes littéraires, de tableaux, d’œuvres musicales, etc.), tels qu’ils ont été étudiés dans Bosredon 1997. Certes, ils ont comme les Np une fonction de désignateur rigide, mais leurs formes, infiniment variées, Nc, GN, phrase (Images, Les Contemplations, Prélude à l’après-midi d’un faune, Ceci n’est pas un pipe, Pour qui sonne le glas) font qu’ils n’entrent pas dans la catégorie grammaticale du Np tel que nous le définissons. Quand le titre se limite au Np du héros éponyme (Britannicus, Aurélien), cela peut toutefois se discuter.
3. Les formes composites
Il reste un très grand nombre de formes que nous dirons composites : fonctionnant comme désignation d’un être ou d’un lieu conçu comme unique, elles sont fabriquées à partir d’un groupe nominal dont la tête est un Nc, modifié soit par un adjectif épithète (le lac Majeur, le Mont-Blanc, la Grande Arche, la Comédie Française), soit par un complément adnominal, le plus souvent en de (L’Arc de Triomphe, Le Pont des Soupirs, le Jardin des Plantes, le Lycée du Parc, la gare du Nord). Certains peuvent avoir un Np pour modifieur, direct ou prépositionnel : le Centre Pompidou, l’aéroport Charles de Gaulle, l’Opéra Garnier, l’espace Cardin, la Montagne Sainte-Geneviève ; la gare d’Austerlitz, le Pont du Gard.
Ce mode de désignation concerne surtout les lieux, comme le montrent les exemples précédents. Pour les personnes, le procédé est beaucoup moins exploité, parce que les gens sont supposés avoir, dès leur naissance, un nom. Ils n’ont donc pas besoin d’une désignation de ce type. Le cas existe pourtant, non pas pour remplacer ce nom identitaire, mais en supplément, fonctionnant comme une sorte de surnom : le petit père des Peuples, le Grand Timonier, la Grande Mademoiselle.
Tous ces phénomènes ne manquent pas d’intérêt, mais outre le fait qu’ils ont été bien observés (Jonasson 1995), ils ne sont pas dans le cœur du sujet. En effet, le procédé qu’ils mettent en œuvre s’écarte des traits définitoires du Np : alors que ce dernier se caractérise par son opacité (le Np ne nous dit rien de l’objet concerné, mais nous indique seulement qu’il est à considérer comme objet méritant une dénomination spécifique), les noms ‘composites’ comportent une part descriptive, le Nc tête, qui contribue largement à la désignation : la gare du Nord est une gare, l’aéroport Charles de Gaulle est un aéroport, et l’Opéra Garnier, une maison d’opéra. Bien sûr, il y a des cas limites : peut-on dire que la Comédie Française est une ‘comédie’ ? Plus vraiment, et pas comme on pouvait le dire il y a deux siècles (on allait à la comédie, pour dire qu’on allait au théâtre). C’est tout à fait différent de ce qui se passe avec les Np qui, même quand ils sont créés à partir de noms communs (par exemple, des noms de métiers devenus noms de famille, Fournier, Tapissier, des prénoms imaginés sur la base de noms abstraits, Victoire, Félicité, Clémence, ou les noms de certains journaux, Le Monde, Le Télégramme) sont (ou, en tout cas, sont devenus), par l’opération de reconfiguration qu’ils ont subie, totalement démotivés dans l’usage. Du fait de cette différence, que nous jugeons majeure, nous avons choisi de ne pas traiter ici les dénominations ‘composites’.
A fortiori, nous n’intégrons pas à l’étude les noms communs utilisés pour dénommer un organisme singulier et pourvus à cet effet d’une majuscule initiale : ainsi l’Assemblée, pour désigner l’Assemblée Nationale, ou le Président, pour parler du Président de la République. Ces dénominations restent pleinement motivées, les raccourcis qu’elles présentent étant facultatifs et circonscrits à des situations de communication particulières. (voir II.1.)
L’inventaire des Np en usage chez les locuteurs du français nous a proposé, à côté des catégories partout répertoriées, toute une collection de nouveautés que leur fonctionnement fait apparaître comme des Np de plein exercice. La nécessité commerciale, la toute-puissance médiatique ont multiplié les créations. Parmi ces nouveaux Np, la faveur du moment semble aller d’une part vers des séquences phoniques jusque là inouïes (Instagram), et d’autre part vers des sigles prononçables (l’IESEG) : dans les deux cas, ce sont des formes sans aucune motivation, donc les meilleurs Np possibles. Ces créations ont quelquefois une vie assez brève, par contraste avec leurs aînées, dont la longévité peut dépasser largement celle des vies humaines (la SNCF).
III. Les propriétés morphologiques des noms de la catégorie NP (M.-N. G.-P)
1. La majuscule
Dans les leçons de grammaire qu’on propose aux élèves de l’école primaire, le Np est toujours caractérisé comme un nom « qui prend une majuscule », ce qui reflète évidemment une intuition immédiate des sujets parlants, qui opposent très spontanément par exemple le nom commun constance et le prénom Constance, comme le montrent les possibilités de substitution tout à fait différentes pour (1) vs (2) :
(1) Il a poursuivi son travail avec Constance (avec Patrick / avec l’aide de Constance / *avec obstination…).
(2) Il a poursuivi son travail avec constance (patiemment / avec obstination / *avec Patrick)
Certains linguistes peuvent s’étonner de voir figurer la majuscule comme une propriété morphologique, dans la mesure où elle n’affecte que la langue écrite, alors qu’il est d’usage de privilégier l’oral dans cette partie de la grammaire. Je considère toutefois que la clarté des intuitions qu’ont les sujets parlants français sur l’opposition entre Np avec majuscule et Nc sans majuscule doit être prise en compte.
Par ailleurs, tous les linguistes ne sont pas d’accord pour considérer la majuscule comme une propriété définitoire d’un Np. Bien sûr, il n’y a pas que les noms propres qui sont susceptibles de s’écrire avec une majuscule initiale. Certains Nc, introduits par un article défini, peuvent se présenter ainsi dans tel ou tel énoncé : la Gloire, la Vertu ; la Nation, la République, comme dans (3) vs (4) :
(3) On est en République, il me semble. (Queneau)
(4) L’esprit de la république est la paix et la modération. (Montesquieu)
Mais la majuscule de (3) n’est pas imposée par la langue et sert simplement à donner un relief particulier à l’objet désigné. Elle a plutôt une valeur stylistique, et relève d’un choix de l’énonciateur. Quand on compare (3) avec (4), on observe que la compréhension du Nc république est la même, qu’on ait la majuscule de (3) ou la minuscule de (4). Le Nc république ne change pas de catégorie d’un énoncé à l’autre. D’ailleurs, on pourrait aussi bien avoir, à l’inverse, la minuscule dans (3) et la majuscule dans (4) : on est en république, l’esprit de la République.
Dans d’autres cas, le choix de la majuscule initiale semble plus significatif. Ainsi, on peut opposer (5) et (6) :
(5) Le discours du ministre devant l’Assemblée a été longuement applaudi.
(6) Au fond du café s’était installée une assemblée de joyeux convives
Avec une majuscule et l’article défini, dans (5), le GN l’Assemblée sera interprété (dans le contexte d’une énonciation concernant la France) comme renvoyant à une assemblée singulière, l’assemblée par excellence, celle qui réunit les députés français dans l’Hémicycle. Elle est présupposée connue dans le contexte franco-français, ce qui n’est pas le cas de une assemblée, dans (6). Comme il a été dit en I.3., la majuscule est là pour pallier le raccourci de l’expression (l’Assemblée, pour l’Assemblée Nationale). Ce n’est pas pour autant un Np, puisque la dénomination assemblée renvoie au signifié habituel du mot et demeure pleinement motivée.
Devant des GN complexes, comme le Jardin des Plantes, je considère de même que la présence d’une majuscule à l’initiale de chacun des deux Nc, si elle permet de viser un objet singulier et pas n’importe quel ‘jardin des plantes’, n’autorise pas à conclure qu’on a affaire à un Np. Cela reste une expression définie largement motivée, et qui fait sens par la seule combinaison des signifiés des deux noms qui la composent. Certes, la majuscule la différencie de GN comme le jardin de mon père. Tandis que cette dernière expression est considérée comme une description définie ordinaire, certains linguistes ont pu appréhender le Jardin des Plantes comme un Np, en ce que la majuscule contribue à associer à ce GN une référence unique préétablie. Mais outre qu’une telle position reviendrait à élargir considérablement le domaine de définition du nom propre, elle néglige le fait que de telles dénominations restent motivées, comme les termes composites évoqués en I.3.
On peut néanmoins considérer la présence d’une majuscule comme définitoire de la catégorie Np dans les cas où elle se combine avec l’absence de signifié du nom et la présupposition d’un acte de baptême associant ce nom à un objet du monde. Peut-être faut-il proposer, pour plus de clarté, d’opposer la « majuscule grammaticale », une majuscule définitoire, constante dans l’usage et imposée par la langue à la « majuscule discursive » qui dépend, d’une façon ou d’une autre, des conditions de l’énonciation, et parfois du choix de l’énonciateur.
Faire entrer une caractéristique graphique dans la définition d’une catégorie grammaticale est quelque chose d’unique dans la grammaire. Depuis Saussure, en effet, les linguistes ont l’habitude de considérer la langue écrite comme un système second, et de fonder par conséquent leurs analyses sur la langue parlée ; d’où peut-être la réticence de certains à considérer comme un élément de définition du Np la présence d’une majuscule qui, bien évidemment, ne s’entend pas. Mais, comme on l’a dit plus haut, les Np sont des unités de langue tout à fait particulières dans la mesure où elles sont aussi des objets du monde. Or dans le monde, hors discours, on a souvent affaire à la forme écrite des noms propres : sur les cartes d’identité, sur la couverture des livres, sur les pierres tombales, les annuaires, et même récemment sur des œufs de Pâques (!), c’est la forme écrite de son nom qui renvoie à l’individu (ou aux individus) qui le portent. Sur les cartes de géographie, les panneaux routiers, les plans, c’est le nom écrit du pays, de la région ou de la ville qui apparaît.
Il semble donc qu’il n’est pas incongru de prendre en compte, dans la caractérisation morphologique de la catégorie Np, une propriété de la langue écrite.
2. Les deux sous-catégories morphologiques de Np : avec ou sans
article défini.
Si les noms de personnes et de villes apparaissent toujours sous la forme simple Np, les noms géographiques se présentent dans la plupart des cas munis d’un article défini, comme l’illustrent les séries (1) et (2) :
(1) Martine, Dupond, Lyon, Amsterdam, Lebrun, Lariboisière, Labosse, La Fontaine, Le Havre…
(2) le Vénézuela, la Belgique, le Saint-Laurent, la Tamise, le Poitou, la Charente…
Une explication de cette différence a été proposée dans Noailly (1995a) : l’article défini devant les noms de la série (2) est apparu dans la langue à la même époque que devant les noms abstraits et pour la même raison. Dans les deux cas, en effet, on n’a pas de perception globale de l’objet désigné, et c’est l’article qui en assure l’unicité. Une ville ou une personne sont des entités qu’on peut appréhender dans leur entier, tandis que d’un pays, d’une région ou d’un fleuve on n’a jamais qu’une appréhension partielle.
Il a souvent été montré que les articles qui apparaissent dans la série (1), qu’ils soient attachés (Lebrun, Labosse) ou non (La Fontaine, Le Havre), font partie intégrante de l’unité lexicale, tandis que ceux qui apparaissent dans la série (2) sont là ou pas selon les contextes. Ils sont présents dès que le Np s’inscrit dans une phrase, comme le montre l’agrammaticalité des énoncés suivants :
(3) *J’aime beaucoup Belgique
(4) * Tamise est le fleuve qui arrose Londres
Par contre, ces Np peuvent apparaître sans article lorsque le nom de pays se trouve « hors phrase ». C’est le cas par exemple quand ce nom a une fonction d’interpellation, ce qui correspond à une construction fréquente pour les Np, comme dans (5) et (6):
(5) France, mère des arts, des armes et des lois, Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle ...(Du Bellay, Les Regrets)
(6) Noble Belgique, ô mère chérie / À toi nos coeurs, à toi nos bras / À toi notre sang, ô patrie / Nous le jurons tous, tu vivras....(La Brabançonne, hymne national belge)
C’est le cas également quand le nom géographique est en position d’ « étiquette » : par exemple, sur une carte de géographie (on trouvera Tamise ou Poitou écrit sur la rivière ou la région correspondante), au bas de l’adresse sur une enveloppe (France, Grande-Bretagne), ou sur le panneau qui annonce, à la frontière, l’entrée dans un pays.
Toutefois, si l’énoncé porte explicitement sur la dénomination, l’article est obligatoire :
(7) Ce fleuve s’appelle « le Rhône » (* Rhône)
(8) Cette région s’appelle « la Charente » (*Charente)
Ce qui explique que, sur les panneaux qui indiquent, au bord d’une route, le nom du cours d’eau que l’on va traverser, l’article apparaît toujours, puisqu’il s’agit d’informer le voyageur sur le nom :
(9) l’Allier (*Allier), le Rhône (*Rhône), l’Isère (*Isère)
Des différences apparaissent selon le GN dans lequel se trouvent ces noms, et aussi selon le genre du nom. On opposera par exemple (10) vs (11) et (10-11) vs (12) :
(10) L’histoire de France (de la France), un parfum de France (*de la France), les fromages de France (*de la France)
(11) Le patrimoine culturel de la France (*de France), le gouvernement de la France (*de France)
(12) L’histoire du Pérou (*de Pérou), le gouvernement du Pérou (*de Pérou), une mangue du Pérou (*de Pérou), l’or du Pérou (*de Pérou)
On peut noter, en observant ces exemples, que seuls les noms féminins sont susceptibles d’avoir les deux constructions de Np et de la Np. Les formes avec article apparaissent quand on a une plus grande individuation du référent. Quand l’article est masculin, la forme de Np n’est pas possible. C’est peut-être tout simplement parce que, contrairement à la forme de féminin (de la), celle du masculin (du et non *de le) ne fait pas apparaître distinctement la forme de.
On peut faire le même genre de constat si l’on considère l’alternance entre en et au devant les Np de pays compléments de lieu :
(13) Je vis en Italie / en Norvège.
(14) J’ai fait un voyage au Pérou /au Portugal.
Avec un Np masculin, l’article apparaît amalgamé à la préposition à, selon les règles habituelles (14), tandis qu’il est absent devant les Np féminins, précédés de la préposition en (13).
3. Le genre des Np
Les Np dont le référent est une personne héritent du genre correspondant au sexe de cette personne ; dans les quelques cas où le prénom peut convenir aux deux sexes, seul le contexte permet de choisir l’accord convenable :
(1) Baptiste est gentil (*gentille), Evelyne est gentille (*gentil), Dominique est gentil / gentille
Beaucoup de prénoms, en français, ont une forme de masculin et une forme de féminin, la seconde se construisant à partir de la première selon des schémas morphologiques réguliers :
(2) Julien - Julienne (cf. chien-chienne), Denis - Denise (cf. marquis-marquise) Antoine - Antoinette, Jules - Juliette, Pierre - Pierrette (cf. bûche-bûchette) Jacques - Jacqueline, Jean - Jeanine, Albert - Albertine (cf. tarte-tartine)
Pour les Np de la catégorie morphologique « avec article », c’est la forme de cet article qui détermine les accords en genre :
(3) Le Pérou est beau / la Bretagne est verte, la Tamise était grise / le Rhône est tumultueux
Quant aux autres Np, ils n’ont pas de genre propre. Les noms de villes, par exemple, sont susceptibles de déterminer selon les énoncés des accords au masculin ou au féminin.
(4) Le gai Paris / Paris la belle, le vieux Lyon, la lointaine Moscou, le Londres du XXIème siécle, la Venise de Paul Morand, Alger la Blanche.
L’accord au féminin est toutefois plus fréquent et plus naturel dans la mesure où il s’agit de noms de villes, ville étant un nom féminin. Par ailleurs, des habitudes semblent s’être établies: on dit le vieux Np au masculin pour parler des quartiers anciens d’une ville (le vieux Lyon).
Pour les noms de famille, l’accord dépend du contexte, qui seul permet de savoir si le référent est un homme ou une femme ; de (5) on déduit qu’il s’agit d’un homme, tandis qu’en (6) on imagine avoir affaire à Ségolène Royal :
(5) Durand est encore arrivé en retard.
(6) Royal a été chargée des terres arctiques.
4. Les Np et le pluriel
Comme le nom propre, contrairement au nom commun, réfère à un particulier, on a souvent dit qu’il était incompatible avec le pluriel. Il est évident que (2), contrairement à (4), n’est pas un énoncé concevable :
(1) Robert est mon cousin.
(2) *Roberts sont mes cousins.
(3) Mon cousin est charmant.
(4) Mes cousins sont charmants.
Mais il y a néanmoins des Np qui renvoient à une entité plurielle, et qui éventuellement portent la marque de ce pluriel, et cela pour différentes raisons (voir V.1.). Pour une étude détaillée des faits liés à la pluralisation, on peut se reporter à Gary-Prieur (2001).
4.1. D’abord, il y a les Np dont on peut dire que ce sont des « pluriels lexicaux », qui ont la forme d’un pluriel parce que leur référent a quelque chose à voir avec la pluralité. C’est ce que j’ai appelé un individu collectif. Ce cas est illustré par les exemples (5) :
(5) Les Baléares, les Seychelles, les Pyrénées, les Andes...
Le référent de ces noms est un objet complexe, constitué de plusieurs entités : les Baléares est le nom d’un archipel comportant plusieurs îles ; les Pyrénées le nom d’une région montagneuse qui comporte plusieurs massifs, plusieurs chaînes, plusieurs cols, etc. Dans les deux cas, le nom constitue en unité une réalité qui n’est pas perçue comme un individu au sens strict du terme ; on peut même dire que c’est le Np qui individualise ces réalités. Les éléments qui composent ces individus collectifs ont d’ailleurs généralement chacun un nom : Les Baléares se composent de Majorque, Minorque, Ibiza, Formentera, et d’autres îlots. Les Pyrénées comportent le Pic du Midi d’Ossau, le Mont perdu, le col du Pourtalet, le val d’Andorre, la Cerdagne, le Capcire, etc. Seul le Np les Pyrénées constitue en une unité une multitude de massifs, cols, vallées, etc...
Ces noms d’entités géographiques complexes n’ont pour la plupart pas de singulier :
(6) *Je vais en vacances dans une Baléare (dans une île des Baléares).
(7) *Nous avons randonné dans une Pyrénée (dans une vallée des Pyrénées).
4.2. À côté des pluriels lexicaux, on rencontre dans le discours des Np pluriels construits à partir d’une forme lexicale de singulier quand le Np désigne un groupe de personnes ayant entre elles une relation de parenté qui implique qu’elles peuvent être désignées par le même nom (voir V.) :
(8) Les Durand viennent dîner à la maison ce soir.
(9) La France a été longtemps gouvernée par les Bourbon.
(10) Les Michelin ont joué un grand rôle dans le développement de Clermont-Ferrand.
C’est l’article pluriel qui détermine l’interprétation « couple » ou « famille au sens étroit » dans (8) (Durand et sa femme, même si elle ne porte pas le même nom que lui, d’ailleurs, et éventuellement leurs enfants), « dynastie » dans (9) (les rois de la lignée des Bourbon) ou « famille au sens large » dans (10) (Edouard Michelin et ses descendants). On a à chaque fois une collectivité construite à partir du nom de l’un de ses membres (voir III.).
La présence d’une marque de pluriel sur le nom lui-même se discute : les grammaires (et aussi l’ordinateur) proposent de mettre un -s à Bourbon parce que c’est une « famille célèbre ». Mais cette graphie n’a aucune justification grammaticale : les trois Np de (8)-(10) ont le même statut : ils renvoient à une entité plurielle constituée d’éléments qui peuvent être désignés par le même Np parce qu’ils ont une relation de parenté.
Ces pluriels sont différents de ceux qui correspondent à l’interprétation dénominative, telle qu’elle sera présentée au chapitre V. Dans le genre d’énoncés de (11) ou (12), il n’y a entre les référents visés par deux Juliette ou tous les Aurélien aucune relation autre que l’identité de leur nom, qui relève des hasards du baptême et non de propriétés communes. Comme dans le cas précédent, on constate qu’aucune marque graphique de pluriel n’apparaît, en français, sur le Np :
(11) Cette année, il y a deux Juliette dans ma classe.
(12) On ne peut pas affirmer que tous les Aurélien aiment le champagne.
4.3. On rencontre aussi dans les énoncés des pluriels qui conduisent à construire une interprétation du GN à partir de la connaissance qu’on a du Np et, souvent, de son référent initial. On reviendra plus en détail dans les chapitres suivants (IV., V., et VI.) sur chacun des modes de pluralisation possibles, dont je me contente de donner ici quelques exemples :
(1) Y en a beaucoup, des Margot ?
(2) Tous les Copi sont morts ce matin (Titre de Libé, 14/12/87)
(3) L’exposition présente une vingtaine de Picasso de la période tardive.
(4) Comment se fait-il que les Balzac, les Barbey d’Aurevilly, les Chateaubriand, si novateurs dans l’art d’écrire, aient été si réactionnaires en politique ? (Nouvel Observateur, cité dans Gary-Prieur 2001, p.107)
La construction du Np conduit à attribuer à ces GN un référent forgé à partir des propriétés du référent singulier du Np. Dans (1), des Margot renvoie à des femmes dont l’histoire serait comparable à celle du référent initial du Np Margot, dont il a été question précédemment. Dans (2), tous les Copi renvoie à la multiplicité des aspects qui caractérisent le référent initial de Copi (voir IV). Dans (3), une vingtaine de Picasso réfère à plusieurs tableaux du peintre qui porte le nom Picasso. Dans le cas particulier illustré par (4), les GN pluriels, malgré la forme de l’article, ne renvoient pas à un référent pluriel, mais au même référent que le Np seul, le pluriel n’ayant ici qu’un effet rhétorique (voir III).
On notera que, sauf dans les pluriels lexicaux présentés en 4.1., le Np ne porte jamais la marque du pluriel. Ce sont les déterminants qui conduisent à construire une collection (fût-elle virtuelle, comme dans (4)), à partir d’un Np qui, lui, reste singulier (cf. ce qui sera décrit comme ‘série’ en V.).
5. Les dérivations
Comme les autres noms, les Np peuvent servir de base à diverses dérivations morphologiques par suffixation. Les mots ainsi construits ne sont plus des Np, puisque, par la présence même d’un suffixe appartenant au système régulier de formation des dérivés, ils acquièrent un élément de signifié, qui les ‘raccorde’ au système général du vocabulaire. Les suffixes dont il s’agit servent à former des noms ou des adjectifs. La plupart de ces dérivés ont une minuscule initiale.
À partir des noms de villes, pays ou régions, on forme des dérivations régulières à l’aide des suffixes -ais, -ien et -ois (les plus fréquents). Ces suffixes présentent une variation masculin/ féminin systématique. Formateurs d’adjectifs au départ (les polars islandais, l’accent marseillais, la cuisine chinoise, le régime crétois, les fjords norvégiens, un banquier londonien), ils sont aussi usités comme noms désignant les habitants ou habitantes des lieux concernés. Dans ces emplois, ils peuvent présenter tous les déterminants possibles des noms comptables. Ces formes, qui ont une minuscule initiale dans leurs emplois adjectivaux, gardent la majuscule du pays d’origine dans les emplois nominaux, quand il s’agit de désigner les habitants des lieux concernés. Cette majuscule sert sans doute à renforcer la relation qui les lie au Np de base. Les noms de peuples qui ne sont pas en rapport avec un nom de pays prennent de même la majuscule : les Basques, les Hottentots, les Touaregs, les Peuls, les Rohingyas, etc.
(1) le Congo → les Congolais, la Hollande → cette Hollandaise, l’Islande → un Islandais, Marseille → un Marseillais, Orléans → quelques Orléanaises
(2) le Pérou → les Péruviens, la Bolivie → le Bolivien, la Norvège → une Norvégienne, Paris → les Parisiennes, Londres → les Londoniens, Calais → cette Calaisienne
(3) la Suède → mon Suédois, la Crète → les Crétois, la Chine → cette Chinoise, Albi → certains Albigeois, Bruxelles → deux Bruxellois, Lille → les Lilloises
Mais quand ces mêmes dérivés servent à désigner, avec genre fixe, un objet tout autre, alors la minuscule s’impose : un Italien vs l’italien (pour ‘la langue italienne’) ; d’authentiques Charentaises vs d’authentiques charentaises (pour parler de pantoufles).
On peut aussi former des dérivés employés comme noms communs ou comme adjectifs à partir des noms de personnes, avec les suffixes -ien ou –iste :
(4) ...ça a été un moment tout à fait trumpien (Libé, 23/2/18) (Trump → trumpien = dans le style de Trump)
(5) Soucieuse que les hamonistes restent de solides agents hidalguistes, la maire de Paris leur a donné des gages ( M., 25-26 /02/18) (Hamon → hamoniste = qui partage les idées de Hamon ; Hidalgo → hidalguiste = qui partage les idées d’Hidalgo)
Ces adjectifs se rencontrent fréquemment dans le discours politique, comme l’attestent les exemples (4)-(5), et aussi (6)-(8) :
(6) L’obsession de l’immigration. C’est vrai dans l’Amérique trumpiste comme en Autriche, aux Pays-Bas, ou dans l’ensemble de l’Europe de l’Est. (M., 22/12/17)
(7) Il faut en finir avec les courants (...) les fabiusiens, les vallsistes, les aubryistes... (Martine Aubry, dans Libé, 19/1/18)
(8) Et l’adjectif « wauquiériste » n’est presque jamais utilisé pour qualifier un élu. « Il n’y a pas de wauquiéristes historiques » confirme un dirigeant de LR. (M., 28-29/01/18)
Le suffixe -esque, lui, est spécialisé dans la construction d’adjectifs à partir de noms de personnes dont les référents sont suffisamment connus :
(9) Dante → une vision dantesque (aussi impressionnante que la poésie de Dante) Ubu → un cynisme ubuesque (qui évoque le personnage d’Ubu)
À côté des faits bien attestés comme ceux qui viennent d’être cités, cette dérivation autorise toutes sortes de créations nouvelles : goyesque, hugolesque… ou même modianesque ou villanesque :
(10) Son projet [il s’agit d’Isabelle Carré, qui publie un livre] est modianesque dans son désir de déchirer le voile d’opacité, d’aller au-devant de sa liberté. (le Monde des livres, 2/2/18)
(11) Il n’a pas élucidé le mystère de l’araignée villanesque. (= la broche en forme d’araignée portée par Villani à son revers, JDD 4/3/12, il = Blanquer)
Les dérivations citées jusqu’ici sont bien installées, et certains de ces dérivés de Np finissent par figurer dans les dictionnaires de langue. On rencontre aussi dans le discours des formations moins courantes, comme (12), où à partir d’un Np de personne, on construit un Nc désignant un comportement typique de la personne :
(12) Raffarin → une raffarinade (une plaisanterie typique du personnage désigné par le Np)
Le nom raffarinade est sans doute construit par analogie avec pantalonnade (farce burlesque), formé sur Pantalon, nom d’un personnage de la Comedia dell’arte ou rodomontade (vantardise) formé sur Rodomont, nom d’un personnage de l’Arioste. Preuve de la vitalité de cette formation : les macronades, titre d’un paragraphe du livre de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot (Le président de ultra-riches, La Découverte, 2019) où les auteurs énumèrent quelques-unes des « petites phrases » d’Emmanuel Macron qui ont fait réagir.
L’énoncé (13), quant à lui, illustre une formation fantaisiste ayant peu de chance de s’installer dans la langue :
(13) Vous n’y connaissez rien, en solférinologie.(dialogue de la série ‘Le Baron Noir’, cité dans C/Politique, TV5, 28/01/18, 19h15)
À partir de Solférino, devenu le nom du PS, on forme solférinologie sur le modèle des couples réguliers comme larynx/laryngologie ou film/filmologie ; ce suffixe étant le plus souvent associé à des racines grecques (œnologie, oncologie, gynécologie), cela donne un côté « savant » et du coup assez comique à solférinologie.
Parmi des formations récentes, il en est une qui semble s’installer dans le discours politique tel qu’il se répand actuellement dans la presse : c’est celle qui construit sur le Np d’un homme politique un dérivé en -ie, suffixe formateur de noms de pays (Tchéquie, Colombie, Moldavie, etc.), et qui sert là, en l’occurrence, à évoquer le « domaine d’influence » de l’homme politique en question. On a ainsi relevé, entre autres :
(14) ...dans une Mitterrandie à bout de souffle (énoncé portant sur le mauvais état du PS, FI, 27/12/17, 8h15)
(15) Quand je me suis intéressé à la Mélenchonie… (TV5, 17/02/19, 20h07)
(16) La Macronie, c’est la Silicon Valley, c’est sec, c’est le travail, rien que le travail » (M., 23/2/18)
On note la présence de la majuscule en (16) ; pour les deux autres exemples, entendus à la radio, on les a transcrits spontanément de la même façon.
Tous ces faits plaident évidemment, à l’encontre de la position structuraliste, pour inclure les Np dans la description grammaticale, puisque les dérivés construits à partir d’eux sont sans aucun doute des mots de la langue, qu’ils soient ou non enregistrés dans un dictionnaire.
On peut noter aussi que certaines dérivations peuvent s’appliquer à des sigles, argument de plus pour les inclure dans la catégorie Np ; c’est le cas, par exemple, de celles qui permettent de former un Nc humain à partir d’un sigle, comme :
(17) CGT → cégétiste (membre de la CGT),
ZAD → zadiste (occupant de la ZAD),
ENA → énarque (élève de l’ENA),
RMI → érémiste (personne touchant le RMI),
ONU → onusien (membre de l’ONU)…
Certains de ces noms sont bien installés (cégétiste, énarque), d’autres sont récents (zadiste) et peut-être provisoires, mais leur formation est toujours morphologiquement régulière. La seule condition pour que de telles dérivations soient possibles est que le sigle qui en est la base soit prononçable comme le serait un mot de la langue. On a du mal à imaginer une formation dérivée à partir de SNCF, URSAAF ou RATP.
On trouve également, mais c’est plus rare, quelques formations avec les préfixes anti- , post- et pro-, comme l’illustrent les exemples suivants :
(18) Il se passait quelque chose, une sorte de moment critique post-Weinstein, toutes proportions gardées. (M. 14-15/01/18, p. 25)
(19) ...son tweet [...] s’était déjà taillé un certain succès auprès des anti-Trump » (M., 19/12/17)
(20) La situation ubuesque à LR, qui a décidé d’exclure de ses rangs mardi soir les pro-Macron, sans pouvoir le faire faute de quorum suffisant. (http: //www.lexpress.fr, 6/10/17)
(21) De nombreux parlementaires « anti-Strasbourg » plaident pour un regroupement de toutes les activités dans la capitale belge. (notice Wikipedia sur Bruxelles vs Strasbourg dans les institutions européennes)
(22) Les salariés espèrent que le savoir faire des ex-Tupperware sera un atout. (FI, 28/02/18, 9h)
L’examen des propriétés morphologiques des Np montre que ces noms obéissent aux règles de la langue pour tout ce qui concerne les dérivations ; ils s’intègrent donc sans difficulté au système. Ils se distinguent par contre des autres noms sur deux points : certains comportent un article lexical (la France), et la plupart résistent à la marque du pluriel (les deux Copi). Et bien sûr, ils ont cette propriété singulière de s’écrire avec une majuscule.
IV. Le Np comme instruction référentielle (M. N.)
1. Les emplois standards (banalement référentiels)
1.1. Le Np seul
Le rôle premier du Np, c’est de fournir aux usagers d’une communauté linguistique un outil simple, bref et commode pour identifier de façon permanente un référent particulier, censé être le seul individu à porter ce nom dans une situation de communication donnée. Le Np fournit ainsi une instruction : le locuteur dit à son interlocuteur ‘Nous connaissons l’un et l’autre l’existence d’un particulier portant ce nom. Nous sommes tous les deux d’accord sur son identité’. L’emploi d’un Np renvoie donc à un savoir partagé.
Pour que le Np soit inscrit dans la mémoire du locuteur, il faut en principe qu’il y ait eu au préalable un contexte de présentation, formel ou non, cette première fois où on vous dit : ‘ce garçon s’appelle Gaspard’, ‘ce village porte le nom de Biron’ ou quelque formule du même genre. À partir de ce moment-là, le référent ainsi ‘baptisé’ peut définitivement être identifié par son nom propre, et on n’a plus le souci d’avoir recours à une description définie pour le nommer : le Np y suffit.
Certes, bien des situations violent cette exigence de présentation initiale, en particulier les débuts de romans in medias res. L’auteur fait alors comme si les référents nommés étaient déjà connus du lecteur. C’est un procédé qu’on pourrait dire d’immersion immédiate :
(1) La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. (incipit d’Aurélien, le roman d’Aragon).
Il peut se trouver de même, dans la presse, que certains Np figurant dans des titres soient opaques à une partie du lectorat : de même que dans les incipit de romans, il faut lire la suite pour que se précise l’identité du personnage, et que soient fournis les éclaircissements nécessaires :
(2) Pantone ose le ton (titre, M. 21/12/17, p.25)
(3) BoF, nouveau nombril de la mode (titre, Monde Magazine, 04/03/17, p. 81)
Dans les faits néanmoins, quand un usager emploie un Np, il sait, en général, à quelle catégorie de référents ce Np renvoie. Il donne donc à ce Np un minimum de ‘contenu’ initial. À partir de là, la représentation qu’il va se construire du référent ainsi désigné sera évolutive et totalement déterminée par son appréhension progressive dudit référent. Par exemple, le nom de Bérénice, simple désignation d’un personnage, va s’enrichir, au fil des lectures, d’un ‘contenu’ intellectuel et/ou affectif associé. Certes, le processus vaut aussi pour les Nc : l’usager affine, au fur et à mesure de ses expériences discursives (ou non), le sens qu’il donne à tel ou tel Nc. Toutefois le mode opératoire est bien différent : si, a priori, une bonne description définie renseigne beaucoup mieux que ne fait le Np, il y a un revers de la médaille : c’est que le Nc a des limites, il est dé-fini par les réseaux sémantiques dont il fait partie : on aura beau faire, on ne pourra pas effacer le sens de monastère ou de jeune homme, et si le référent change de destination ou d’âge, la description définie ne conviendra plus. À l’inverse, le Np, dispensé d’un sens linguistique contraignant, est assez indifférent aux ‘contenus’ successifs qu’on va pouvoir lui associer, lesquels fluctuent donc beaucoup plus librement. Ainsi, la désignation par Np, en même temps qu’elle est « rigide » et permanente, est parfaitement docile à une représentation évolutive du référent.
C’est peut-être la raison qui fait que certains romanciers privilégient le mode de désignation par Np, qui a l’avantage d’être attaché à un même référent à titre définitif (en principe) : c’est le cas dans les romans de Stendhal (Fabrice, Julien, Lucien). D’autres, au contraire, pour évoquer un référent donné, prennent plaisir à faire varier, au sein d’une même séquence narrative, le mode de désignation, selon les aléas contextuels, l’écrivain, le sculpteur, le mari, la belle herboriste, la maîtresse et le maître de la maison (Zola, L’Œuvre, p. 367 sq.). Mais même dans des écritures de ce type, le Np demeure le siège incontournable de l’identification.
1.2. Avec modifieur non sous-catégorisant
1.2.1. Avec élément postposé détaché.
Dans ses emplois standards, le Np ne peut pas connaître de modifieur restrictif, étant lui-même totalement identifiant. En revanche, fonctionnant comme un nom, il peut très bien, telle une description définie, être agrémenté d’ajouts divers, à effet descriptif, dont la présence peut parfois altérer sa forme initiale. Comme avec les Nc, il peut s’agir d’éléments postposés, certains détachés, d’autres pas, adjectifs, relatives appositives, ou groupes nominaux. Le Np figurant d’abord, la séquence détachée qui le suit rappelle au lecteur une information pertinente dans le contexte, soit l’identité de la personne, soit un trait moins permanent mais en relation directe avec le contenu de la proposition. Le comportement des Np dans ces séquences est en tous points identique à celui qu’aurait un groupe nominal défini :
(4) Quel spectacle stupéfiant que de voir le président autrichien […] entériner la nomination de Hanz-Christian Strache, proche des néonazis dans sa jeunesse. (M. 19/12/17, p. 25)
(5) Liszt, qui est à Florence, va bondir de joie ; et Rossini, qui promène son ironie à Milan, va se mordre les lèvres jusqu’au sang. (Berlioz, Correspondance, t.2, p. 496)
(6) Le centenaire de la naissance de Jean Rouch, le cinéaste ethnologue, s’achève en beauté… (M. 19/12/17, p. 21)
Dans le cas de (6), le GN défini fait office de terme classifieur : il dit le métier, la fonction, etc. dans lesquels se range l’individu visé par le Np. On observe que la succession du Np et du GN peut se réaliser dans l’ordre inverse, chacun des deux étant syntaxiquement autonome : « le centenaire de la naissance du cinéaste ethnologue, Jean Rouch ». Pour illustrer cette seconde option, on lira l’exemple suivant :
(7) Le secrétaire d’Etat italien aux affaires étrangères, Benedetto della Vedova, a mis en garde […] le président de la Commission Européenne, Jean-Claude Juncker […] ; le jeune chancelier Sebastian Kurz […] ; la présidente du Front National, Marine Le Pen […] ; le chef du SPÖ, Heinz-Christian Strache […] ; le chancelier Wolfgang Schüssel. (M. 19/12/17, p. 3, dans un article consacré à l’Europe)
Dans (7), on a systématiquement la description définie en premier. On note d’ailleurs deux graphies légèrement différentes : soit avec une virgule interne, soit sans. La variation semble tenir à la forme et à la longueur de la description définie initiale. S’il s’agit simplement d’un nom (avec éventuel modifieur antéposé), on n’a pas de virgule. Dans les autres cas, la virgule semble s’imposer comme signe d’une pause dont la nature est difficile à identifier. En l’absence d’études fines de la prosodie et de son rapport au sens, on ne sait pas trop comment l’analyser. De toute façon, dans ce cas, la différence typographique ne semble pas syntaxiquement pertinente.
Au-delà, pourquoi a-t-on systématiquement dans le contexte de (7) la description définie en premier alors que l’ordre inverse, observé en (6), serait tout aussi convenable ? On peut penser que, dans cet article d’analyse politique, la fonction est prioritaire sur l’identité de la personne, tandis que, dans d’autres types de communication, ce pourrait être l’inverse. Enfin, pourquoi systématiquement ce redoublement, alors que le Np seul pourrait sans doute suffire ? La relation du groupe nominal défini au Np permet de lever toute incertitude sur l’identité des personnalités concernées, dans les cas où le contenu minimum associé au Np n’est pas garanti (c’est la prudence même, pour un journaliste sérieux).
Avec les toponymes à déterminant défini, le terme classifieur précède le Np : la mer Méditerranée, le fleuve Rhin, le lac Léman, la région Aquitaine, et il n’est pas indispensable à une interprétation convenable du Np, quand ce dernier fait partie du paysage familier (le Rhin, le Léman, la Méditerranée, l’Aquitaine). Le déterminant initial, imposé devant le Nc, fait perdre au Np le sien (*le fleuve le Rhin). Mais si au point de vue sémantique l’élément classifieur semble avoir une utilité secondaire par rapport au Np identifiant, dans la relation syntaxique, c’est bien le N1 qui est le nom tête : dans une reprise anaphorique, c’est lui qui dicte son genre, en cas de conflit : le fleuve Loire est très large, il / *elle… ; la région Poitou n’est pas très étendue ; elle / *il…
Notons que cette construction n’est pas accessible à tous les types de toponymes : les noms de villes et de départements (Rome, le Cantal) ne l’admettent pas. Ceux-là doivent être reliés au Nc classifieur au moyen de de : la ville de Rome, le département du Cantal, construction prépositionnelle dont on a des équivalents avec Nc (le sentiment de lassitude, la notion de progrès). Là de même, le terme classifieur a une utilité sémantique secondaire quand le Np est familier, mais il reste la tête syntaxique et détermine le genre des reprises anaphoriques. En synchronie, il est difficile de démêler les raisons de cette différence de traitement entre Np toponymes.
1.2.2. Dans des cas plus rares, on peut avoir un adjectif ou un nom de fonction postposé au Np sans marque de détachement. On peut ainsi trouver :
(8) Sur les promesses de campagne comme sur les sujets sensibles, Trump président a tenu à avancer, ou à tenter de le faire. (Libération, 19/1/18)
(9) hier, rangeant mon bureau pour la dernière fois avant d’aller errer seul dans Paris désert et de rater l’avion… (M. Enard, Zone, Actes Sud, p.128)
Il ne s’agit pas de restreindre la représentation à une image discursive du référent, comme ce serait le cas avec un Trump président, ou un Paris désert, mais bien de fournir une caractéristique descriptive pertinente dans le contexte : Trump devenu président ; Paris qui se trouvait désert.
Parfois ce type d’ajout peut servir à confronter deux âges, ou deux activités du même personnage : c’est le fameux exemple de Charles Bally : Cicéron orateur est supérieur à Cicéron philosophe. Ou encore :
(10) Odile présente avait des défauts qui m’éloignaient un peu d’elle, Odile absente redevenait la déesse. (A. Maurois, Climats, éd. de poche, p. 119)
Là de même, l’identité du référent n’est pas fragmentée, et il ne s’agit pas de le représenter sous différentes facettes (cf. IV).
1.2.3. On peut aussi greffer sur le Np une séquence directe et attachée, en le/la N : Louis le Grand, Scipion l’Africain, Alger la Blanche ou Brive la Gaillarde. En principe, ici, la séquence en le N est très cohésive avec le Np initial, auquel elle est reliée parfois au moyen de traits d’union. Le déterminant central est exclusivement défini : *Alger ma blanche, *Brive cette gaillarde. Si l’association est lexicalisée (comme le sont les exemples précédents), l’ajout descriptif peut être affecté lui-même d’une majuscule initiale. Par ailleurs, ce qui suit le Np est soit un adjectif, soit un Nc (souvent un nom de fonction) :
(11) C’est chez Rey que font assaut Légal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot. (Diderot, Jacques le Fataliste)
(12) Tanger la rebelle a changé de siècle (titre, JDD, 08/04/18, p. 14)
(13) Pour Macron l’Européen, l’enjeu des élections de 2019 est d’abord pratique. (M. 12/02/18)
Une telle association est généralement interprétée comme descriptive. Dans (11), en effet, il va de soi qu’il n’y a pas d’autre Légal, ni d’autre Philidor, et le solide Mayot, qui clôt la série semble une simple variante stylistique. Et de même, dire Macron l’Européen (13), c’est donner une caractéristique stable du personnage, non pas l’opposer à quelque autre facette du même homme. Le Np identifie, et le groupe défini qui suit fournit un trait, généralement permanent, de l’individu concerné. Cela en fait de très bons titres, à valeur définitoire : ainsi, de Alexandre le Bienheureux (titre d’un film d’Y. Robert), ou de Béjart le visionnaire (JDD, 18/02/18, p. 31).
Une telle analyse est toutefois battue en brèche par bien des exemples. Ainsi, parmi les noms de lieux, l’ajout, descriptif dans Collonges la Rouge, ne l’est pas dans d’autres cas, où il sert surtout à distinguer entre plusieurs localités : St-Haon le vieux vs St-Haon le Châtel. Cela peut arriver aussi pour les Np de personnes : Agrippine l’aînée vs Agrippine la jeune, Louis le pieux vs Louis le Grand, Brueghel l’ancien vs Brueghel le jeune. La Grammaire de Port-Royal, en son temps, comparant le riche Lucullus et Lucullus le riche disait que la seconde formule, à la différence de la première, servait à « marquer qu’il y a plus d’un Lucullus. Lucullus le riche est comme le riche d’entre les Lucullus » (1660 = 1969 : 140). Elle analysait donc l’ajout comme restrictif. On peut penser que la destination préalable de ce tour est de fournir une précision d’identité, une information à but restrictif donc, ce qui semble normal pour cette postposition attachée (voir IV ci-dessous) mais que l’usage en a fait souvent une sorte de sur-nom purement descriptif.
Cette construction originale est réservée aux Np, et plus précisément aux Np sans déterminant : *la maison la fidèle, *le conférencier le subtil, *la Sicile l’ensoleillée, *la Saône la tranquille sont des suites agrammaticales. Il semble exclu d’avoir deux déterminants identiques dans le même syntagme (voir de même *le fleuve le Rhin, ci-dessus), (la seule exception étant avec superlatif relatif : l’homme le plus intelligent). Quant à l’analyse syntaxique, elle pose problème comme dans le cas précédent. Certains sont tentés d’y voir une épithète (par exemple, Riegel et alii, 1994 : 181). Mais ici, on juge plus cohérent de traiter ces ‘ajouts’ comme des appositions (voir de même S. Leroy 2004 : 84), appositions un peu spéciales certes, puisque sans marqueur de ponctuation et sans rupture intonative.
1.2.4. Est également accessible au Np la construction Dém + N/Adj + de Np : ce coquin de Valère, cette petite idiote de Julie, ce monstre de Scarpia, cette vieille chouette de Rosa. La construction vaut pour une évaluation souvent critique, parfois ironique, de l’individu désigné par le Np. Elle n’est pas réservée aux anthroponymes, mais c’est eux que l’on y rencontre le plus souvent, simplement parce que les gens donnent lieu à des appréciations critiques, plus que les lieux. Le tour étant accessible aux Nc (ce coquin de valet), il ne présente pas de spécificité avec Np. Tout au plus faut-il noter que le Np de personne n’y perd rien, tandis que le Nc y perd son déterminant (cette idiote de Ø voisine). Le déterminant démonstratif initial introduit une sorte de prédication sur le Np : Valère, dont je te dis qu’il est un coquin. La propriété ainsi énoncée à l’intérieur du GN dit le point de vue du locuteur sur le référent du Np, point de vue qu’il exhibe et impose, toute contestation devenant polémique.
1.2.5. On peut trouver des épithètes antéposées dans des GN à déterminant initial, de type Dét + Adj + Np :
(14) Partez, séparez-vous de la triste Aricie (Racine, Phèdre, V, 1)
(15) Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre (Baudelaire, Les Fleurs du Mal)
(16) Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ; Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles, La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys. (A. Rimbaud, Poèmes)
(17) Et pourtant, le sulfureux Jörg Haider avait renoncé à un strapontin » (M. 19/12/17, p. 25)
(18) Ma pauvre Henriette est si souffrante qu’elle est restée seule. (Berlioz, Correspondance, t.2, p. 181)
(19) Toutes ces dates de concert à venir... menagez vous [sic] un peu... mais je pense que votre chère Hélène veille bien sur vous… (Instagram, Julien Clerc on Instagram)
Ici, le déterminant initial est une nécessité syntaxique. Ce n’est pas exclusivement un défini. On peut rencontrer là un possessif (ma pauvre Henriette, votre chère Hélène) ou un démonstratif. Cette construction est ouverte à tous les Np (avec ou sans déterminant défini constitutif). La présence nécessaire de l’article efface ici la différence initiale entre Np sans déterminant et Np à déterminant défini : la vertueuse Italie, comme la vertueuse Aricie.
L’adjectif épithète antéposé apporte soit une caractéristique permanente du référent (Aricie, Palmyre, Ophélie, Haider), soit le point de vue du locuteur sur l’individu concerné (ma pauvre Henriette, votre chère Hélène). Dans le premier de ces deux cas, on parlera d’épithète de nature (dite aussi ‘homérique’) : l’épithète est inhérente à la représentation de l’individu (Noailly 1991, Berrendonner 1995). En (18) et (19), le sémantisme très particulier des adjectifs pauvre et cher fait qu’il s’agit plutôt de dire la relation du référent du Np au locuteur (ma) ou à l’interlocuteur (votre), qu’une propriété de ce référent. Dans tous les cas, la propriété dénotée par l’adjectif antéposé est supposée préalablement admise par les deux participants. C’est la différence entre cette dévote d’Esther et la dévote Esther.
Il faut signaler malgré tout quelques usages qui se démarquent de cette généralité : avec certains adjectifs, l’antéposition peut avoir une interprétation restrictive : le vieux Lyon dénote non l’antiquité de la ville dans son entier (comme le fait l’antique Palmyre), mais un quartier, qui se distingue de l’ensemble qu’elle constitue par son ancienneté. Il semble bien cependant que cette convention d’usage ne repose pas sur une nécessité liée à la syntaxe. Quand on parle du vieux Booz (passim dans la littérature), ce n’est pas pour opposer ce vétéran à un autre homme du même nom mais plus jeune, mais bien pour dénoter un trait inhérent au personnage, une épithète de nature (comme si Booz avait toujours été vieux !).
On peut résumer les faits ainsi : le Np est apte à recevoir des modifieurs descriptifs, les mêmes que ceux que l’on trouve avec les Nc. Il dispose en outre de quelques ressources syntaxiques qui lui sont propres, mais qui ne concernent que les Np sans déterminant. Il reste que, de ces multiples formes différentes, naissent des interprétations quelquefois proches (Leroy 2004, chap. VI). Il n’est pas toujours facile de cerner les nuances, qui peuvent être subtiles.
2. Des emplois référentiels avec identité renforcée
On traitera ici des cas, nombreux et variés, où le Np est précédé d’un déterminant de type le, ce, mon, en général non indispensable à la visée référentielle. Dans de tels emplois la présence du déterminant, en même temps qu’elle altère plus ou moins la transparence dénominative du Np seul, renforce aussi l’identité construite à travers lui.
Des trois déterminants principaux susceptibles de précéder le Np, le déterminant défini est le plus rare et le plus marqué (cf. ci-dessous, 2.3). Pour le possessif et le démonstratif, d’un emploi plus régulier, la question est de savoir si leur rôle devant Np est le même que devant Nc.
2.1. Np avec déterminant démonstratif
Le démonstratif devant Np n’a pas de raison d’être évidente. S’il est vrai que le démonstratif sert à repérer un référent parmi d’autres à partir du contexte immédiat, physique ou linguistique, alors quelle utilité y aurait-il à ce Np, puisque Np seul suffit en principe à opérer ce repérage ?
(1) Ainsi, la nuit dernière, me suis-je souvenu d’Anne […] Je n’ai jamais revu cette Anne (P.J. Rémy, Toscanes, p. 8)
(2) Dans la correspondance de Lacoste, je trouve deux notes rédigées par un certain David Fontana, peut-être le type que j’ai aperçu au siège de BLC. […] A son style et vu son secteur d’activité, ce David Fontana doit être un ancien militaire. (Cadres noirs, de P. Lemaître, p. 99)
(3) Pauvre bête arrachée à l’amour des siens ....!!!! Sans pitié ce Macron avec les animaux ! Brigitte (Celle de la Fondation ! ), fais quelque chose !!!! (commentaire internet après l’offre, par E. Macron, d’un cheval à la Chine, site internet de BFMTV, 08/01/18).
(4) « Il ne faut jamais donner trop d’explications. C’est ce qu’on apprend en poésie », assure le mathématicien. Un poème, ce Villani, donc. ( JDD, 04/03/18, p. 17, au cours d’un long article sur C. Villani))
Les emplois proposés ci-dessus ne sont pas semblables. Les deux premiers sont anaphoriques. Dans (1), il est fait référence à un personnage nommé quelques lignes plus haut, mais la reprise n’est pas très standard (Anne tout court serait plus naturel, auquel cas il y aurait simplement coréférence entre les deux occurrences). Le démonstratif contraint à une interprétation anaphorique : identifier le référent par le fait qu’il a été ‘activé’ juste avant. L’exemple (2), lui, est pleinement anaphorique, mais dans un contexte différent. L’individu dont il s’agit a été introduit dans la narration juste cinq lignes au-dessus, par un emploi dénominatif (un (certain) Np, voir chap. V). Une reprise par le Np seul ne conviendrait pas, sans doute parce que le contexte de présentation initial, dépourvu de toute information individuante, ne suffit pas à faire entrer l’individu dans la mémoire discursive partagée. La meilleure façon de reparler de lui est donc de pratiquer un renvoi anaphorique au moyen du démonstratif. Dans ce genre de contexte à mention proche, une anaphore en Ce N, qui identifie le référent par le fait qu’il a été récemment activé, est toujours plus appropriée qu’une description définie, qui sert plutôt à faire référence à des objets d’arrière-plan, figurant en mémoire discursive.
En revanche, dans (3) et (4), il ne s’agit pas d’une véritable anaphore, mais le démonstratif se justifie néanmoins par la relation avec ce qui précède (le récit de Macron offrant un cheval à la Chine, la remarque conclusive sur Villani, en relation avec les propos cités du mathématicien), dont il est donné là comme un commentaire. Avec Macron seul, l’auteur aurait renommé indépendamment et à son propre compte. Avec le démonstratif, ce Macron, il montre qu’il prend en considération le contenu du texte qui précède et entend porter un jugement personnel là-dessus. De même, le renvoi à Villani n’a pas besoin du démonstratif, puisque le mathématicien concerné est l’objet de tout l’article et le sujet de la majorité des phrases, dans une totale permanence référentielle. Mais la prise en compte de l’énoncé précédent est déterminante (Villani parle de poésie, … mais le poème, c’est lui). Dans ces emplois, on vise bien une référence directe, mais augmentée d’un commentaire énonciatif, construit à partir des faits antérieurement signalés. L’énoncé (averbal dans les deux cas) est de tonalité exclamative et d’un registre familier, comme quand, familièrement, on dit d’une enfant turbulente « Ah, cette Lucie ! ».
Le démonstratif devant Np, surtout affecté à des Np de personnes, intervient, comme on l’a vu, dans trois types de contextes différents. Le point commun de ces divers usages s’articule toujours autour de l’« exigence de distinguabilité » (Gary-Prieur 1994 : 195) qui caractérise ce déterminant. Mais tout en étant conformes aux rôles habituels du démonstratif, ces emplois devant Np ont un statut spécial, et on admettra, avec Gary-Prieur 1994 : 214, que démonstratif et Np jouent « des rôles dissociés dans le mécanisme interprétatif ».
2.2. Np avec déterminant possessif
L’appropriation d’une entité nommée par Np au moyen d’un déterminant possessif est fortement marquée. Devant un nom de lieu, pays, région ou ville, elle dit le lien affectif qui permet à un individu de s’approprier symboliquement le lieu dont il s’agit.
(5) Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle Jamais trop mon tourment mon amour jamais trop Ma France mon ancienne et nouvelle querelle Sol semé de héros ciel plein de passereaux (Aragon, Le musée Grévin)
(6) Alors notre candidat jusque là toujours premier, assez penaud, regagna son fief, clamant haut et fort son bonheur de pouvoir se donner à plein à sa ville et à son Aquitaine.(Nouvel Obs, 29/10/année non précisée, à propos de J. Chaban-Delmas)
(7) Ah ! qu’il était beau mon village, mon Paris, mon beau Paris ! (Chanson de Vincent Scotto)
Devant un Np de personne, l’appropriation symbolique est tout aussi forte, en général. Et surtout si poss. Np se présente sans l’interposition d’une épithète (Noailly 2001) :
(8) Jean-Marc Guéneau. Quarante-cinq ans.
Il pourrait être né au XIXème siècle. Chez lui, on se marie entre familles catholiques depuis des générations.[…] Tout ce petit monde s’enrichit prudemment. […] Mon Guéneau à moi se marie à vingt et un ans et fait des mômes tous les dix-huit mois. Il s’arrête à sept. (Cadres noirs, P. Lemaître, 2010)
(9) Ma Lou, je coucherai ce soir dans les tranchées (Apollinaire, Lettres à Lou)
(10) Suzanne court ouvrir en chantant.
– Ah ! c’est mon Figaro! ah ! c’est mon Figaro ! (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, II,1)
(11) Face aux caméras, notre Macron que l’on découvre féroce, non seulement ne s’échappe pas face à la tentative de destruction de sa main droite par le soudard américain, mais il en rajoute… (http: //www.huffingtonpost.fr/, 12/02/17)
(12) N’en faites pas trop à l’OBS avec votre Macron, vous pourriez vous retrouver Gros-gens [sic] comme devant ! (commentaire d’Utopiste, internaute, à un article de Rémy Dodet, dans le Nouvel Obs, 04/07/14)
(13) Le cœur de cible, ce sont quand même les ménagères de plus de cinquante ans. Elles ont été conquises. […] Le regard gourmand, elles guettent leurs proies. Des sosies d’Emmanuel Macron. Car lui, le prince charmant, est hélas inaccessible. Il tient à sa Brigitte. (Causeur, 28/03/17)
L’énoncé (8) rejoint un cas de figure repéré plus haut à propos de ce Np : dans une classe d’individus répondant au Np sélectionné, l’un d’entre eux est isolé et fait seul l’objet de la référence (ici, un Guéneau parmi ‘tout ce petit monde’ des Guéneau). L’appropriation, ici, n’a aucune dimension affective : la familiarité induite est strictement discursive (celui des Guéneau qui est impliqué dans mon roman). (9) et (10) en revanche supposent une relation affective très forte entre l’énonciateur et le référent du Np, que ce soit en interpellation (9), ou pas (10).
La force de telles appropriations se dilue dès que le possessif n’est plus de première personne du singulier. Ainsi, avec notre, par le seul fait du pluriel, l’affectif est moins puissant, et il s’agit plutôt d’établir une complicité avec l’interlocuteur (11). À la seconde personne du pluriel, au lieu de l’empathie, le possessif déclenche un effet presque toujours dépréciatif : non seulement on rejette l’individu dénommé par ton/votre Np, mais en le renvoyant à l’interlocuteur, on désavoue ce dernier en même temps : c’est ce qui se passe en (12). La troisième personne est probablement assez neutre à cet égard (l’effet d’une séquence comme sa Brigitte, en (13), va dépendre entièrement du contexte).
Par ailleurs, si on interpose un adjectif entre le possessif et le Np, l’effet de possession symbolique demeure, mais se trouve, là aussi, largement banalisé (ma chère/ discrète/ charmante Lise), comme si la présence d’un adjectif descriptif modifiait la nature de la relation : la raison en est que, en effet, le possessif change de rôle ici. Il est désormais en relation paradigmatique avec un déterminant défini : la chère/discrète/charmante Lise. Et son emploi s’en voit affadi.
Le possessif, comme le démonstratif, n’a pas le même rôle devant Nc et devant Np. On peut dire ici aussi que « le nom propre et le déterminant fonctionnent indépendamment l’un de l’autre » (Gary-Prieur 1994 : 217-218). L’impact du possessif devant Np est très fort : il dit une familiarité marquée, marquée positivement s’il est à la première personne, et souvent dépréciative à la seconde. À la première personne, et seul devant Np, il est très puissant, surtout devant les anthroponymes.
2.3. Np avec article défini
La présence d’un déterminant défini ne peut être remarquée que devant les Np qui en emploi standard, n’ont pas de déterminant. Le Np à déterminant défini lexical (la Loire) n’est pas concerné par cette rubrique.
Pour ce qui est des Np sans déterminant, on peut soutenir que rien n’est plus inattendu devant ces noms-là que la présence d’un défini. La raison en est simple : Np équivalant à un groupe nominal défini, on est en droit de penser que lui ajouter un déterminant de ce type est spécialement redondant. Le phénomène, qui comporte une forte dimension sociolinguistique, est limité à des effets très spécifiques. On peut en dénombrer deux : le défini ‘populaire’, ou de familiarité ; et le défini que l’on pourrait dire de gloire, exclusivement féminin, celui-là.
Le défini « populaire » se veut souvent une marque (forcée ?) du discours familier. Les exemples proposés sont de ce registre ; (14) et (15) sont des productions spontanées (enfin, on suppose !). Ils concernent des prénoms plutôt que des noms de famille (lesquels ne sont toutefois pas impossibles (17)). L’impression de familiarité tient donc beaucoup au contexte de dialogue (et à la spontanéité du vocabulaire, pour G. Depardieu, et de la syntaxe – dislocations droites, pour les trois premiers).
(14) « Elle va en chier, la Laeticia », a sobrement résumé Gérard Depardieu. (M. Magazine, 24/02/18, p.25, à propos des querelles concernant l’héritage de J. Halliday)
(15) il se tourne vers moi. […] Il est outré, le Romain. L’idée qu’on ne protège pas ses données, […] ça le heurte. (Cadres noirs, P. Lemaître, 2010, p.163, à propos d’un personnage secondaire prénommé Romain)
(16) Remarque, au moins, elle l’aura aidé à gérer son argent. Quand elle l’a connu, le Johnny, il paraît qu’il était couvert de dettes. (JDD, 18/02/18, p. 31)
(17) Les affreux événements de l’été auront au moins eu ceci de bon – et que les familles endeuillées me pardonnent – que le Macron s’est fait (un peu) plus discret ces dernières semaines. (www.bvoltaire.fr, 19/08/16)
Pour les définis que je dirais volontiers de gloire ou de prestige, ce sont des italianismes, auxquels ont droit seules quelques « gloires » de la scène (ou de l’écran). Le seul cas d’usage courant, de nos jours, concerne Callas, dite dans le grand public la Callas (mais « Callas » tout court, chez les amateurs d’opéra). Les autres exemples de cantatrices ou de comédiennes proposés ci-dessous sont surtout marques de l’écrit journalistique, et quelque peu affectés.
(18) Maria Callas était plus que la plus grande cantatrice du XXe siècle. Elle était «la Callas», une diva incomparable. (www.lefigaro.fr, 16/09/17)
(19) La mise en scène vient de l’Opéra de Zurich, où la Bartoli avait chanté sa première Desdémone il y a deux ans. (www.lefigaro.fr, 09/04/14)
(20) Steven Spielberg s’intéresse de près à celle que la presse française commence à surnommer affectueusement "La" Binoche, en lui offrant le rôle du Dr. Ellie Sattler dans Jurassic Park (www.linternaute.com)
(21) Omniprésente, impressionnante, la Huppert reste pourtant une inconnue. Chaque rôle rajoute à la complexité du personnage. (www.grazia.fr, 24/03/16)
L’exemple (18) rend parfaitement compte du surplus de gloire qui permet l’article défini (la plus grande cantatrice, incomparable). (21) justifie en quelque sorte le choix à venir d’un déterminant défini par les qualificatifs apposés à gauche, qui installent la comédienne dans un registre quasi mythique. (18) et (20) présentent en outre des guillemets, encadrant soit « la Np », soit « la » seulement, destinés à bien montrer qu’on a affaire pour ces deux vedettes, à des cas très particuliers.
Comment faire l’unité de deux registres si différents a priori, le familier et l’inatteignable ? Le commentaire proposé en (20) semble faire la synthèse : l’attribution de « la » à Juliette Binoche est donnée pour affectueuse, donc familière, façon « la Laeticia » de (14). Il ne s’agit, dans tous les cas, que d’un emploi emphatique du déterminant défini, d’une manière de dire, de quelqu’un, « Celui-là, il est vraiment unique en son genre ». Plus qu’une redondance, c’est un renforcement d’unicité.
2.4. Np avec un/les
Ce sont des déterminants a priori incompatibles avec le Np, et pourtant fréquents, en particulier un.
(22) Quand un Facebook ou un Google a des doutes sur votre identité… (FI, 15/12/17, 8h45, dans la bouche de Cedric Villani)
(23) Une nouvelle création de Benjamin Attahir […] révèlera des tentations modales dans la lignée d’un Debussy ou d’un Messiaen. (M. 03/02/18, p. 16)
(24) Je voudrais signaler que Xavier Bertrand, il n’a pas la liberté d’un Laurent Wauquiez. (TV5, 19/02/18, 18h18)
(25) ...il [Sydney Carton] rassemble en lui […] les contradictions de l’époque […] comme, côté français, un Defage par exemple. (Le Monde des Livres 02/02/18, p.16)
Un X présuppose l’existence d’une classe de X et désigne l’un de ses éléments. Ici, devant Np, tout se passe en effet comme si préexistait la classe des porteurs du Np concerné (et cette interprétation naturelle est tout à fait envisageable, voir V.). Pourtant, les contextes des exemples (22-25) dénient toute référence possible à qui que ce soit d’autre que le porteur initial. On fait bien référence, ci-dessus, à Facebook et Google ; à Debussy et Messiaen ; à Laurent Wauquiez. En (25), le ‘par exemple’ qui suit le Np, explicite qu’on ne parle que d’un individu, là où on aurait pu en citer d’autres.
Parallèlement à cet usage, on observe des cas très paradoxaux, avec une succession de Np précédés chacun du déterminant défini pluriel, les. Un tel défini pluriel donne à entendre, en principe, qu’une classe de référents est posée à chaque fois. Mais de fait, comme dans les exemples (21-25), on se trouve confronté à des contextes qui dénient cette évidence syntaxique et nous donnent à comprendre que chacun de ces Np ne vise que la personne même qui le porte. Par exemple, en (26), les détails du contexte signalent qu’on ne vise que Dumas, Balzac, Claudel, dont on rappelle l’apparence physique ; en (27), une comédienne, Mélanie Thierry, évoque très précisément ses deux devancières, qui, comme elle, se sont confrontées à la prose de M. Duras. En (28), le tennisman R. Federer oppose au champion ‘Rafa’ (Rafaël Nadal) les autres grands joueurs de cette même génération.
(26) Tous les mecs qui ont laissé un nom dans votre littérature de roumis, les Dumas, les Balzac, les Claudel, ils étaient plutôt enrobés… (D. Pennac, La petite marchande de prose, p. 123)
(27) Quand on écoute les Jeanne Moreau, les Delphine Seyrig (FI, 21/01/18, 9h20)
(28) Rafa, je ne me fais pas trop de souci pour lui, mais les Novak, les Stan, les Murray, les Nishikori, les Raonic, etc... Est-ce qu’ils vont atteindre de nouveau leur plus haut niveau ? (dit par Federer à propos des champions blessés, Libération 29/01/18)
Puisqu’on n’est donc pas devant la création de fait d’une classe référentielle, la présence d’un déterminant pluriel devant chaque Np est singulièrement illogique. Mais comme ce cas de figure ne se produit que dans des énumérations, on peut penser que c’est là qu’il faut chercher l’explication d’un si étrange pluriel. D’ordinaire, avec des Nc coordonnés de cette façon, un seul déterminant pluriel introduit la série ; c’est ce que disent les grammaires. Les mère, grand-mère et arrière-grand-mère seront les premières à se réjouir… De même ici, on pourrait avoir les Dumas, Balzac, Claudel étaient plutôt enrobés. Quelle exigence logique fait qu’on préfère répéter le déterminant devant chaque Np ? On peut tenter l’hypothèse que la répétition du défini met mieux en balance les termes, et surtout conserve à chacun des individus concernés son individualité, au lieu de les intégrer à un même pluriel, fédérateur, mais aussi désindividualisant. On ne peut que souligner le caractère emphatique de ce procédé.
Pour un comme pour les, supprimer le déterminant ne changerait rien à l’identification du référent visé, comme le note bien Gary-Prieur (2004 : 134). Alors pourquoi ce détour ? C’est, bien sûr, que la présence du déterminant dit quelque chose en plus : elle suppose un jugement, une évaluation par le locuteur des traits spécifiques qui font du porteur du Np ce qu’il est. Avec un comme avec les, le locuteur suppose pour l’individu concerné un contenu descriptif, dont il fait la base de son appréciation, appréciation en général positive (mais qu’on peut imaginer, dans d’autres contextes, ironique et critique). C’est ce que traite M.N. Gary-Prieur sous le nom d’« interprétation exemplaire ». L’identité du porteur est en même temps renforcée (on parle de lui comme d’un particulier qui aurait des traits éminents) et vaguement atténuée, dans la mesure où la référenciation est moins directe qu’elle aurait pu l’être. Dans les deux cas, la forme syntaxique retenue n’en demeure pas moins très paradoxale (voir V.).
Ce chapitre a tenté de faire le point sur les différentes configurations syntaxiques dans lesquelles le Np réfère directement à son porteur initial. Il y a l’usage standard (Jules, Paris, le Rhin, la CFDT), et par ailleurs d’autres conditionnements syntaxiques, où le Np est doté d’un déterminant. Ce dernier, la plupart du temps, ne présente pas d’utilité expresse pour identifier le référent, mais sert plutôt à nous le présenter d’une façon légèrement biaisée. Les effets que le Np tire de ces altérations sont remarquables, et pas toujours prévisibles.
V. La multiplication discursive du référent (M.-N. G.-P.)
À côté des cas qui viennent d’être examinés, où le Np désigne de manière simple et globale l’individu connu comme son référent, on rencontre dans le discours des GN dont le nom tête est un Np et dont la forme (présence de déterminants et de compléments) conduit à envisager le référent de ce nom soit selon un point de vue particulier, soit à un moment déterminé du temps ; dans les deux cas, l’image donnée du référent est définie par l’énoncé. Le même individu peut donc être pris, en fonction de la construction du GN, soit comme une unité stable dans l’espace et dans le temps, soit comme un ensemble d’images, d’où l’idée, qui donne son titre à cette section, d’une « multiplication discursive du référent ». Cette multiplication opère de façon différente selon que le déterminant qui introduit le GN est un article défini ou indéfini.
1. Les GN de la forme [le Np Expansion] :
construction d’une image stable du référent
Trois type d’expansions sont possibles à la droite du Np : un complément adnominal introduit par de, une proposition relative déterminative ou un adjectif.
1.1. La construction à complément de nom est illustrée par les deux énoncés suivants :
(1) (a) Le Doriot d’après 1940 a effacé le Doriot d’avant 1940. (D.Fernandez, Porfirio et Constance, p. 447)
(b) * Doriot a effacé Doriot.
(2) (a) À l’étranger, la Chine de Xi n’a jamais autant été soucieuse d’hégémonie pour façonner l’ordre mondial. (Libé 08/01/18)
(b) ...la Chine n’a jamais été autant soucieuse d’hégémonie pour...
Le référent du GN construit autour du Np n’est manifestement pas identique à celui du Np seul. L’énoncé (1a) renvoie non pas simplement au référent initial de Doriot, mais à « Doriot tel qu’il est après 1940 », opposé dans le même énoncé à « Doriot tel qu’il est avant 1940 ». On constate également que (2a) n’est pas l’équivalent de (2b). L’énoncé (2a) ne parle pas de la Chine en elle-même, mais de la Chine telle qu’elle est devenue depuis qu’elle est dirigée par Xi.
Pour comprendre plus précisément l’énoncé (1), il faut évidemment le replacer dans le contexte du roman, qui présente les deux images que le texte suggère de construire du personnage. C’est pourquoi, pour ce type de GN, j’ai proposé de parler de référent discursif : c’est en effet dans le cadre d’un discours qu’est construit le référent, à partir de caractéristiques qui s’ajoutent à la connaissance initialement partagée.
Le contexte immédiat peut aussi, parfois, donner les indications nécessaires à la construction de ce référent discursif, comme le fait par exemple (3), en explicitant dans la seconde phrase ce qu’on entend par la France de MM. Barthou... :
(3) Comment ne pas se sentir dupés et pipés par la France de MM. Barthou, Poincaré, Briand, Herriot ? France des demi-mesures, des petites lâchetés, des compromissions sans gloire. France prosaïque, anémiée, rechignée. (D. Fernandez, Porfirio et Constance, p. 44)
1.2. Dans les exemples (1-3), c’est le complément de nom qui permet de construire le référent discursif. Le même rôle peut être joué par une proposition relative, comme c’est le cas dans les énoncés (4) et (5) :
(4) (a) La France que ma mère évoquait dans ses descriptions lyriques et inspirées depuis ma plus tendre enfance avait fini par devenir pour moi un mythe fabuleux. (R.Gary, La Promesse de l’aube, Folio, p. 44)
(b) La France avait fini par devenir pour moi un mythe fabuleux.
(5) (a) Goethe reconnut aussitôt la Bettina que, treize ans auparavant, il avait décidé de ne jamais revoir. (M.Kundera, l’Immortalité, p.89)
(b) Goethe reconnut aussitôt Bettina, que treize ans auparavant il avait décidé de ne jamais revoir.
On voit bien que (4a) et (5a) n’ont pas le même sens que (4b) et (5b). Le référent des GN constitués par Np et une relative ne se confond pas avec le référent initial de Np. Le contenu de la relative qui suit le Np permet de construire une certaine image de son référent (ce qui est souligné dans (4a) par le mot mythe), et c’est de cette image qu’il s’agit dans l’énoncé : (4a) peut être vrai sans que (4b) le soit. La relative a, dans ces constructions, une valeur restrictive, comme le montre bien la différence entre (5a) et (5b) : la relative est explicative dans (5b) seulement.
Comme dans la construction précédente, les propriétés du référent discursif peuvent être explicitées dans l’énoncé :
(6) Cet aveu révèle l’autre visage de l’Ava Gardner sulfureuse et amicale à laquelle Françoise Sagan et Frédéric Mitterrand rendent hommage dans ce numéro. (Elle, février 1990)
Dans le GN, c’est la relative qui définit l’image d’Ava Gardner qui est prise en compte ; les adjectifs sulfureuse et amicale sont, eux, purement descriptifs. Ils pourraient être supprimés sans altérer la construction du référent discursif, comme l’illustre fort bien l’énoncé (7), où les éléments descriptifs sont mis entre parenthèses :
(7) … en un mot, le Lynch qu’on aime (obscur, inconscient, malade, …) de préférence au Lynch qui s’aime (maître de son sujet, conscient de ses tours, manager et publicitaire de sa propre réputation) (Libé, 24/10/90)
Cet énoncé construit une opposition entre le Lynch qu’on aime et le Lynch qui s’aime, les adjectifs entre parenthèses n’étant là que pour aider à se représenter les deux images opposées par les relatives.
1.3. Si les adjectifs des énoncés cités ci-dessus n’ont qu’une valeur descriptive, certains adjectifs peuvent à eux seuls servir à établir un contraste entre plusieurs images du référent initial, et jouer donc le même rôle que les compléments en de et les relatives restrictives. C’est le cas notamment des adjectifs de relation. Ces adjectifs se rattachent à la construction de GN (la politique universitaire / de l’Université, la police parisienne / de Paris), et il n’est donc pas étonnant qu’ils puissent jouer le même rôle que les compléments cités ci-dessus en 1.1. Cette équivalence est illustrée de façon frappante dans (8) :
(8) Le Paris populaire, le Paris des pauvres s’était permis (…) de gagner un peu de terrain sur le Paris des riches. (D. Fernandez, Porfirio et Constance, p.474)
Le Paris populaire est équivalent à le Paris du peuple, d’où la possibilité de reprendre ce GN par le Paris des pauvres, où on retrouve la construction le Np de N. L’adjectif relationnel permet donc de construire l’image discursive du référent dans le domaine défini par le sens de l’adjectif : le Paris populaire, c’est « le Paris du peuple ». Cet exemple montre bien qu’il s’agit là de la construction d’une image, et non d’un « fractionnement » ou d’une « manifestation » du référent, comme l’affirme Kerstin Jonasson (1994 : 53 sq.) : le Paris populaire n’est pas une partie de Paris ; le « peuple » n’est pas rassemblé dans un ghetto, mais disséminé dans différentes parties de la ville. Ce serait la même chose pour des GN comme le Paris touristique (les touristes visitent différents endroits de Paris), ou le Paris gastronomique (les restaurants gastronomiques ne définissent pas une ‘partie’ de Paris).
Une image du référent initial du Np peut aussi être construite par des adjectifs qui entrent dans ce que M. Noailly (1999) a appelé un système contrastif. Ces adjectifs sont le plus souvent antéposés : c’est le cas de vieux, vrai, ancien, nouveau, premier, dernier, meilleur, pire, etc. On peut ainsi construire des oppositions comme l’ancienne Varsovie / la nouvelle Varsovie, le meilleur Hugo / le pire Hugo. Certains contextes explicitent la valeur contrastive de ces constructions, comme par exemple dans les énoncés (9) et (10) :
(9) Le premier Julien Sorel , quand il arrive comme précepteur, n’est pas aussi « dense » que le Julien Sorel de l’exécution finale. (cité dans Gary-Prieur 1994 : 116)
(10) La vieille Ankara achève de faire oublier la cité moderne » (id.)
L’énoncé (9) est intéressant parce qu’il montre l’équivalence, sur le plan référentiel, de la construction à adjectif (le premier Julien Sorel) et de la construction à complément de nom (le Julien Sorel de l’exécution finale) : les deux servent à construire un référent discursif qui est non pas le personnage Julien Sorel, mais une image de ce personnage.
Mais même si le contexte n’explicite pas de contraste, un GN où le Np est précédé d’un de ces adjectifs construit une image qui s’oppose à d’autres selon le sens de l’adjectif :
(11) Elle était tellement heureuse de retrouver le vrai Stevie. (cité dans Gary-Prieur 1994 : 116)
(12) Souriant, détendu, parfaitement à l’aise à bord du jet privé et de la Cadillac mise à sa disposition, le nouveau Walesa a donc tout fait pour impressionner les Américains. (id. p.117)
(13) Le nouveau Fleury-Michon est arrivé (titre) [...] L’entreprise cotée mais toujours familiale entame une vaste opération de transformation […]. Deuxième axe phare du Fleury-Michon nouveau : soigner la qualité de ses filières. (JDD, 08/04/18, p.14)
Comme vrai est le contraire de faux, on comprend que, dans (11), le vrai Stevie renvoie à une image du référent qui s’oppose à toute une série d’autres images où, pour le locuteur, il s’agirait d’un « faux Stevie ». Dans (12), le nouveau Walesa s’oppose évidemment à l’ancien Walesa, qui était ouvrier et ne se déplaçait ni en jet ni en Cadillac. L’énoncé (13) est intéressant en ce qu’il montre l’équivalence, dans certains cas, des constructions le nouveau Np et le Np nouveau, la seconde évoquant évidemment le célèbre Beaujolais nouveau.
Dans les trois constructions que nous venons de présenter, l’article défini impose au référent discursif une certaine stabilité : cet article comporte en effet le présupposé que le référent du GN qu’il introduit relève de la mémoire discursive partagée par les interlocuteurs. Avec l’article indéfini, la construction du référent discursif opère d’une tout autre façon.
2. Les GN de la forme [un Np Expansion] :
construction d’une image instantanée du référent
La différence entre les GN défini et indéfini peut être mise en évidence en comparant les exemples suivants :
(1) Nous avancions péniblement dans un Berlin brumeux.
(2) *Nous avancions péniblement dans le Berlin brumeux.
(3) Nous avancions péniblement dans le Berlin brumeux de cette soirée d’automne.
On voit que l’adjectif brumeux suffit à définir l’image de Berlin à laquelle on se réfère dans (1). Ce n’est pas le cas dans (2) car cet adjectif n’est pas du type de ceux que nous avons définis dans le point précédent : il est purement descriptif, et ne permet donc pas d’identifier hors de l’énoncé une image stable du référent à laquelle renverrait le GN défini ; c’est le complément en de qui, dans (3), opère cette identification.
L’article indéfini, lui, n’implique aucun présupposé d’existence du référent du GN, et permet donc d’introduire un objet nouveau dans la singularité du discours. L’image de Berlin à laquelle se réfère (1) se définit dans la temporalité de l’énoncé : c’est « Berlin tel qu’il était (brumeux) au moment où nous y avancions péniblement ». C’est pourquoi je parlerai ici d’images instantanées, opposées aux images stables du point précédent.
Le référent discursif introduit par ces GN indéfinis dépend strictement des indications temporelles ou modales qui se trouvent dans l’énoncé. C’est pourquoi on observe que, contrairement à ce qu’on a vu dans le point précédent, le Np n’a pour expansion que des adjectifs ou des propositions relatives, c’est-à-dire des expansions qui ont une valeur prédicative : les compléments de nom comme le Paris de Zola ou le Pierre de mon enfance, qui permettent la création d’une image hors énoncé, ne sont pas possibles (*un Paris de Zola, *un Pierre de mon enfance).
2.1. Le référent discursif et la temporalité de l’énoncé
Les GN qui construisent une image instantanée du référent se trouvent très souvent dans des contextes qui donnent une indication explicite de temps :
(4) (a) Ce jour-là, j’avais vu un Arsène Lupin que j’ignorais, faible, abattu, les yeux las de pleurer… (M. Leblanc, L’aiguille creuse,)
(b) Ce jour-là, j’avais vu l’Arsène Lupin des grands jours.
(5) C’est avec cette Chine-là qu’il faudra composer en 2018. Et avec un Xi Jinping déterminé face à un Donald Trump délégitimé. (Libé,02/01/18)
L’image d’Arsène Lupin construite dans (4a) par un Arsène Lupin que j’ignorais, et décrite dans la suite de l’énoncé (faible, abattu…), n’a d’existence que dans le cadre temporel délimité par ce jour-là. Il n’en serait pas de même dans (4b), où le GN défini construit une image d’Arsène Lupin présupposée connue, et qui est donc indépendante de l’indication temporelle donnée par ce jour-là.
Dans (5), les images de Xi Jinping et Donald Trump se construisent dans le temps défini par la date, en 2018. Les adjectifs qui servent à construire ces images sont des participes passés (déterminé, délégitimé), qui gardent de leur origine verbale un certain rapport au temps. On remarque d’ailleurs que les participes, passés ou présents, sont très fréquents dans les GN indéfinis du type que nous examinons ici. Voici quelques exemples relevés dans Gary-Prieur (1994 : 156-157) : une Hermione éructante, un Marcel étonnant sa mère, un Jean-Marie soudain exilé, une Europe brusquement désorientée, un Moscou décoré de calicots blancs….
Quand l’expansion du Np est une proposition relative, on remarque que le temps de cette relative est en corrélation avec celui de la phrase, et l’on peut encore observer sur ce point la différence avec les GN définis :
(6) (a) Ils retrouvèrent à Palerme un Lucciano Leggio à qui les joies de la clandestinité semblaient (*semblent) réussir. (F. Calvi, La vie quotidienne de la Maffia de 1950 à nos jours, p.70)
(b) Ils retrouvèrent à Palerme le Lucciano Leggio à qui les joies de la clandestinité semblent (semblaient) réussir.
L’image construite dans (6a) du référent de Lucciano Leggio est contemporaine du moment auquel se réfère le passé simple retrouvèrent, tandis que dans (6b), l’image construite par le GN défini se situe en dehors de la temporalité de l’énoncé, elle est présupposée connue, et c’est pourquoi un présent est possible dans la relative.
2.2. Le référent discursif et les mondes possibles
Dans les énoncés que nous venons de présenter, l’image du référent du Np tête d’un GN indéfini est construite dans le monde réel, défini comme celui où se déroule l’acte d’énonciation. Mais l’énoncé peut aussi contenir des marques qui construisent un monde possible, défini comme un espace mental distinct de ce monde réel. Il peut s’agir d’un monde imaginé, comme dans les énoncés suivants :
(7) (Xi Jinping)…habité par la vision d’une Chine conquérante et sans complexe, nouvelle puissance planétaire. (Libé, 02/01/18)
(8) La tâche du nouveau dirigeant est donc immense : redonner vie à l’idée d’une Inde plurielle, chère au Parti du Congrès. (M., 15/12/17)
(9) M.Bridenstine décrit une Amérique au bord du « syndrome Sputnik ». (M., 26/12/17)
(10) À Addis-Abeba, le rêve d’une Afrique sans frontière passe un cap. (titre dans Libé, 31/01/18)
(11) Je n’ai jamais pu me débarrasser entièrement de cette image féerique d’une France de héros et de vertus exemplaires. (R.Gary, La Promesse de l’aube, Folio, p. 51)
J’ai souligné dans chacun de ces énoncés le terme qui donne accès à un monde distinct du monde réel. Dans (7), l’image construite du référent de la Chine se situe dans une vision de Xi Jinping. Dans (8), une Inde plurielle est présentée comme une idée chère au Parti du Congrès, et non comme la réalité de l’Inde. Dans (9), l’image construite de l’Amérique relève de la description qu’en fait M.Bridenstine ; celle de l’Afrique donnée en (10) se situe dans le domaine du rêve. Et celle de la France évoquée dans (11) est présentée comme une image féerique.
L’image du référent initial du Np peut aussi se situer dans un monde contrefactuel, comme c’est le cas dans les énoncés suivants :
(12) Un Barnier président de la Commission ferait les affaires de Macron qui veut un Français à la tête de l’exécutif communautaire. (Libé, 18/12/17)
(13) Je veux un Bercy ouvert sur les citoyens (Bruno Lemaire à FI, 12/12/17)
(14) C’est toute la région qui serait menacée par un Saddam Hussein revanchard. (Libé, 23/02/91)
Le monde évoqué dans (13), où le Ministère des finances serait ouvert sur les citoyens est celui d’un souhait exprimé par Bruno Lemaire, et l’on comprend en l’écoutant que ce n’est pas le cas dans le monde réel. Dans (12) et (14), les formes de conditionnel ouvrent dans l’énoncé un monde hypothétique : dans le monde réel, Barnier n’est pas (en tout cas au moment de l’énonciation de (12)) président de la Commission Européenne, et l’on sait que dans la réalité, Saddam Hussein n’a pas eu l’opportunité de prendre une revanche et de menacer toute la région.
La différence entre les images construites par un GN indéfini et un GN défini est particulièrement bien explicitée dans (15) :
(15) Le Np qui, dans les énoncés à l’indicatif, désigne le Socrate réel, aurait la propriété de désigner, dans les énoncés irréels, un Socrate possible. (J.-C. Pariente, Langages n°66, p.40)
Il faut noter la différence, parfois subtile, entre ces images introduites par l’indéfini et le Np employé seul (voir III). On opposera, par exemple (16) à (17), qui à première vue semblent pourtant très proches :
(16) Je me promenais ce matin-là dans un Paris désert.
(17) Je me promenais ce matin-là dans Paris désert.
Une différence apparaît toutefois quand on remarque que seul (17) peut être décomposé en deux énoncés distincts :
(17’) Je me promenais dans Paris. Paris était désert.
(16’) *Je me promenais dans un Paris. Paris était désert.
La comparaison montre que dans (16), on ne peut pas dissocier l’adjectif du Np et faire apparaître le référent initial de Paris dans sa globalité : conformément au sens de l’article indéfini, c’est un « nouveau référent » qui est construit par le GN, même si ce nouveau référent est une image du référent initial (pour une analyse proche, voir II, 1.2.2., exemple (9)).
3. Un individu pluriel
La construction d’images discursives du référent initial du Np conduit tout naturellement à la possibilité de trouver des GN au pluriel lorsqu’on oppose ou qu’on accumule plusieurs images du même individu. C’est le cas par exemple dans (1) et (2) :
(1) La coloration vive de ses joues [les joues de Casey] à ce moment-là et la façon dont elle dresse la tête sont excitantes […]. Rien à voir avec la femme bleue aux sourcils froncés de la plage. Lily a brusquement le sentiment très perturbant qu’aucune de ces deux Casey n’a la moindre ressemblance avec la femme qu’elle considère comme sa vieille amie. (Isabel Huggan, On ne sait jamais, L’Instant même, Québec, 1986, p. 87)
(2) […] il est question d’un Socrate possible. […] Il y en a autant qu’on en veut de Socrate possibles. (J.-C. Pariente, Langages n° 66, p.40))
(3) Il y a à l’évidence deux Yann Moix. Le premier, à qui j’ai parlé au téléphone [...]. Le second, auteur d’un brûlot dans Libération. (le préfet de Calais, dans Libé, 26/01/18)
Dans (1), le texte construit dans les deux premières phrases deux visions successives du personnage nommé Casey, qui sont reprises dans la troisième par la forme de pluriel ces deux Casey ; le référent initial du Np Casey, auquel renvoie le GN la femme qu’elle considère comme sa vieille amie, étant par la suite opposé à chacune de ces deux images. Dans (3), l’énonciateur veut indiquer la duplicité du référent du Np, dont les comportements lui semblent contradictoires. Dans (2), le GN autant qu’on en veut de Socrate possibles construit un pluriel qui se déduit logiquement du singulier qui le précède. L’article indéfini indique en effet qu’on sélectionne un élément d’un ensemble, donc un Socrate possible implique l’existence d’autres « Socrate possibles ».
Le référent initial du Np peut même apparaître comme la somme des images susceptibles d’être construites de lui, comme dans (4) :
(4) Il était Copi. Dessinateur ? Écrivain ? Acteur ? Tous les Copi sont morts ce matin. (Libé, titre, le jour de la mort de Copi, 14/12/1987)
Les trois interrogations évoquent trois aspects de la personnalité de Copi, et le GN pluriel qui suit rassemble ces aspects, en y ajoutant toutes les autres images qu’on peut avoir de l’individu Copi. Il n’y a pas équivalence entre Copi est mort, énoncé qui donne une information sur un individu simplement identifié par son nom et tous les Copi sont morts, énoncé qui évoque la multiplicité des images qu’on peut associer au référent du Np selon qu’on met en avant telle ou telle de ses propriétés.
On voit que le Np, dans ce type de GN, oppose une résistance à la forme de pluriel, ce qui s’explique par la persistance de la relation associant à tout Np un référent initial singulier. Il n’empêche qu’on peut aussi rencontrer des Np portant la marque du pluriel, comme dans les titres suivants souvent cités : Venises (roman de Paul Morand), Toscanes (roman de Pierre-Jean Rémy). Chacun de ces livres présente une multiplicité d’images du référent initial, la ville de Venise pour Morand, la province de Toscane pour Rémy (dont on peut penser qu’il a peut-être délibérément repris l’idée qu’a eue Morand de pluraliser le référent). On peut noter qu’à la parution de Venises, certains critiques ont parlé de « faute d’orthographe », bien que Morand ait clairement justifié la graphie choisie. L’ordinateur est de leur avis : il « refuse » la forme Venises, alors qu’il « accepte » Toscanes… C’est probablement parce qu’il est plus difficile de pluraliser un nom de ville qu’un nom de province : comme les personnes, les villes sont perçues comme des points (donc singuliers), alors que les régions ont une certaine étendue, rendant concevable une pluralisation que l’usage entérine parfois, par exemple pour les Flandres.
Les Np, en dehors de leur emploi strictement référentiel (III), ont donc la possibilité de s’inscrire dans toutes les structures possibles du GN : ils se comportent, sur le plan syntaxique, exactement comme les autres noms. L’insertion d’un Np dans un GN le conduit, sur le plan sémantique, à dépasser sa fonction référentielle de base pour construire de son référent différents types d’images en fonction du déterminant et des éventuels compléments qui l’entourent dans ce GN. Un Np donne ainsi la possibilité de démultiplier l’individu qui est son référent initial, et d’en montrer ce qu’on pourrait appeler la « pluralité interne ».
VI. Le Np comme nom de série (M. N.)
Rien ne s’oppose plus à l’idée de série que le Np dans son emploi standard. Pourtant, le Np peut, à l’occasion, être exploité comme nom de série, et cela, dans plusieurs configurations assez différentes. On préfère parler ici de série plutôt que de classe, dans la mesure où les individus rassemblés n’ont pas les propriété communes qui d’ordinaire permettent de définir une classe. La transformation du Np en nom de série s’opère grâce à un déterminant pluriel, le plus souvent les, parfois des. Ce déterminant tantôt est couplé avec un -s final porté par le Np lui-même, tantôt est la seule marque de pluriel du groupe. En ce cas, le déterminant les supporte seul l’expression de la pluralité, et déclenche, quand le groupe est sujet, les accords des verbes au pluriel. À l’inverse, un Np sujet, pourvu d’une marque apparente de pluriel, -s, mais sans déterminant, n’est pas capable à lui seul de déclencher un pluriel syntaxique :
(1) Dassault Systèmes a publié mercredi 25 avril un bénéfice en hausse de 12%. (M. Sup. Economie et Entreprise, 26/04/18, p. 4)
(2) Antilles naviguait à 16,5 nœuds lorsqu’il s’est échoué. (M. 15/01/1971)
Les Np se rencontre avec trois interprétations différentes, examinées successivement ci-dessous.
1. Les noms collectifs
De la même façon qu’un Np vise en emploi standard un individu particulier, les Np peut être employé pour identifier un ensemble non différencié, familial (ou para-familial, quand il s’agit d’une communauté de gens) ; géographique, quand on traite de noms de lieux. Ces emplois opèrent une désignation directe, tout à fait de la même manière que Np seul.
Pour ce qui est des réalités géographiques, le pluriel vise l’ensemble stable que constitue soit un même archipel d’îles, soit une même chaîne de montagnes (voir également II.) : les Cyclades, les Baléares, les Bermudes, les Açores, les Maldives, les Seychelles ; les Pyrénées, les Abruzzes, les Cévennes, les Vosges, les Dolomites. Dans ce cas-là, la marque du pluriel est portée à la fois par le déterminant les et par le -s du Np. Ce Np pluriel est la plupart du temps un plurale tantum. Le déterminant fait partie du Np, auquel il est intégré, comme le sont le/la devant les noms de pays et de fleuves au singulier. L’exemple des Cyclades est un peu différent des autres. D’une part, on peut dire une Cyclade (mais pas une Bermude, ni *une Maldive, encore moins *une Pyrénée ou *une Vosge). D’autre part, on va dans les Cyclades, mais aux Maldives, aux Bermudes. La cause de cette différence de traitement nous paraît due au degré d’éloignement de ces différents archipels, qui fait considérer les lieux plus proches comme des espaces, et les plus éloignés comme des points (I.1). Toutefois, le contre-exemple apparent des Baléares (on va aux Baléares) nous fait douter de la validité de cette hypothèse.
Les Np de personnes précédés de les peuvent servir de même à viser une entité complexe, composée de deux ou plus de deux membres : ce peut être le couple (les Dubois sont en retard) ; une famille plus large, connue du locuteur (les Rustin étaient douze pour Noël) ; une famille connue dans le grand public, les Bettencourt, les Agnelli, les Rockefeller. Mais il peut s’agir aussi d’ensembles musicaux comme les Matheus, les Beatles, ou de ces personnels que l’on identifie par le nom de l’entreprise où ils travaillent : les Lip, les Whirlpool, collectifs dont la cohésion se manifeste en général dans les circonstances difficiles de fermetures d’usines. De fait, ce peut être tout regroupement durable participant d’une entreprise commune, les centres Leclerc (7) ou une promotion de l’ENA (8). À ce moment-là, le Np retenu, qui n’est pas à proprement parler le Np de chacun des individus concernés, fonctionne néanmoins comme celui sous lequel ils ont choisi d’être rangés collectivement.
(3) Claudia travaille depuis une trentaine d’années […] Chez les Solal, produire l’art en toute liberté, c’est d’abord le travail entêté. (M. 24/11/17, p. 17, à propos de Claudia Solal, fille de Martial Solal et chanteuse)
(4) Pour les dirigeants d’Exxon Mobil, pas de pires activistes que les Rockefeller, descendants turbulents du fondateur du géant pétrolier. (M.12/12, p.25)
(5) Les Lip, comme on dit à Besançon (FI, 27/08/1973)
(6) En 2005, les Whirlpool avaient accepté un plan pour maintenir l’activité du site, intitulé "Optima". Ils avaient à l’époque abandonné des primes, des RTT, accepté la rotation en deux-huit et le travail le samedi. (Marianne n° 1089, 26/01/18)
(7) Alors j’ai montré que nous, les Leclerc, ne pouvions pas tout supporter . (Interview d’Édouard Leclerc, désignant ainsi les directeurs des centres Leclerc, Les Informations, n°1529, p. 42)
(8) Bien sûr, aucun des « Senghor » comme on les surnomme ne reconnaîtra […] devoir quoi que ce soit à la puissance de son réseau. (M.Magazine, 28/04/18, p. 22, à propos des énarques de la promotion Senghor)
Ici, le marquage du pluriel n’est pas le même que pour les noms géographiques. Il est l’affaire du déterminant les seul, mais le Np, lui, ne prend pas de -s, comme s’il fallait que le lecteur puisse identifier le Np de personne sous une apparence absolument inchangée. Et si on cite souvent le pluriel les Bourbons, ce n’est guère que l’exception qui confirme la règle, et c’est un usage qui n’a aucune pertinence grammaticale particulière.
Les Dubois, n’est pas, au point de vue de la logique, le pluriel de Dubois, car par définition, un référent humain est une entité non reproductible. C’est encore moins le pluriel de un Dubois, qui serait dénominatif (voir V.2. ci-dessous). Certes la présence de l’article défini pluriel manifeste la pluralité du référent, mais il s’agit d’une sorte de pluralité interne, pour les humains comme pour les îles ou les montagnes. Il serait plus exact de parler d’une appréhension collective de la référence.
Par ailleurs, s’ils acceptent parfaitement d’être précédés de les, ces collectifs peuvent-ils connaître d’autres déterminants que celui-là ? On peut bien sûr dire Il y avait plusieurs Dubois dans mon lycée, et syntaxiquement, rien ne s’y oppose, mais il semble qu’on revienne alors à l’interprétation dénominative (voir V.2. ci-dessous).
Le cas des Lip, Whirlpool, Leclerc et autres Senghor est sans doute un peu différent, dans la mesure où on désigne un ensemble de personnes par un Np qui, de fait, n’est pas le leur. Il semble alors plus facile d’accepter que le pluriel en les de (5-8) puisse faire l’objet de variations, et bien que nous n’ayons pas d’attestation de ce phénomène, il nous semble qu’on peut dire Plusieurs Whirlpool ont été réemployés sur place, deux (ex-)Senghor travaillent au ministère. Sans doute est-ce plus facile ici parce que toute interprétation dénominative est bloquée, le nom dont il s’agit n’étant pas le Np originel des membres du groupe concerné.
Tous ces emplois, qu’ils renvoient à des entités géographiques ou humaines, ne diffèrent de l’emploi standard du Np que par le fait que la désignation est collective, mais pour le reste, ils sont standards, dans la mesure où le Np vise de façon directe une entité donnée pour unique en son genre, dont l’existence est ainsi présupposée connue, et que locuteur et interlocuteur sont capables de situer en mémoire discursive. Ils diffèrent en cela des deux catégories suivantes, dans lesquelles l’accès à la référence est, d’une certaine manière, contourné.
2. Les emplois dénominatifs
Les emplois dits dénominatifs se distinguent clairement des cas précédents. Il s’agit d’employer le Np comme prédicat de dénomination. Quand je dis un Np, j’entends alors ‘un qui est appelé Np’. Georges Kleiber, qui, au départ (1981), avait imaginé faire du « prédicat de dénomination » (Np = le X appelé Np) le sens des Np dans tous leurs emplois, est revenu sur cette hypothèse une dizaine d’années plus tard, et n’a maintenu cette explication que pour les emplois dénominatifs. Ces emplois concernent au premier chef les noms de personnes, mais aussi les noms de villes, bourgades, villages. Les noms de pays et de fleuves, en principe, ne sont pas concernés, dans la mesure où il n’y a pratiquement pas d’homonymies dans ce domaine dénominatif.
À l’oral, ces emplois sont marqués par une légère rupture intonative entre le déterminant et le Np. À l’écrit, ces formes se distinguent là encore des Nc par l’invariabilité de leur pluriel : les Lise sont spontanées et directes.
Ces « prédicats de dénomination » se réalisent soit au singulier sous la forme un Np (un certain / dénommé Np), soit au pluriel, avec l’article défini, les Np, ou avec l’indéfini, des Np, ou avec d’autres déterminants, tout à fait librement. Seul le défini singulier semble exclu. Cela met en évidence la différence entre ces constructions et les Nc à interprétation générique qui, eux, se réalisent soit avec les N, soit avec le N (les hiboux / le hibou vole(nt) la nuit). Comme les exemples ci-dessous le montrent, dans cet emploi dénominatif, le pluriel en les/des Np n’a qu’un correspondant singulier : un Np. Le Np employé seul est exclu, car il renvoie nécessairement au référent lui-même, et pas à son nom. Paris ou Jeanne, ne peuvent être employés tels quels avec un sens dénominatif.
(9) (a) Il y avait trois Jeanne dans ma classe, et plusieurs Françoise
(b) L’annuaire des communes de France recense plus de cent Villeneuve
(c) Des Noailly, il y en a beaucoup dans l’annuaire de la Loire
(d) Les Chassaing sont nombreux dans le Lot
(10) (a) Un (dénommé/certain) Georges t’a demandée au téléphone.
(b) Je n’ai rencontré qu’un seul Philippe / Dubois dans ma vie professionnelle.
(c) Il y a un Brest en Russie.
Les emplois dénominatifs sont de deux types principaux. Dans l’un des cas, un Np est retenu comme nom de série quand on le découvre commun à plus d’une entité, et qu’on souhaite construire, dans le discours, une série réunissant ces entités porteuses du même nom, les X appelés Np (9). Les entités ainsi rangées ensemble, sous un même « prédicat de dénomination » ne sont pas censées avoir d’autre trait commun que celui-là, justement : porter le même nom. (On excepte les répertoires de prénoms qui prétendent attribuer de façon stable un certain nombre de traits de caractère aux porteurs : les Victoire sont courtoises et raffinées). En principe, l’ensemble qu’on cherche à désigner ainsi est construit dans/par le discours et n’a pas de pérennité en langue.
Dans l’autre cas, il s’agira d’un seul individu, qu’un locuteur va introduire dans un univers de discours, et présenter en quelque sorte à l’interlocuteur (10). Là encore, le « prédicat de dénomination » ne peut servir qu’une fois, la première, quand le nouveau référent dont il s’agit est présenté. On dit d’abord un certain/dénommé Dorval, puis éventuellement ce Dorval (III.2.1), puis Dorval. Une fois l’entité concernée dûment introduite dans l’espace discursif, elle est identifiée, authentifiée dans la mémoire discursive des locuteurs, et un nouveau recours au prédicat de dénomination serait aberrant.
Les occurrences dénominatives au singulier impliquent-elles, en arrière-plan, la constitution d’une série ? Oui et non. Dans un (certain) Georges t’a demandée ce matin, on ne dit pas que c’est un Georges parmi d’autres possibles. La sélection exclusive du déterminant indéfini un(-e) implique bien l’existence d’une classe, mais d’une classe non nommée (disons la classe des X) et c’est à l’intérieur de cette classe que, dans un second temps, le Np vient opérer une sélection : « un certain X non identifié, mais nommé Georges ». Et c’est parce qu’il n’y a pas encore identification du référent que ces formules peuvent donner lieu à anaphore (cf. III.2.1.) : un certain Georges […] ce Georges…
Dans les emplois dénominatifs, le Np est exploité en tant que forme pure, sans que soit assigné à son référent quoi que ce soit de plus. C’est ce qui apparaît dans certains de ces contextes, avec la présence d’un adjectif antéposé, nommé, dénommé, explicitant le pur processus de la dénomination. Ainsi dans les exemples précédents (un X appelé Paris, trois X appelés Jeanne), ou encore dans le suivant (emprunté à S. Leroy 2004) :
(11) Il y a un Laurent Pasquier, même nom et même prénom, qui vient de recevoir le ruban rouge. (Duhamel, Le désert de Bièvres)
3. Le passage au nom d’une classe, par antonomase
Il est très facile, et très commun dans l’usage, de se servir d’un Np pour bâtir, autour de la personnalité de son porteur initial, une classe plus ou moins éphémère : celle des gens qui lui ressemblent (peu ou prou !) et qu’on va choisir de désigner par le nom de leur illustre « parangon ». On va ainsi, en quelque sorte, les classer. Notons que le « parangon » à l’origine de la dénomination n’est en principe pas inclus dans la série ainsi construite (c’est clair dans (13) ci-dessous). La succession de ces trois exemples empruntés à une actualité récente manifeste clairement comment se construit la classe dont il s’agit :
(12) L’attitude des harceleurs à la Weinstein est totalement dépassée ; sans adéquation avec ce que les femmes sont devenues. ( M. 12/01/18, p. 18)
(13) Le mouvement a signé la fin de l’impunité, emporté d’autres Weinstein, petits ou grands, indifféremment auteurs de viols ou de simples gestes déplacés. (M. 21/21/17, p.28)`
(14) Avez-vous été confrontée à des Harvey Weinstein dans votre carrière ? (M. 28-29/01/18, p. 21, question posée à l’actrice Sandrine Bonnaire par l’intervieweur)
Le nom du producteur américain célèbre depuis peu pour ses frasques est devenu le nom de tous ceux qui se sont livrés aux mêmes débordements. (12) met en place une comparaison entre un Nc de catégorie, les harceleurs, et un Np référant à un particulier, dans une formule syntaxique originale, ‘à la N’, qui est attestée soit avec Nc (à la hussarde), soit avec Np (VI). Le terme comparé, harceleurs, coexiste avec le terme comparant, Weinstein, qui renvoie au porteur initial. Il n’y a pas encore d’antonomase dans ce cas-là. (13) fait aussi, quoique indirectement, référence au porteur initial (‘d’autres’, c’est-à-dire, ‘d’autres que lui’, le parangon). Mais avec (14), la référence à la classe est énoncée beaucoup plus simplement, et le Np est traité syntaxiquement comme un Nc. Il est doté d’un déterminant, d’éventuels modifieurs (on peut imaginer des Weinstein d’opérette, les Weinstein de demain, etc.). Cela dit, les marques propres du Np demeurent : bien sûr, il garde sa majuscule initiale ; et après déterminant pluriel, il ne présente pas de -s à la finale.
Cet emploi n’est pas isolé. Bien au contraire, il s’intègre à un vaste processus, bien décrit par Leroy (2004b : 168-9). Beaucoup d’autres Np de personnages plus ou moins célèbres donnent lieu à la construction discursive d’une classe. Les qualités supposées connues du porteur initial donnent, sans qu’il soit besoin d’un contexte éclairant, le contenu principal à retenir. Ainsi, dans (15), la majorité des auditeurs est censée connaître François Pignon, personnage d’un film populaire, ‘Le dîner de cons’. Dans (16), c’est le prénom seul qui identifie une classe, avec toutefois des guillemets (superflus ?) pour mieux faire admettre la figure.
(15) Les maires ont l’impression d’être pris pour des François Pignon (TV5, 19h25, 23/11/17)
(16) L’animateur Cyril Hanouna l’appelle en direct pour lui annoncer qu’une nuée de « Marylin » dénudées l’attendent devant l’Elysée pour lui souhaiter bon anniversaire. (M. 16/03/18, p. 10)
Mais il peut arriver aussi que la création de telles classes prenne pour parangons de parfaits inconnus, dont le contexte immédiat vient de faire la description. De cette façon, on accède de même à un ‘contenu’ suffisant pour la création d’une très éphémère série. Les deux exemples suivants présentent ces ‘séries’ sur la base des prénoms des modèles, mais des noms de famille seraient également possibles :
(17) Sur la ZAD, tous ne sont pas des Jean-Jo, des Camille. (après l’interview de deux membres de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dont nous a été livré le seul prénom, Jean-Jo, pour l’un, Camille, pour l’autre. LCI, 17/118, 19h)
(18) Y en a beaucoup, des Margot ? (TV5, 02/11/17, après l’interview d’une femme prénommée Margot, partie en Syrie avec Daech)
À la différence du cas d’Harvey Weinstein, dont le nom porte désormais une étiquette descriptive assez précise et pour quelque temps durable, les personnes concernées ici ne sont connues que dans le cadre de ces interviews particulières. Et ce sont les informations préalablement fournies dans le discours immédiatement précédent qui permettent de construire la classe de ceux qui seraient comme eux, en (17) les Zadistes, en (18), les jeunes femmes parties sous Daech. Comme le dit S. Leroy (2004b : 169), « l’énonciateur pose l’existence d’une classe, en même temps qu’il la baptise ». Et que ce soit là en l’occurrence d’éphémères créations de discours ne change rien au processus grammatical de catégorisation.
On doit également rattacher à cette capacité de créer à partir d’un Np une nouvelle classe de référents, des emplois au singulier, qui mettent en jeu, d’une autre façon l’existence discursive d’une classe. Dans les deux exemples suivants, Tolstoï et Chaliapine deviennent des noms de ‘types’, dont le narrateur se flatte de pouvoir être l’un des représentants. Le superlatif de (19) suffit à dire ‘un parmi d’autres’, et le déterminant ‘quelque’ de (20) dit à peu près la même chose (‘quelque‘, c’est-à-dire ‘un quelconque dans la série’) :
(19) Il me fallait en toute hâte écrire le chef d’œuvre immortel, lequel, en faisant de moi le plus jeune Tolstoï de tous les temps, me permettrait… (R. Gary, La promesse de l’aube, p. 174)
(20) …afin de juger si je n’avais pas en moi la graine de quelque Chaliapine futur (R. Gary, La Promesse de l’aube, p. 99)
Les toponymes semblent échapper à cette transformation, sauf quand ils deviennent des noms d’événements (VII.3.1.2.), comme en (21) :
(21) Nous, en Afghanistan, on a un Bataclan tous les deux jours ! À part ça, ça va ! (dessin de Plantu, M. 30/01/18, p.1)
D’autres noms propres, qui au départ ont subi le même sort ont, avec le temps, évolué jusqu’à, pour certains, devenir des noms communs à part entière, disponibles sans même que subsiste en arrière-plan le moindre souvenir du ‘parangon’. Ce transfert dans la catégorie des Nc est en général sanctionné par une initiale minuscule et la marque -s du pluriel : c’est le cas des mécènes, des harpagons, des tartuffes, des hercules et des apollons (VI). Don Juan est à moitié préservé : la forme étrangère du mot fait qu’il a de bonnes chances de ne pas être affecté d’un -s de pluriel, mais il aura la minuscule initiale : des don juan de sous-préfecture .
On voit que, syntaxiquement, ces formations ne soulèvent aucun problème (comme on le verra plus en détail au chapitre VI) : la présence d’un déterminant, défini pluriel, indéfini pluriel ou indéfini singulier, déclenche, par un automatisme syntaxique, l’établissement d’une classe nouvelle de référents, qui partage avec le porteur initial un certain nombre de traits (un contenu). Si les déterminants sont les mêmes que ceux qui figurent dans la section 2. (emplois dénominatifs), l’analyse est totalement distincte. Dans les emplois dénominatifs, le Np retenu est bel et bien le nom propre des individus qui composent l’ensemble, tandis que, dans l’antonomase, le groupe se voit affecté d’un Np qui, au départ, n’est celui d’aucun des membres de la catégorie. L’interprétation est de même tout à fait différente : autant dans le dénominatif, le Np n’est pertinent que par son identité matérielle, phonique, sans aucun élément supplémentaire de contenu, autant ici, l’unité de la classe se construit sur des éléments de contenu largement partagés. Le Np, dans ces configurations, fait un peu office, si j’ose dire, de prête-nom : l’actualité le propose, comme elle aurait pu en fournir un autre, c’est l’occasion qui en décide.
VII. Du référent à ses propriétés (M.-N. G.-P.)
Jusqu’ici, nous avons examiné des constructions dans lesquelles le Np s’interprète comme renvoyant à son référent initial, soit dans son unité permanente (III.) soit à travers une interprétation discursive qui n’en retient qu’une ou plusieurs image(s) (IV.). Les GN que nous allons examiner maintenant ont en commun de construire un objet qui est différent du référent initial du Np, tout en étant évidemment en relation avec lui. L’interprétation de ces GN impose le recours non seulement à la connaissance de la relation référentielle présupposée entre un Np et l’objet du monde qui porte ce nom, mais aussi à certaines propriétés de cet objet, ce que j’ai appelé, dans Gary-Prieur (1994) le contenu du Np. Ces GN ont en commun avec ceux qui ont été examinés en IV. d’être introduits par un déterminant et, pour certains, de comporter une expansion. Mais ce qu’ils ont de différent, c’est que le référent de ces GN, qui n’est donc pas le référent initial du Np, va se construire, à partir de la connaissance de ce référent initial, par le biais d’une relation métonymique (VI.1.) ou métaphorique (VI.2.). La prise en compte du contenu du Np peut aussi conduire à un usage quasiment adjectival de ce nom (VI.3.)
1. Métonymies
On distinguera les Np de personnes et les Np de lieux, qui n’ont pas exactement le même comportement dans les GN métonymiques.
1.1. Les Np de personnes
Il y a deux cas différents, selon que le déterminant qui introduit le GN est ou non contraint.
1.1.1. Envisageons d’abord les GN qui peuvent être introduits par toutes sortes de déterminants. Des expansions peuvent s’ajouter à la droite du Np, mais elles sont purement descriptives : contrairement à ce qu’on a vu en IV., elles n’interviennent pas dans l’identification du référent ; c’est pourquoi je les ai mises entre parenthèses. On aura par exemple :
(1) Il m’a fait lire du Proust, du Tolstoï et du Dostoïevsky. (R.Gary, La Promesse de l’aube, Folio, p. 205)
(2) Elle nous a joué un Satie (que je ne connaissais pas).
(3) Emporte le dernier Amélie Nothomb pour lire dans le train.
(4) J’ai revendu tous mes Comtesse de Ségur.
(5) L’exposition présente une dizaine de Picasso (de la période bleue).
(6) Ce soir, nous regarderons un (vieux) Truffaut.
(7) Il y a plusieurs (très beaux) Camille Claudel au milieu des Rodin.
Dans cette série d’exemples, le référent des GN dont le Np est la tête n’est pas le référent initial de ce nom, mais un objet (traité comme massif si le déterminant est du, comme comptable dans tous les autres cas) qui est en relation de contiguïté avec lui : du Proust, c’est « des textes de Proust», plusieurs Camille Claudel, c’est « plusieurs sculptures de Camille Claudel ». Pour interpréter l’un de ces GN (s’agit-il d’un livre, d’une sonate ou d’un tableau ?), il faut évidemment avoir une information sur le référent initial du Np. On peut noter que le contexte donne parfois des indications : jouer, dans (2), lire dans (1) et (3), exposition et de la période bleue dans (5), nous regarderons dans (6) par exemple. Mais dans (7), on ne sait qu’il s’agit de sculptures que si on sait qui sont Camille Claudel et Rodin.
Les référents initiaux des Np susceptibles d’entrer dans cette construction appartiennent à une sous-catégorie assez restreinte : il doit s’agir d’artistes reconnus. Même si mon ami Dubois peint de très beaux tableaux, il est peu probable que je puisse dire (8) :
(8) ? J’ai accroché un Dubois (vs un tableau de Dubois) au-dessus de la cheminée.
La possibilité de construire les métonymies illustrées par (1)-(7) dépend donc de la notoriété du référent initial du Np. On peut peut-être rattacher cette construction au phénomène de la signature : le Np de son auteur authentifie une œuvre d’art en y figurant, que ce soit sur la couverture du livre (3-4), dans un angle du tableau (5) ou au générique du film (6). Un Np métonymique, ce serait donc « un objet culturel signé par son auteur ».
On constate en observant ces exemples que le déterminant qui introduit un GN à référent métonymique est une forme de masculin, quel que soit le genre du référent en question et le sexe du référent initial : dans (2), il peut s’agir d’un morceau ou d’une œuvre, d’un exercice ou d’une Gymnopédie ; dans (5), le référent initial de Picasso est un homme, et dans (3) celui d’Amélie Nothomb est une femme. La différence entre référent initial et référent métonymique est bien mise en évidence par la différence de genre, quand on observe les possibilités de reprise. L’énoncé (9) montre que le référent métonymique ne peut être repris dans la continuité du discours que par un pronom masculin:
(9) Emporte le dernier Amélie Nothomb. Il (*elle) est très intéressant.
J’ai longuement discuté, dans Gary-Prieur (1994 ch. IV), cette question du genre imposé dans les GN métonymiques. Je suis arrivée à la conclusion que ces formes de masculin sont en réalité l’équivalent d’un neutre, et se justifient par le fait que le référent métonymique n’est pas un objet clairement distinct de l’activité du référent initial. C’est toute la différence entre une sculpture de Camille Claudel et un Camille Claudel : dans le premier cas, le GN individualise séparément la sculpture et son auteur (« 1) il y a une sculpture 2) elle est de Camille Claudel ») ; le second GN, au contraire, opère une sorte de référence indistincte où l’œuvre n’est pas nettement dissociée de son auteur (« il y a quelque chose qui est le résultat de l’activité artistique de Camille Claudel »).
1.1.2. Si, dans les énoncés qui précèdent, le choix du Np est restreint aux noms de créateurs reconnus, on trouve d’autres constructions métonymiques compatibles avec tous les noms de personnes. Mais c’est le déterminant alors qui est contraint : il s’agit uniquement de GN de la forme du Np, comme dans les énoncés suivants :
(10) Il y a du Bonaparte dans cet homme-là. [il s’agit de Macron] (M., 27/02/18)
(11) Ah ! Voilà Monsieur ce que c’est que d’avoir été bien élevé ! Ceci est du Beauséant tout pur, dit-elle en souriant. (Balzac, le Père Goriot, le Livre de poche, p.101)
(12) Martin Fourcade a fait du grand Martin Fourcade. (FI 22/18, 13h20)
(13) Trump a fait du Trump. (FI, 16/01/18, 19h)
Le référent du GN du Np se construit à partir de connaissances partagées sur le référent initial du Np : dans (10), il est présupposé que le lecteur a en mémoire une idée des comportements qui caractérisent Bonaparte, et dans (11) il est précisé dans la phrase précédente que les Beauséant sont des gens bien élevés. Dans (12), l’énonciateur renvoie à des connaissances partagées sur Martin Fourcade, connaissances très présentes dans le contexte de ces Jeux Olympiques d’hiver où les médias parlaient sans cesse de ce sportif. Dans (13), on présuppose aussi que l’auditeur connaît le « style » de Donald Trump. Les énoncés (12) et (13) illustrent un modèle assez courant, où le même Np a successivement pour fonction de référer à un individu et d’en évoquer les propriétés. Comme les énoncés du paragraphe précédent, ceux-là décrivent une situation qui « porte la marque » du référent initial. Mais ce qu’ils ont de différent, c’est que le référent métonymique n’est pas un objet nettement identifiable. Les GN du Np fonctionnent presque comme des adjectifs, et d’ailleurs on les rencontre très souvent en position d’attribut, comme dans (11) : le démonstratif ceci reprend la situation globale décrite par la phrase précédente et l’attribut qualifie cette situation à partir de propriétés connues du référent initial du Np.
Là encore, on remarque que le GN dont Np est le nom-tête est au masculin même quand le référent initial du Np est de sexe féminin :
(14) * Ce genre de discours, c’est bien de la Merkel !
(15) * Ségolène Royal a fait de la Ségolène Royal.
Comme plus haut, il s’agit d’un neutre imposé par le fait que le référent discursif n’est pas un objet distinct : du Np pourrait être paraphrasé par « une situation, un discours, une action,… caractéristique du référent initial de Np ».
1.2. Les Np de lieu
Les mêmes constructions existent pour les Np de lieu, mais ce qui fait la différence avec les Np de personne, c’est la possibilité d’une lexicalisation du Np qui devient un Nc comme un autre:
(1) Il y a du Balzac (*du balzac) au programme.
(2) Il y a du Champagne (du champagne) avec le dessert.
(3) Le musée vient d’acquérir un Picasso (*un picasso).
(4) Je viens d’acheter un Camembert (un camembert).
La possibilité, et même la fréquence du passage de la majuscule à la minuscule à l’initiale des Np de (2) et (4) indique que l’accès au référent du GN se fait, comme pour un Nc, par l’intermédiaire d’une classe : « un élément de la classe référentielle du nom champagne / camembert ». Les énoncés (1) et (3) montrent que la même chose n’est pas possible avec les Np de personne. Cette différence s’explique par le fait qu’il est plus facile de faire abstraction de la singularité du lieu où a été produit un objet que de celle de la personne qui l’a produit. Un Picasso ne peut être que le résultat de l’activité artistique de l’individu Picasso, tandis qu’un camembert peut être fabriqué ailleurs que dans la ville de Camembert qui est à l’origine de son nom.
Les Nc issus de ces métonymies figurent pour la plupart dans un dictionnaire de langue, avec une définition comparable à celle des autres noms communs:
(5) camembert : n.m. Fromage gras, à pâte molle affinée, cylindrique et peu épais, préparé avec du lait de vache (PR)
On peut très bien savoir ce qu’est un camembert en ignorant tout du référent initial, la petite ville normande qui porte le nom Camembert. Tandis qu’on ne peut savoir ce qu’est un Balzac si l’on ignore qui est le référent initial du Np.
Pour que la lexicalisation opère, il faut néanmoins que le produit ait une notoriété suffisante pour se détacher du référent initial du Np : si champagne, bordeaux ou bourgogne sont enregistrés comme Nc dans tous les dictionnaires de langue, ce n’est pas le cas (du moins pour l’instant) de Monbazillac, Saint-Pourçain ou Sancerre, qui conservent du coup la majuscule initiale. L’enregistrement du nom du produit dans un dictionnaire de langue peut paraître arbitraire. On trouve par exemple dans le Petit Robert valenciennes, nom féminin désignant une dentelle fabriquée à l’origine dans la ville de Valenciennes ; mais bien que Bruges ou Venise soient aussi des villes célèbres pour leurs dentelles, on ne trouve ni *bruges ni *venise. De même, on trouve saxe, nom masculin désignant une porcelaine de Saxe, mais aucun nom commun pour les faïences de Delft ou de Gien.
Les référents de ces GN métonymiques sont toujours des objets produits à l’origine dans le lieu qui est le référent initial du Np. Il peut s’agir de toutes sortes d’objets : vins, fromages, dentelles, faïences, orfèvrerie (du Tolède), couteaux (un Laguiole)… Dans ce type de métonymies, le GN ne prend pas de valeur qualifiante, comme celles qu’on a remarquées plus haut pour les Np de personne :
(6) C’est bien du Trump !
(7) C’est bien du Gien.
Alors que l’énoncé (6), que j’ai noté comme une exclamation, a valeur d’un jugement d’ordre qualitatif (« on reconnaît là la grossièreté bien connue de Trump », par exemple), (7) n’est rien d’autre qu’une identification (« cette assiette est bien une production authentique des faïenceries de Gien ») dépourvue de tout jugement de valeur.
2. Métaphores
Dans les constructions à interprétation métonymique, on a besoin d’une information minimale sur le référent : il faut juste savoir que Np est le nom d’un créateur d’œuvres d’art, ou d’un lieu de production d’un type particulier d’objets. Les interprétations métaphoriques, que nous allons examiner maintenant, requièrent une connaissance plus précise du contenu du Np, c’est-à-dire des propriétés singulières de son référent initial. Le fonctionnement de la relation métaphorique entre référent initial et référent discursif varie selon la construction du GN.
2.1. Np seul
Le Np à interprétation métaphorique peut constituer à lui seul le GN, uniquement en position d’attribut ou d’apposition, comme dans les énoncés suivants :
(1) Il (Anatole) faisait des ronds de bras de maître de danse […]. Il pirouettait, il était Lauzun, Richelieu, talon rouge… (Les Goncourt, Manette Salomon, Folio classique p. 465)
(2) Tout le monde devrait savoir que le rêve de Mélenchon, c’est d’être le grand réconciliateur du peuple de gauche […] Etre Mitterrand, tout simplement. (JDD, 07/01/18)
(3) Je serai Guynemer ! (R.Gary, La Promesse de l’aube, Folio, p. 349)
(4) C’est Pénélope, ça n’en finissait pas ! [Héloïse d’Ormesson , à propos de son père, qui réécrivait sans fin chaque page] (TV 5, 07/12/17, 21h55)
(5) Paris, c’est Beyrouth. (titre d’un article dans un vieux Libé. Sous-titre : tout va se jouer cette semaine dans la capitale transformée en champ de bataille)
Dans tous ces énoncés, il est clair que la structure à verbe être (il est Np, c’est Np) n’opère pas une identification entre le référent du Np et l’individu qui est le thème de l’énoncé (Anatole, dans (1), Mélenchon dans (2), le jeune Kacew dans (3), d’Ormesson dans (4), Paris dans (5)). Ces énoncés établissent une relation métaphorique entre cet individu et le référent initial du Np. La métaphore est fondée sur la comparaison de deux individus qui ont des propriétés communes. Dans certains cas, ces propriétés sont explicitées dans le contexte. Dans (5), par exemple, qui est le titre d’un article décrivant la préparation à Paris de l’élection du président du PS, la comparaison est justifiée dans le sous-titre : la capitale devient un champ de bataille qui évoque ce qu’était à ce moment-là la ville de Beyrouth. Dans (2), la comparaison avec Mitterrand est fondée sur une propriété énoncée dans la phrase qui précède : le grand réconciliateur du peuple de gauche. Les propriétés du référent initial du Np peuvent aussi être supposées suffisamment connues des interlocuteurs : dans (4), par exemple, on sait que Pénélope défaisait chaque nuit le travail fait dans la journée sur sa tapisserie. Si ce n’est pas le cas, la métaphore peut être difficile à interpréter, comme c’est le cas pour un locuteur contemporain dans (1).
Il n’y a pas de différence entre ces constructions et une phrase à verbe être identifiante, et pour interpréter le Np comme une métaphore, il faut savoir qu’il ne peut pas désigner son référent initial. C’est toute la différence entre (5) et (6), par exemple :
(6) Emile Ajar, c’est Romain Gary.
Dans (6), on n’a pas une construction attributive, mais une phrase à verbe être identifiant : les référents des deux Np sont une seule et même personne. Dans (5), par contre, c’est parce qu’on sait qu’il ne peut pas y avoir identification entre Paris et Beyrouth qu’on est amené à construire une interprétation métaphorique. Cette interprétation dépend donc à la fois des indications données par le contexte et des connaissances partagées par les interlocuteurs.
2.2. GN définis : article Np expansion
Cette construction est très productive d’interprétations métaphoriques. L’expansion la plus fréquente est un GN introduit par la préposition de, comme dans les énoncés suivants :
(1) Je suis le Quasimodo de Beaubourg. J’habite et je travaille à proximité. (Renzo Piano, architecte de Beaubourg, dans M., 22-23/01/17, p.20)
(2) Hollywood, c’est la Jérusalem des gens qui aiment le cinéma. (FI, 24/01/17, 19h15)
(3) La Birmanie deviendra-t-elle la « Californie de la Chine », comme vous l’écriviez en 2016 ? (Libé, 02/01/18)
(4) Un article du Sunday Times britannique demandait pourquoi le « Harvey Weinstein de la mode » [il s’agit d’un photographe de mode] avait toujours les faveurs des fashionistas. (Monde Magazine, 04/11/17, p.22)
On note que, contrairement aux cas évoqués dans le point précédent, il n’y a pas de contrainte syntaxique sur ces GN : l’énoncé (4) montre que le GN métaphorique peut se trouver en position sujet. Plus que sur le partage de propriétés, l’interprétation métaphorique repose ici sur une analogie entre le référent initial et le référent discursif : Renzo Piano est à Beaubourg ce que Quasimodo est à Notre-Dame ; Hollywood est au cinéma ce que Jérusalem est aux croyants ; la Birmanie est à la Chine ce que la Californie est aux USA ; le photographe de (4) est dans le domaine de la mode l’analogue de Weinstein dans celui du cinéma. On a ainsi deux domaines mis en regard, et la métaphore se borne à indiquer que la position du référent discursif dans l’un est équivalente à celle du référent initial dans l’autre. C’est la définition même de l’analogie. Les propriétés justifiant cette analogie peuvent être (dans (1)) ou non (dans (4)) précisées dans le contexte. Il faut parfois un contexte assez large pour la comprendre (dans (3) et (4), on ne comprend la métaphore qu’en lisant le texte dans lequel elle se trouve).
Le même type d’analogie peut se réaliser dans un GN où l’expansion est un adjectif, comme par exemple dans (5) et (6) :
(5) …à 40 km de Punta del Este, la Miami uruguayenne... (M., 07-08/01/18)
(6) Un pont géant pour développer la « Californie chinoise » ». (titre, M. Eco & Entreprise, 1-2-3/04/18, p.1)
Dans ces deux exemples, on a un adjectif de relation construit à partir d’un Np de lieu. Le mécanisme est donc exactement le même que pour les énoncés (1-4) : Punta del Este est à l’Uruguay ce que Miami est aux USA, la province du Guangdong est à la Chine ce que la Californie est aux USA. Il en serait de même avec des noms de personnes, comme dans ces GN cités par Gary-Prieur (1994 : 117-118) : le Gorbatchev albanais, le Gérard Philippe autrichien, le Cayatte américain, etc. Le fait que l’interprétation de la métaphore dépende largement du contexte est confirmé par la constatation que la Californie de la Chine, dans (3), ne désigne pas le même référent que la Californie chinoise dans (6) !
Un cas particulier d’expansion adjectivale est l’adjectif nouveau antéposé, comme dans (7) ou (8) :
(7) Daniel Lozakovitch semble n’avoir pas pris le temps de grandir […]. « Le nouveau Menuhin », ainsi qu’il a été surnommé, se produit en public depuis l’âge de neuf ans. (M., 21/12/17 p. 22)
(8) Il n’y a pas de nouveau Delon parmi les nouveaux acteurs français. (Brigitte Bardot, M., 21-22/01/18)
Il s’agit toujours d’une métaphore par analogie : Lozakovitch est aujourd’hui l’analogue de ce qu’a été Menuhin à une époque antérieure. L’adjectif nouveau invite à construire deux espaces temporels, situant le référent discursif dans l’espace actuel et le référent initial dans un espace antérieur. Dans (8), il est dit que dans l’ensemble des acteurs français actuels, aucun élément ne peut être considéré comme l’analogue de ce qu’a été Delon à l’époque où Bardot faisait du cinéma.
À la place de l’article défini, on rencontre parfois des possessifs, comme dans (9) et (10) :
(9) Le musicien [Ph. Glass] avait décidé de mettre un terme à sa période de perfectionnement, à Paris, avec son propre Salieri : la grande pédagogue Nadia Boulanger. (M., 23/11/17 p. 17)
(10) La Grande-Bretagne, où les pro-Européens cherchent un sauveur, pourrait-elle produire son propre Macron ? (M., 19/12/17)
(11) À ses copains qui se conduisent mal il dit par exemple « Fais pas ton Erdogan ! » (Libé, 23/01/18, à propos du fils d’un journaliste turc exilé en France)
On retrouve encore ici la structure en de : son Salieri est l’équivalent de le Salieri de Glass, son Macron de le Macron de la Grande-Bretagne, ton Erdogan de le Erdogan de toi. Et c’est toujours le même mécanisme de métaphore par analogie : dans (9), Nadia Boulanger est l’analogue pour Glass de ce qu’a été Salieri pour Schubert ; dans (10), on cherche un X qui serait pour la Grande-Bretagne l’analogue de ce qu’est Macron pour la France.
On peut remarquer que les GN que nous venons de présenter sont parfois utilisés comme des surnoms du référent discursif. C’est ce que l’on constate déjà dans l’énoncé (7). Voici d’autres exemples :
(12) L’ex-maire de Tourcoing reproche à celui qu’il appelle « le Machiavel de la Sarthe » [Fillon] d’avoir autant péché sur la manière de mener campagne que sur le fond de son programme. (M., 28/12/17)
(13) Le chef de l’état voudrait de toute évidence qu’elle [Edith Cresson] soit baptisée « la Thatcher de gauche ». (Libé, 16/5/91))
Dans ces quasi surnoms, le Np marque l’analogie entre le référent discursif et le référent initial, et l’expansion restreint cette analogie en formulant une propriété qui n’appartient qu’au premier : Edith Cresson, par exemple, a des points communs avec Mme Thatcher, mais elle est de gauche.
Ces métaphores peuvent donner lieu à des pluriels, même si c’est moins fréquent que pour les GN indéfinis que nous allons voir ensuite. On notera que dans ces GN au pluriel, les Np n’en portent pas la marque :
(14) Les Sancho Pança des vallées ne manqueront pas de mots pour fustiger les Don Quichotte des altitudes. (Libé, 30/01/18, à propos du sauvetage d’Elizabeth Revol dans l’Himalaya).
(15) Ils [les jeunes tchadiens], auront un jour leurs Staline, leurs Hitler et leurs Napoléon, [...] ce jour-là, ils comprendront... (R.Gary, Les racines du ciel, Folio, p. 305)
2.3. GN indéfinis
Les GN définis que nous venons de voir construisent des métaphores fondées sur une comparaison qui établit un lien entre deux individus. Ceux qui sont introduits par un article indéfini, conformément au sens de cet article, ont vocation à construire des classes d’objets partageant certaines propriétés du référent initial du Np. Mais nous allons voir que le fonctionnement de l’interprétation métaphorique est assez différent selon la structure du GN.
2.3.1. un Np
C’est lorsque le Np métaphorique est introduit par l’article indéfini seul, sans aucune expansion, qu’on perçoit le plus clairement la construction implicite d’une classe d’individus fondée sur une comparaison avec le référent initial du Np (V.), comme dans (1-3) :
(1) [Ramiz Alia] qui aurait voulu être un Gorbatchev mais qui ne le sera jamais... (Libé, 26/10/90)
(2) C’était une Messaline [il s’agit de la jeune Valentine dont le héros est amoureux] doublée d’une Théodora de Byzance. (R.Gary, La Promesse de l’aube, Folio, p. 85)
(3) Nous, en Afghanistan, on a un Bataclan tous les deux jours (dessin de Plantu, M., 30/01/18)
D’après les exemples rencontrés, il semble que ces GN se trouvent souvent dans des positions attributives, comme c’est le cas dans (1) et (2).
Ces constructions, contrairement à celles des GN définis vus précédemment, sont à l’origine d’une possibilité pour le Np de se lexicaliser en Nc ; les exemples sont nombreux et bien connus : mécène, harpagon, don juan, mégère, tartuffe… sont des Nc dérivés d’un Np à la faveur d’une construction métaphorique : ils renvoient à la classe des individus qui partagent une ou plusieurs propriétés avec celui qui fut le référent initial du Np, comme l’atteste par exemple cette définition :
mécène : n.m. personne riche et généreuse qui aide les écrivains, les artistes. (PR)
Une telle définition, on le voit, reprend des propriétés (riche, généreux) qui constituent le contenu du Np Mécène. On perçoit bien le flottement entre Np et Nc dans les deux exemples donnés à la suite de cette définition :
(4) Soyez mon Mécène ! Protégez les arts ! (Flaubert)
(5) Cette riche héritière est le mécène d’un groupe de peintres.
Sous la plume de Flaubert, on voit que Mécène est encore un Np : la relation au référent initial est marquée par la majuscule. Dans (5), par contre, exemple construit par le dictionnaire, mécène est un Nc comme un autre. Une fois communisés, en effet, ces noms peuvent être utilisés, et le sont le plus souvent, comme dans (5), sans qu’on ait nécessairement en mémoire le référent initial du Np dont ils dérivent.
De même que la construction un Np métaphorique peut être à l’origine de la construction d’une classe, elle offre pour la même raison (le sens de l’article indéfini) la possibilité de construire des métaphores avec des GN pluriels, comme dans :
(6) Les maires ont l’impression d’être pris pour des François Pignon. (TV5 23/11/17)
(7) Le mouvement a signé la fin de l’impunité, emporté d’autres Weinstein petits ou grands, indifféremment auteurs de viols ou de gestes déplacés. ( M., 21/12/17)
(8) Y en a beaucoup, des Margot. (TV5, 02/11/17, après l’interview d’une femme prénommée Margot et partie en Syrie rejoindre Daech)
On retrouve là des énoncés qui ont été présentés au chapitre V., l’accent étant mis ici sur le caractère métaphorique des classes ainsi construites. La compréhension de telles métaphores, très fréquentes dans le discours des media, dépend évidemment des connaissances partagées avec le lecteur/auditeur. On notera que, quand il s’agit de formes écrites, le Np résiste à la marque du pluriel : c’est l’indice que la métaphore se construit bien à partir des propriétés singulières du référent initial.
Il arrive qu’un GN de la forme un Np soit ambigu, et qu’on ait du mal à décider si on a affaire à une interprétation exemplaire ou à une interprétation métaphorique, comme c’est le cas par exemple dans (9) ou (10) :
(9) Voudrait-il se comporter comme un Néron ou un Caligula, M.Trump aurait le plus grand mal à réussir. (M., 21-22/01/18)
(10) Je déposai ma valise dans une chambre dont il faudrait un Simenon pour rendre la laideur désolée. (D.Fernandez, Porfirio et Constance, p.180)
Difficile de décider si un Néron, un Caligula ou un Simenon renvoient, dans ces énoncés, au référent initial du Np (l’individu exemplaire qui porte le nom) ou à un référent discursif métaphorique (un individu comparable à celui qui porte le nom). Ce genre d’énoncés donne raison à Kerstin Jonasson (1994 : 232) quand elle dit que l’interprétation exemplaire est un premier pas vers la métaphorisation.
Une telle ambiguïté n’est possible que si le GN ne comporte aucune forme d’expansion. Dès qu’apparaît un adjectif ou un complément, seule l’interprétation métaphorique est possible.
2.3.2. un Adj Np
Il y a quelques adjectifs qui peuvent s’antéposer au Np pour marquer une comparaison entre le référent discursif construit par le GN et le référent initial du Np. Les principaux sont illustrés par les exemples suivants :
(1) Tu seras un second Guynemer ! (R.Gary, La promesse de l’aube, Folio, p.15)
(2) …ma nullité en mathématiques m’interdisait d’être « un nouvel Einstein ». (id. p.29)
(3) Il refusait de se voir comme un autre Aschenbach. (R. Tremain, Sonate pour Gustav, J.-Cl Lattès, p. 323)
(4) Paul est un vrai Napoléon (exemple de K. Jonasson 1994, p.213)
(5) C’est un véritable roi Lear (id. p.216)
(6) Un grand type blond, d’une beauté rare, d’un âge indéfinissable, une sorte de Dorian Gray (cité dans Gary-Prieur 2001, p. 93)
Dans les énoncés (1)-(3), l’adjectif antéposé souligne la comparaison entre le référent discursif et le référent initial du Np, le premier étant présenté comme une sorte de reproduction de l’original : second, nouveau, autre Np. L’adjectif peut aussi, comme dans (4)-(6), appuyer ou au contraire atténuer la justesse de la métaphore : vrai, véritable / une sorte de Np. Ces GN sont tous en position d’attribut ou d’apposition, le référent initial du Np étant présupposé déjà connu pour les propriétés qu’il sert à prédiquer du référent discursif.
2.3.3. un Np Expansion
Contrairement aux GN de la forme un (Adj) Np, qui établissent une comparaison globale entre deux individus, ceux qui comportent un complément à la droite du Np restreignent la portée de la métaphore en attribuant au référent discursif des propriétés qui le distinguent du référent initial du Np.
(1) Elle me faisait gloire d’avoir porté mon choix sur une inconnue, une Béatrice de province. (D.Fernandez, Porfirio et Constance, p. 192)
(2) Que pourraient contenir ces êtres : quelque Bonaparte se trompant de siècle, un Chateaubriand qui n’écrirait jamais, un Lope de Vega sans manuscrit ? (Paul Morand, Venises, p. 195)
(3) Johnny Halliday est un Montand qui n’aurait pas rencontré Simone Signoret. » (Nouvel Observateur, cité dans Gary-Prieur (2001) p. 88)
(4) On imagine que Malraux aurait été volontiers un fidèle de Bonaparte […] tout en restant son mémorialiste préféré, un Chateaubriand mais dévoué à sa cause. (Libé, 21/11/91)
(5) …cette femme légitime de l’artiste chez laquelle une sorte de puritanisme grinchu, une dignité hérissée […] dessinent dans la petite bourgeoise une petite Madame Rolland manquée. (Les Goncourt, Manette Salomon, Folio, p. 358)
Dans (1), le complément de province fait de l’inconnue dont il est question un équivalent pâli de celle qui fut l’amour de Dante. Dans (2)-(4), les métaphores apparaissent dans un contexte au conditionnel : les complément du Np introduisent, dans un monde imaginaire, des objets contrefactuels. Par exemple, un Chateaubriand qui n’écrirait jamais est une créature quasi monstrueuse, puisqu’elle a des propriétés contradictoires : Chateaubriand est un écrivain, comment imaginer un écrivain qui n’écrirait jamais ? Que reste-t-il du référent initial de Chateaubriand si on lui enlève l’une de ses propriétés les plus connues ? Même chose dans (3), puisqu’on sait bien que le Montand réel était le mari de Simone Signoret. Dans (5), on a également un monde distinct du monde réel, ouvert par le verbe dessinent, et dans lequel est construit cet étrange objet : une petite Madame Rolland manquée.
On note que dans les exemples cités (sauf (4)), le complément à droite du Np tend à présenter le référent discursif du GN comme un être d’une qualité inférieure par rapport au référent initial du Np. Il faudrait une étude plus détaillée de ces faits pour savoir si cette observation peut être généralisée. Rien ne semble interdire de construire des énoncés où ce n’est pas le cas, comme (6) ou (7) :
(6) [Tel chanteur] est un Aznavour qui aurait de la voix.
(7) [Tel homme politique] est un Sarkozy que n’entrave aucune affaire judiciaire.
L’effet péjoratif qu’on peut avoir dans les exemples attestés proposés de (1) à (3), puis dans (5), ne semble pas être motivé sur le plan linguistique.
3. Les emplois du Np comme modifieur
De ces interprétations figurées on peut rapprocher de tout autres constructions, où le Np apparaît en position quasi adjectivale, modifiant un nom en le caractérisant par des propriétés qui relèvent du contenu du Np. On distinguera deux types de constructions dans lesquelles un Np peut avoir ce fonctionnement adjectival.
3.1. Dét Nc Np
3.1.1. Après certains noms, comme style, allure, côté, le Np prend une valeur qualifiante : il caractérise le nom qui précède en faisant allusion à des propriétés supposées connues du référent initial du Np. C’est ce type d’emploi qu’illustrent les énoncés suivants :
(1) On reconnaît là le style Gainsbourg.
(2) Puis il s’étonne de l’attitude de « cet animal à sang froid » ( …) Un flegme jugé inquiétant avec un petit côté Franck Underwood », le personnage de la série House of cards qui a érigé le cynisme et la dissimulation en art de la politique. (M., 28/12/17)
(3) Elle essayait dans cette scène d’adopter une allure Arletty.
(4) L’écriture Piano s’est imposée, déployant son vocabulaire diaphane, lumineux et vibrant dans tous les interstices de ce Lego géant... (il s’agit du nouveau Palais de Justice de Paris) (M. 1-2-3 / 04 /18, p.15)
On a suffisamment en mémoire Gainsbourg ou Arletty pour se faire une idée de la signification de (1) et (3). Et si ce n’est pas le cas, on ne comprend pas forcément très bien l’énoncé. Dans (2), par exemple, le contexte compense le manque de familiarité supposé du référent de Franck Underwood en spécifiant la caractérisation visée. Dans (4) également, l’énoncé explicite certaines caractéristiques de l’ « écriture Piano ».
Dans ce type d’énoncés, le Np a la position syntaxique d’un adjectif épithète :
(1’) On reconnaît là le style baroque / moderne / décadent / burlesque…..
(3’) Elle essayait d’adopter une allure détachée / naturelle / noble / paisible ……
Mais les énoncés (1) et (3) disent quelque chose de beaucoup plus spécifique, et de plus flou à la fois, que ceux du type (1’) ou (3’), puisque style ou allure y sont caractérisés par les propriétés singulières implicites d’un individu.
Cette « adjectivisation » du Np peut aboutir à des énoncés étonnants, comme (5) ou (6), où le Np prend une forme de superlatif :
(5) C’était très bouleversant, c’était très Johnny Halliday (entendu dans un reportage TV sur l’enterrement de J.H., 09/12/17)
(6) Trumpissime, Trump envoie promener les convenances diplomatiques. (M., 02/02/18)
On peut en effet s’amuser à construire sur ce modèle bien d’autres énoncés, comme :
(7) Cette mélodie, elle fait très Michel Berger.
(8) Ce discours, il est très Manuel Valls.
(9) C’est sur un ton macronissime qu’il a ouvert la séance de questions.
3.1.2. Les faits illustrés par (1-9) ne concernent, on l’a vu, qu’un petit nombre de Nc recteurs. La même construction dét Nc Np se rencontre également avec toutes sortes d’autres Nc, mais le Np en position « adjectivale » n’est plus investi, dans ce cas, d’un véritable sens lié à son contenu : il devient une simple étiquette servant à repérer le Nc par le recours au Np :
(10) La belge l’a rencontré il y a quelques années dans une soirée Versace. (le Magazine du Monde, 17/03/18, p.52)
(11) Elle était au premier rang du défilé Gucci. (id. p. 52)
(12) Reste la carte Trump... [ pour négocier avec Téhéran, tout le reste ayant échoué] (M, 29/03/18, p.28)
(13) Le procès Tarnac (titre dans Libé, 30/03/18, p.14)
(14) L’affaire dite « Bismuth »... [ il s’agit de l’écoute d’un téléphone de Sarkozy](id. p.14)
Dans tous ces énoncés, le Np n’apporte aucune qualification au Nc qu’il accompagne. On le voit bien, par exemple, en comparant la carte Trump de (12) avec le style Trump, qui impliquerait un recours au contenu associé au Np. Dans (10-14), le Np sert simplement à situer le référent du GN (soirée Versace ou procès Tarnac) dans la mémoire partagée. L’exemple (14) est particulièrement intéressant pour comprendre ce fonctionnement, du fait des guillemets qui entourent le Np et du dite qui le précède : il s’agit juste de repérer l’affaire, même si l’éventuel référent du Np Bismuth n’a rien à y voir.
3.2. à la Np
C’est encore sur une connaissance présupposée de certaines propriétés du référent de Np qu’est fondée la construction illustrée par les énoncés suivants :
(1) L’attitude des harceleurs à la Weinstein est totalement dépassée ; sans adéquation avec ce que les femmes sont devenues. (M., 12/01/18)
(2) Il nous faudrait des trentenaires à la Macron. (M., 19/12/17)
(3) Sa nature poétique parvenait à merveille à reconstituer l’atmosphère à la Gorki des Bas-Fonds. (R.Gary, La promesse de l’aube, Folio, p. 41)
(4) Exit « ce bon docteur », philanthrope à la Balzac, notable de province versé dans la politique. (M, 21-22/01/18)
(5) … armé d’une immense moustache blanche à la Liautey... (R.Gary, La promesse de l’aube, Folio, p.69)
(6) La tentation d’un nouveau duce à la Mussolini (FI, 03/03/18, 8h35)
On note que même si les référents de tous ces Np sont des individus de sexe masculin (ce qui est un hasard de nos relevés), le GN est introduit par l’article la. On peut penser que cet article s’accorde en fait avec le nom manière sous-entendu : à la Weinstein = à la manière de Weinstein. C’est le même féminin qu’on trouve, et pour la même raison, dans les constructions analogues avec un adjectif : une sole à la dieppoise (à la manière de Dieppe), une réaction à la hussarde (à la manière des hussards).
4. Np attribut
On peut rattacher aux cas examinés dans ce point les constructions où le même Np apparaît deux fois : référentiel en position sujet, il se charge d’un contenu en position attribut. Il s’agit d’emplois illustrés par les exemples suivants :
(1) Un malaise pesait sur les réunions : Anatole n’avait plus le courage d’être Anatole. (les Goncourt, Manette Salomon, Folio classique, p. 451)
(2) Je pense que Trump restera Trump jusqu’au bout (TV5, 02/11/17, 17h45)
(3) Chopin, c’est Chopin (dit par un professeur de piano, 18/01/18)
(4) La France sera respectée si elle est la France, si elle redevient véritablement la France avec cette voix particulière qu’elle avait dans le monde. (débat télévisé, fin 2017)
Une construction comparable, avec le même effet de redondance, existe avec les Nc ou les pronoms : une femme est une femme, moi c’est moi, toi c’est toi. Le premier GN, en position sujet, est purement référentiel, tandis que le second, en position attribut, apporte une information supplémentaire, faute de quoi on aurait une simple tautologie. Dans le cas du Np, l’attribut renvoie non pas simplement au référent initial, mais à des propriétés caractéristiques de ce référent, supposées connues dans la situation d’énonciation : il s’agit donc bien du contenu du Np, même si dans ces énoncés aucune propriété précise de ce contenu n’est généralement évoquée. Dans (4), toutefois, une indication est donnée par la suite de la phrase : avec cette voix particulière...
On peut parfois remplacer la seconde occurrence du Np par lui-même :
(1’) Anatole n’avait plus le courage d’être lui-même (ce qu’il est)
(2’) Trump restera lui-même (ce qu’il est)
L’interprétation de l’énoncé est tributaire des conditions de son énonciation : les éléments de contenu apportés par l’attribut dépendent de la façon dont le locuteur se représente le référent auquel ce contenu est associé. La construction laisse donc la place à des sous-entendus : le sens de (2), par exemple, dépend de ce que le locuteur pense de Trump ; dans le contexte, les sous-entendus étaient plutôt négatifs. Dans (3), au contraire, on peut supposer que les propriétés évoquées ont plutôt une coloration positive. Si on isole l’énoncé de la situation d’énonciation, on ne peut pas en dire plus.
Un cas un peu plus étrange est illustré par le dialogue suivant entre un journaliste et Anne Hidalgo, à propos de la future élection à la mairie de Paris :
(5) -Vous ne serez ni une candidate LREM ni une candidate socialiste, vous serez Hidalgo.
- Je serai Paris. » (Libé, 05/03/18)
Dans la première réplique, Hidalgo fonctionne comme les Np cités en (1)-(4), même si ici le sujet n’est pas identique à l’attribut : Hidalgo n’a évidemment pas une fonction d’identification, puisque cette identification est accomplie par vous, dans la situation de l’interview. Là encore, on pourrait remplacer par vous-même, encore que le Np ajoute quelque chose qui tient à son contenu (= « vous-même telle que nous vous connaissons »). Mais dans la réplique d’Anne Hidalgo, comment interpréter Paris ? On ne peut pas convoquer ici le contenu du Np Paris, car il ne s’agit pas d’une métaphore : que signifierait pour A.H. le fait de se comparer à Paris ? La seule interprétation possible est une identification, même si elle est manifestement fausse : A.H. en arrive à dire, par cette formule, qu’elle se confondra en quelque sorte avec Paris... ce qui est politiquement assez habile mais peut-être un peu outrecuidant !
Il y a une autre construction qui fait intervenir le contenu du Np de la même façon que la précédente, c’est celle où un Np est introduit par un déterminant possessif, avec le verbe faire, comme dans le dialogue suivant :
(6) - Et ?
- Et bien, Carol a fait sa Carol. Avant même que je puisse dire quoi que ce soit, elle m’a demandé quand je reviendrais (...)
- Carol a fait sa Carol, dites-vous
- Vous savez, c’est drôle, elle me rend service quand elle fait son petit numéro de mégère. (Irvin Yalom, Mensonges sur le divan, Points 2006, p.295)
L’énoncé signifie que le référent du Np possède des propriétés marquantes, supposées connues des interlocuteurs. La suite du dialogue, dans (6), en donne une petite idée : Carol est une mégère. On peut donc parler, comme dans le cas précédent, d’une identité renforcée : le premier Np assure l’identification d’un individu, le second y ajoute des propriétés caractéristiques renforçant cette identification, comme la carte d’identité indique certaines propriétés factuelles de l’individu (taille, âge, lieu de naissance, couleur des yeux...). Le sujet de faire n’est pas forcément le référent initial du Np, comme le montre (7) :
(7) Il ne serait pas raisonnable .... de vouloir faire son Aristote et de se donner le ridicule de classer ces régimes du texte. (M. Charles, Composition, éd du Seuil, 2018, p. 99)
Cet énoncé se situe dans un contexte où il est question des classements présentés par Aristote dans sa Poétique ; l’énoncé lui-même précise la propriété sur laquelle est fondée l’attribution faire son Aristote : « classer les régimes d’un texte ».
Comme au chapitre IV, on voit ici qu’un Np peut être la tête de GN très variés. Mais si, dans les faits présentés en IV, l’interprétation de ces GN restait fondée sur la référence à l’individu initial, on a vu ici des énoncés où la structure du GN et le contexte conduisent à construire un référent discursif, c’est-à-dire un nouveau référent qui partage avec le référent initial des propriétés relevant du contenu du Np. Le Np apparaît ainsi comme un instrument de connaissance tout à fait intéressant : à partir des propriétés singulières d’un individu, on peut définir et désigner des individus autres par le biais de sens figurés, ce qui peut même aboutir à la création de nouvelles catégories (les harpagons, des Balzac).
VIII. Réemploi et changement de domaine (M. N.)
La question du réemploi des Np est ignorée dans les travaux anciens, et largement négligée dans les plus récents. C’est pourtant un chapitre stimulant de la description des Np en emploi, et une preuve de plus de leurs étonnantes capacités. Les chapitres IV., V. et VI. ont déjà amplement montré le caractère malléable des Np, et leur aptitude à faire référence à tout autre chose que leur porteur initial. Dans le réemploi, le Np est choisi en fonction de sa forme, plus que de son contenu, mais cela, d’une façon qui ne ressemble à aucun des cas traités précédemment.
1. Préliminaires
Cette question se rattache au problème plus général de la dénomination à créer. Quand il s’agit d’affecter un Np à une instance donnée qui n’en a pas encore, on peut procéder, en effet, de diverses façons (voir I) : il est plaisant d’inventer de toutes pièces un Np tout neuf, conforme (ou pas) au système graphique de la langue (soit Sanoflore, Darty, Engie, soit Caroll, Kookaï, Pimkie), ou un sigle encore libre (IESEG, BFM, la CPME). On peut aussi ‘emprunter’ un Nc, et le faire muter en Np (orange, devenant Orange, nom d’un opérateur de téléphonie, et quartz devenant le Quartz, nom de la principale salle de spectacles de Brest). Et enfin, on peut choisir un Np existant et le faire servir en réemploi. Si les marques préfèrent le plus souvent l’invention pure et simple, d’autres types de dénomination font appel largement à ce dernier recours, qui a l’avantage d’être économique, et parfois peut-être, d’apporter un surplus d’âme.
Dans les emplois qui nous intéressent ici, le Np en réemploi est pleinement référentiel, mais il a changé de domaine de référence. Ainsi du nom de Louvois, choisi pour baptiser un programme informatique ; ou de celui de Dakar, qui réapparaît sous la forme le Dakar pour baptiser un événement sportif :
(1) Louvois n’a pas fait que trahir les soldats. (FI, 27/01/18, 13h45, à propos du système informatique ‘Louvois’, qui gère les soldes des militaires, et s’est avéré très défaillant)
(2) Un anniversaire qui s’annonce excitant. Pour sa 40e édition, le Dakar s’élance ce samedi de Lima au Pérou pour quinze jours de course endiablés mais aussi ensablés !(05/01/18, sport.francetvinfo.fr)
Le réemploi concerne des Np (anthroponymes ou toponymes) dotés d’un relative notoriété, dont la forme phonique est par avance familière aux usagers et donc plus facile à mémoriser. Ces Np vont, dans le réemploi, se voir attribuer un nouveau référent. Il se peut que, au départ, le choix de tel ou tel Np pour baptiser tel ou tel nouveau référent soit obscurément ou vaguement motivé (ainsi, le nom de Louvois, éminent ministre de la guerre sous Louis XIV, a un rapport indirect avec le nom du logiciel de paiement des soldes aux militaires). Mais ce nouvel emploi du Np va presque instantanément devenir indépendant du premier dans l’usage courant. Un tel procédé permet, à moindres frais, d’affecter un Np à une entité particulière qui n’avait pas de nom jusque là et que le corps social éprouve le besoin de désigner nommément.
Dans le cas de un Weinstein/ des Weinstein, la création d’une classe référentielle à partir d’un individu supposé prototype se faisait (voir V.) sur la base d’une ressemblance entre le modèle et ses succédanés. Cela supposait la connaissance préalable du modèle. Ici, au contraire, cet élément est non pertinent : on peut parler avec la même aisance de Louvois, le logiciel qui gère les soldes des militaires, que l’on sache qui était Louvois, ou qu’on ignore tout de lui (jusqu’à son existence). Et même si le choix de la désignation affectée à ce nouveau référent n’est pas, au départ, complètement immotivé, dans l’usage, la relation référentielle entre l’un et l’autre devient aussitôt in-signifiante, et les deux Np identiques fonctionnent en toute indépendance, dans une homonymie totale ou partielle.
Mais pour que cette technique soit vraiment opérationnelle, il convient que la dénomination nouvelle appartienne à un domaine différent de la dénomination d’origine. Qu’un nom de personne serve, par exemple, à nommer un lieu, ou qu’à l’inverse, un nom de lieu serve à identifier une institution, un ministère, un musée, ou, pourquoi pas, une personne, etc. Dans (1) et (2) ci-dessus, qu’il y ait changement de domaine est flagrant.
Ces basculements de la référence opèrent selon deux modes morphologiques. Tantôt, on garde au Np exactement sa forme initiale, qu’elle soit sans déterminant, ou avec déterminant défini. Ainsi, l’exemple (1) utilise le nom de Louvois, ministre, pour nommer un programme informatique, et cela sans rien changer à la forme du Np de personne concerné. On pourrait citer de même, mais avec déterminant, le Colisée, amphithéâtre romain, dont le nom a été repris pour désigner le cinéma mythique de Marrakech, ainsi que quelques autres (à Carcassonne, Colmar, etc.). Tantôt on passe, comme dans l’exemple (2), d’un Np sans déterminant à un Np à déterminant défini (ou l’inverse). Ainsi le nom de ville Dakar, sans déterminant, réutilisé pour baptiser une course automobile annuelle, devient le Dakar : ce n’est donc plus, à proprement parler, le même Np. À l’inverse, la Cornouaille, nom de région, devient Cornouaille, nom du théâtre de Quimper, mais aussi d’un lycée dans la même ville, et d’un golf tout proche :
(3) (a) À Cornouaille, la programmation est aussi bien qu’au Quartz (oral, 17/03/18)
(b) Événements 3 avr. 2018 à Cornouaille. +. du 03 avril au 04 avril / lieu : Golf de Cornouaille. (http: //www.asgolfodet.fr – il s’agit d’annoncer une compétition de golf)
(c) Cependant, et c’est la principale qualité que je dois reconnaître à cette hypokhâgne, l’équipe pédagogique fait preuve de beaucoup de réalisme, bien consciente que nous sommes à Cornouaille et non pas à Henri IV. (www.lyceedecornouaille.fr, 30/12/1999)
En dépit de ce changement de forme grammaticale, on admettra tout de même que l’on ‘réemploie’ là un Np existant. Et l’avantage, c’est qu’on évite de ce fait tout risque d’ambiguïté, en cas de contexte vague : le Dakar n’est pas Dakar, Cornouaille n’est pas la Cornouaille. De même type sont les cas où un Np à déterminant féminin change de genre dans son réemploi : la Bretagne, devenant le Bretagne (nom d’un café et d’un cinéma, à Quimper).
2. Les principaux modèles de réemploi
Dans l’usage, les modalités du réemploi répondent à certaines tendances dominantes, mais non exclusives. Voici les principales :
2.1. Des noms de personnalités servent à baptiser des monuments, des musées, des lycées, etc. qu’ils ont pu (ou pas) contribué à créer. Ainsi, Pompidou est devenu le nom d’un grand musée parisien, dont la création a été voulue par le président Pompidou, Garnier celui d’une des deux principales maisons d’opéra de Paris, dont Charles Garnier a été l’architecte, et Charles de Gaulle celui d’un aéroport dont la construction a été décidée par le général de Gaulle : telle expo se tient à Pompidou ; cette soirée, c’est à Garnier ou à Bastille ? ; le départ se fera à Charles de Gaulle.
On rétorquera sans doute que ces manières de dire sont des raccourcis de formules plus académiques : le Centre Pompidou, l’Opéra Garnier, l’aéroport Charles de Gaulle. Il n’empêche : l’usager utilise de préférence ces raccourcis, qu’il juge parfaitement clairs. La plupart du temps, les contextes suffisent à faire identifier ces Np comme des noms de lieux (lycée parisien pour (4), bâtiment universitaire pour (5), tour d’habitation pour (6)), par l’entremise de verbes de placement et/ou de la préposition locative à :
(4) La BNF exposait à Henri IV, sous vitrine, des manuscrits de Gracq. (M., 12/12/17, p. 24)
(5) M. Labelle, de l’UQAM, interviendra demain, dans le cadre du Séminaire […]. En espérant vous voir à Olympe de Gouges jeudi, Cordialement. P. Caudal. (mail Paris Linguists, 07/04/13)
(6) La plupart des anciens habitants sont restés dans le quartier. Par choix. Beaucoup regrettent leur vie à Balzac. Ils se rappellent des appartements, des gestes d’entraide. […] Détruire Balzac, où se tenait un vrai marché de la drogue, était sans doute une solution. Mais était-ce la seule ? (M. 16/10.15, p. 21)
Mais quelquefois, hors contexte, et sans cet appui interprétatif, l’énoncé prête à contre-sens :
(7) Est-ce que le grand oral sera le même que pour les enfants de Henri IV ? (Arte, 16/02/18, 20h35, à propos de la réforme du bac).
(8) Pasteur va changer de tête (titre) Quel sera le prochain directeur de l’Institut Pasteur de Paris ? (incipit) (M., Sup.Science et Médecine, 11/10/17, p. 3.)
Dans le premier cas, il faut comprendre qu’on parle non de la descendance du roi Henri, mais des enfants qui sont au lycée Henri IV (le thème général de la discussion fournit le support interprétatif nécessaire). Dans le second, c’est l’incipit qui livre la clef, et fait comprendre ‘tête’ comme ‘direction’.
À ce modèle, on peut ajouter quelques noms de personnages historiques, qui ont créé et baptisé des villes (ou bourgades) : Richelieu, dans les pays de la Loire, Penthièvre, dans le Morbihan. Et aussi les noms de nombreuses stations du métro parisien qui, en général par l’entremise du nom de la rue la plus proche, portent le nom d’une célébrité historique (qui n’y est pour rien !) : on descend (ou on change) à Monge, à Cambronne, à Voltaire, à Victor Hugo.
2.2. Des toponymes servent à baptiser des centres d’activité. Le Np d’origine est un vrai toponyme ; le même, en réemploi, sert à désigner un lieu construit qui a, certes, une implantation dans l’espace, mais qui a surtout une fonctionnalité précise, sportive, culturelle, politique, etc., à laquelle il doit ce privilège de disposer d’un Np. Les deux ‘lieux’ dont il s’agit ne sont donc ni de même nature, ni de même extension, ni de même destination, et on peut savoir nommer le second sans connaître l’existence du premier : il y a là bel et bien changement de domaine.
La permanence du souvenir de certains lieux symboliques a conduit à en garder la trace en rebaptisant de leur nom d’autres lieux, d’une toute autre destination. Ainsi de la Bastille et du Châtelet. La prison d’ancien régime a servi à baptiser d’abord une place, puis la salle de spectacle qui s’y trouve, Bastille. L’ancienne forteresse du Châtelet, édifiée par Louis VI, a donné son nom à la place qui se trouve sur le même emplacement, puis au Théâtre Musical du Châtelet, dit Le Châtelet. La présence de dénominations intermédiaires (ici, en l’occurrence, des places publiques) entre la prison et la salle de spectacles contribue certainement à la dilution du rapport dénominatif de l’une à l’autre. De même, à partir de le Luxembourg, nom de pays, on aboutit à le Luxembourg, nom du jardin parisien (sans aucune doute par l’intermédiaire du ‘palais du Luxembourg’, qui occupe une partie dudit jardin). Là encore, le lien entre le nom du pays et le nom du jardin parisien est effacé complètement. Ils n’ont plus rien à voir l’un avec l’autre.
Bercy, ancienne commune du département de la Seine, puis quartier administratif de Paris, et nom de rue dans la ville, sert à désigner non pas un, mais deux lieux d’intense activité : d’une part le Ministère de l’Economie et des Finances depuis que celui-ci s’est installé rue de Bercy, d’autre part, une salle de spectacle (Palais omnisports) située, elle, sur le boulevard du même nom. Il y a donc une vraie homonymie, que seuls les contextes permettent de lever (« ralentir la croissance vs « jungle électro »). Ce cas est tout de même assez rare !
(9) Bercy refuse de ralentir la croissance des centres commerciaux. (www. liberation.fr, 19/10/17
(10) DJ Snake, roi de la jungle electro à Bercy. (Les Echos Week-end, www.lesechos.fr)
Et quand un tel nom donne lieu à antonomase, c’est, là encore, le contexte qui va déterminer la sélection du bon référent (dans (11), il s’agit de Bercy salle de spectacles) :
(11) Devenue le « Bercy » de Lyon depuis sa transformation en 1988 en salle de concerts et d’expositions, la Halle Tony Garnier abrite d’abord le marché aux bestiaux de l’agglomération » (notice Wikipedia, pour la Halle Tony Garnier, à Lyon)
Plus drôle, parce que d’une élaboration plus détournée : Solférino, nom de ville (Lombardie, province de Mantoue), est plus connue des Français comme nom de victoire de Napoléon III (1859). En tant que telle, elle a donné son nom à une rue de Paris. Dans cette rue se trouvait l’immeuble du Parti Socialiste. Solférino (Solfé, en abrégé) était donc devenu le nom des instances dirigeantes de ce parti. Depuis qu’il ne l’est plus, il reste que le bâtiment est encore nommé du nom de la rue. On passe donc par les figures suivantes : nom de ville → nom de victoire militaire → nom de rue → nom de bâtiment → nom des instances dirigeantes d’un parti politique.
(12) Solférino a donc trouvé preneur pour 45 millions d’euros (FI, 20/12/17, 8h20)
(13) Pas question cependant de transformer « Solfé » en galerie commerciale : c’est un siège social qu’Apsys va installer dans le bâtiment […] La vente de Solférino a été menée rapidement, très exactement en trois mois. (M. 21.12.17, p.11)
L’exemple (13) joue sur deux niveaux d’interprétation : par le diminutif « Solfé », entre guillemets, on vise le bâtiment dans ce qu’il a de symbolique, lieu d’ancrage du Parti Socialiste, lieu d’innombrables rencontres et discussions, lieu dans lequel s’est construite l’histoire récente de ce parti. Dans la vente de Solférino, (comme dans (12)), on vise plus prosaïquement le bâtiment lui-même.
2.3. Les noms des cafés, restaurants, cinémas le plus souvent sont formés tantôt sur la base d’un Nc (le Chapeau Rouge, la Rhumerie, la Coupole, la Pagode), tantôt sur des Np. Dans cette seconde catégorie, les anthroponymes sont majoritaires, mais les toponymes font aussi bien l’affaire. On aura ainsi le Gambetta, le Rostand, le Nelson, le Noailles, le Georges V ; le Finistère, le Bretagne, le Périgord, le Kerguélen, le Saintonge. Dans ce champ, les Np, quelle que soit la forme du Np d’origine, sont ‘recyclés’ avec presque toujours le même déterminant, le défini masculin singulier. Ce masculin ne ‘couvre’ pas l’effacement d’un quelconque Nc de catégorie : au contraire, il les neutralise tous (on ne sait pas a priori si les exemples précédents renvoient à l’une ou l’autre des catégories de référents susceptibles d’être concernés). Il n’y a qu’une exception à cette règle : quand le nom du café ou du restaurant est celui du patron, on va « chez X » (par exemple, chez Bruno, chez Julie, chez Bocuse). Il arrive d’ailleurs que chez soit inclus dans le nom même du restaurant : Chez Louis, à Paris, dans le XIXème arrondissement.
Il faut relever par ailleurs que la perte de la relation avec le porteur d’origine est plus nette dans le cas des anthroponymes : Le Malibran, c’est un théâtre à Venise, ce qui se comprend, mais aussi un snack-bar à Ixelles. Ils ont été ainsi nommés en souvenir de la Malibran (c’est sûr au moins pour le premier), mais l’identification correcte de ces lieux de vie se fait sans que l’usager ait à connaître l’existence même de la cantatrice. Pour les toponymes, la dénomination choisie reste en général plus motivée : un café s’appelle le Finistère… dans le département du même nom, et le Périgord, c’est le nom d’un restaurant de Lalinde, en Dordogne. Ce serait plus original en Bretagne (sauf si le restaurant propose la cuisine du Sud-Ouest). Cela tient à ce que la dénomination des lieux s’inscrit dans la mémoire à long terme des générations successives, beaucoup plus que celle des personnes .
3. Comment on nomme les événements
Les événements, en principe, se racontent, mais ne se nomment pas. Il faut que l’événement ait acquis une solide notoriété pour qu’il accède à une dénomination spécifique. Ainsi les grands bouleversements de l’Histoire sont nommés depuis longtemps, soit par un GN (la retraite de Russie, la Commune), soit par un Np (Austerlitz, Dien-Bien-Phu). La presse et les medias multiplient ce type de désignation.
Ces cas sont tout à fait différents du simple élargissement de sens, par lequel les noms de villes dénotent, outre le lieu, les activités et services qui s’y tiennent, Paris organise les jeux Olympiques de 2024 ; Paris refuse le compromis proposé par Bruxelles, etc. Dans ces cas-là, on a à l’œuvre un principe régulier, qui s’applique à tous les lieux de vie collective, du village à la métropole. Une logique générale s’exerce, et le lien des différentes variantes interprétatives est en quelque sorte ontologique. Ici, au contraire, c’est telle ou telle ville qui est frappée, accidentellement, d’un événement qui s’inscrit dans la mémoire collective, et dont le nom de la ville concernée devient le symbole.
3.1. Avec des toponymes
Il n’est pas rare que les noms des lieux où se sont déroulés des événements marquants de la vie sociale ou culturelle deviennent, parallèlement à leurs emplois ordinaires de toponymes, les noms mêmes de ces événements. On peut dire, comme le fait Lecolle (2009), que c’est une sorte de métonymie. Le choix du nom qui désigne l’événement est motivé au départ (relation de contiguïté), et demeure lié au référent initial du Np. Mais ce n’est pas un simple élargissement de sens, puisqu’il y a transfert de domaine.
3.1.1.Si l’événement en question a un caractère régulier (annuel en général), le phénomène est assez banal, et n’attire pas l’attention. Le caractère au départ accidentel de la relation entre le lieu et l’événement annuel qui s’y déroule finit, du fait même du retour prévisible de ce même événement dans ce même lieu, par institutionnaliser la relation avec le nom de la ville en question : ainsi, Davos, Cannes, Wimbledon.
(14) Le baromètre annuel sur la confiance, réalisé par la firme Edelman et présenté à l’ouverture de Davos, révèle cette année une baisse de la confiance dans les réseaux sociaux. (M. 25/01/18, p. 24)
(15) Les personnalités du cinéma font toujours palpiter le coeur du public pendant Cannes (blog.twitter.com/official/fr, 29/05/17)
(16) Le jour de la finale de Wimbledon, elle s’avance… (TV5, C/Politique, 28/01/ 19h)
(17) Munich au chevet de la Syrie (titre).
Les grands acteurs du conflit vont plaider leur cause lors de cette conférence annuelle sur la sécurité (sous-titre) (JDD, 18/02/18, p. 13)
Là encore, les indications temporelles (à l’ouverture de, pendant, le jour de, lors de) balisent l’interprétation. Dans l’exemple munichois (17), moins banal au regard du lecteur français que les autres, on note que le journaliste précise de quoi il s’agit par l’anaphore (‘cette conférence annuelle’) présente dans le sous-titre.
Par ailleurs, cette désignation de l’événement étant devenue régulière, et stabilisée (avec des éléments de contenu, Cannes = les paillettes ; Davos = forum économique mondial), on peut utiliser le nom pour qualifier d’autres événements, par contraste (18) ou selon une antonomase (19), ce Davos de la défense) :
(18) Ici, le dress code, ce sont les Moon Boot […] Quelque part, c’est un peu l’anti-Cannes. Sous le bonnet, on est tous égaux. (JDD, 21/01/18, p. 37, à propos du festival de cinéma de l’Alpe d’Huez)
(19) Turquie, Iran, Arabie Saoudite, Liban et Israël avaient envoyé leurs émissaires à ce ‘Davos de la défense’. (JDD, 18/02/18, p.13, à propos des rencontres de Munich sur la défense internationale)
3.1.2. Tout à fait différents sont les cas où un lieu devient le symbole d’un événement dramatique, à caractère unique. Les exemples récents de ce modèle ne manquent pas :
(20) Je sais la question qui a été posée au lendemain de Toulouse (dit par F. Hollande, F.I, 17/03/13, 13h)
(21) La série d’attentats déjoués inquiète Marc Trévidic. « C’est le même phénomène qu’avant le Bataclan ». (ledauphine.com/france, 17/06/16)
(22) Je ne sais pas trop si on a tiré les leçons de Viry-Châtillon (TV5, 02/01/18, 18h21)
Alors le lieu, ville ou salle de spectacle, se confond avec le drame qui s’y est produit. Le passage du toponyme au nom d’événement s’opère grâce aux marques de repérage temporel, comme précédemment (au lendemain de, avant, en (20) et (21).
Au-delà, le ‘contenu’ du Np est suffisant et suffisamment stable pour qu’on puisse, à partir de la connaissance qu’on a du traumatisme, utiliser le nom qui le symbolise dans des antonomases, ou même comme nom de série. Le Np de lieu est alors inséré dans un GN, avec déterminant indéfini masculin, soit avec un adjectif épithète antéposé (23-24), ou même sans (25-26), pour nommer certain type d’événement dramatique. Le toponyme originel est alors devenu un nom général pour baptiser ces cataclysmes, où qu’ils se déroulent. Ainsi, (25) évoque, au moyen des Np Nice et Boston (donnés, en l’occurrence, pour équivalents !) un événement lié à New-York, et (26) plus encore, associe Bataclan à Afghanistan, et traite le nom de la salle de spectacle comme un nom quasi commun pour désigner ‘une tuerie de masse’.
(23) Faudrait encore attendre un deuxième Viry-Châtillon (TV5, 02/01/18, 18h19)
(24) « Viser cette ville le jour de la fête nationale, c’est comme frapper une ville touristique le 4 juillet aux Etats-Unis ». Dans un éditorial, le journaliste Marco della Cava décrit un « nouveau Bataclan », huit mois après les attentats de Paris . (www.lexpress.fr, 15/07/16, après l’attentat de Nice)
(25) Dans cette affaire, on a échappé à un Nice ou à un Boston (TV5, 01/11/17, 17h50, à propos de l’attentat perpétré à New-York la veille)
(26) Nous, en Afghanistan, on a un Bataclan tous les deux jours ! À part ça, ça va ! (le dessin de Plantu, M. 30/01/18, p.1)
3.2. Avec des anthroponymes
Assez souvent aussi, d’autres grandes affaires, d’autres scandales, sont liés non à un lieu, mais à une personne. Il arrive donc aussi qu’on désigne un événement (le plus souvent une affaire judiciaire qui éclate au grand jour) d’après le nom de son protagoniste.
(27) Un an après Merah, l’appel au ‘vivre ensemble’. (titre, M. 19/03/13, p.1)
(28) Tant d’exemples, dans les arts en général, avant et après Weinstein, montrent que la censure, un peu, et l’autocensure, surtout, gagnent du terrain. (M. 13/01/18, p. 22).
(29) J’avoue que j’ai eu cette colère, ce malsain petit désir qu’une fois pour toutes on crève cet abcès (qu’on traîne depuis Dreyfus et la perte de nos colonies). (www.telerama.fr, 01/02/12)
(30) La vie de bureau après DSK (titre) Séisme politique et médiatique, l’affaire Strauss-Kahn a aussi bouleversé les relations hommes-femmes. En particulier dans le monde de l’entreprise. (www.lemonde.fr, 17.09.2011)
Contrairement à ce que soutient M. Lecolle (2009), qui considère que les toponymes sont les meilleurs (et les seuls) Np susceptibles de nommer un événement, on observe ici que les anthroponymes y sont eux aussi aptes. En fait, tout dépend de l’importance de l’ancrage local de l’événement considéré. Il se trouve que ni l’affaire Dreyfus, ni l’affaire Weinstein n’ont d’ancrage local particulier : elles sont donc nommées par le nom du protagoniste. Dans l’exemple (29), concernant Dreyfus, la coordination proposée indique clairement qu’on parle de l’affaire, non de la personne (Dreyfus et la perte de nos colonies). Quant à l’affaire Merah, on peut penser qu’elle est fortement liée en même temps à la ville de Toulouse, et au nom du tueur son protagoniste : donc elle peut être nommée soit par le nom de Toulouse (20), soit par le nom de Merah (27).
Toutefois, on n’a pas d’exemple où le Np de personne apparaîtrait susceptible de devenir le nom d’une classe d’événements, et on n’a pas d’attestation d’emploi à déterminant indéfini. Si je dis « ces dernières années, on n’a pas eu d’autre DSK », je réfère à une classe de personnes, pas à une classe d’événements. Il faut donc reconnaître que le toponyme est à cet égard plus malléable.
Donc, si on peut bien dire, après Lecolle, que « les toponymes fonctionnent comme des repères pour les événements », on peut le dire aussi des anthroponymes. Voici un exemple qui montre clairement que l’origine de ces noms d’événements est indifférente, Np de personne (Seznec) et Np de lieu (Outreau) s’y voient coordonnés, ayant intégré l’un et l’autre la catégorie des Np d’événements :
(31) La Justice doit rester infaillible, ne doit pas reconnaître son erreur. Et tant pis si la présomption d’innocence doit en souffrir. Après Seznec, après Outreau, quelles leçons... (www.agoravox.fr, 19/12/06)
Dans un état de civilisation où se multiplie le nombre des entités que l’on veut distinguer par un Np, le réemploi des Np existants fournit une source toujours renouvelée de possibilités peu coûteuses. Le Np sélectionné, nom de lieu ou nom de personne, sert à nommer autre chose, un individu d’une autre nature que le référent d’origine. Le réemploi manifeste, à notre sens, l’ultime capacité du Np à échapper à son référent initial. Il montre qu’il y a comme une disponibilité des Np notoires à resservir, de façon indéfinie, pour baptiser des référents nouveaux que la communauté linguistique juge assez importants et pérennes pour vouloir leur affecter un Np.
IX. Conclusion
Au terme de cette présentation, on peut constater tout d’abord que le Np est un nom comme les autres. Plusieurs propriétés, toutefois, le distinguent bien sûr du nom commun. Sur le plan morphologique, la présence obligatoire d’une majuscule, et la résistance, dans la plupart des cas, à la marque du pluriel. Sur le plan syntaxique, le fait, pour bon nombre de Np, de pouvoir occuper sans article la position d’un GN référentiel. Sur le plan sémantique, la relation directe qu’il établit entre une forme de langue et un individu du monde. Mais par ailleurs, on a vu aussi que les Np peuvent occuper la position de nom tête dans n’importe quel GN du français. Il s’agit donc bien d’une sous-catégorie de la catégorie générale du nom.
Ce qui semble fondamental dans la compréhension du fonctionnement d’un Np, c’est la relation référentielle qu’il établit entre l’énoncé et l’objet du monde dont il est le nom. La première conséquence de cette relation, c’est la créativité impressionnante qui se manifeste dans cette catégorie. Outre les noms de lieux et de personnes qui relèvent d’une longue tradition et sont enregistrés dans les dictionnaires de Np, on voit se créer quotidiennement des « noms » qui sont attribués à des entités nouvelles et qui fonctionnent plus ou moins comme les Np lexicaux, même si tous ne correspondent pas à la définition délibérément étroite que nous avons choisie ici : noms d’entreprises (Google), de syndicats (CGT), de lieux culturels (Beaubourg), d’opérations militaires (Sentinelle), de partis politiques (FI), etc. Le choix d’un Np pourvu d’une forme originale fonde l’existence du référent, et de surcroît, permet qu’on puisse en parler. Les fréquents changements de noms de partis politiques fournissent un témoignage a contrario de la dimension ontologique du nom : ils sont destinés à signifier une mutation, ou du moins un renouvellement (de FN à RN, pour citer un exemple récent).
Sur le plan du sens, le Np touche à deux extrêmes. D’un côté, il peut être une simple étiquette renvoyant à un référent dont on ne sait rien, sauf qu’il existe, par exemple le nom d’une île lointaine sur une carte de géographie, ou celui d’un inconnu sur une pierre tombale ; d’où cette idée d’un nom propre ‘vide de sens’, qui a si longtemps entravé l’étude linguistique dans ce domaine. Mais comme on l’a vu, le Np peut aussi se charger d’un sens d’un autre type que celui des Nc (ce que nous avons appelé son contenu), sens que lui confère la relation qui l’attache à son référent initial : on passe alors du ‘vide de sens’ à un ‘trop-plein de sens’, puisque, comme l’avait déjà noté M. Bréal, les propriétés singulières qui caractérisent un individu sont infinies. Le Np se révèle alors un instrument privilégié de la connaissance du monde, complémentaire du Nc : si ce dernier, en effet, permet de viser le particulier en passant par le général (ce chat est un exemplaire de la catégorie « chat »), le Np, lui, permet de généraliser à partir de la connaissance des particuliers (les Machiavel sont des gens qui ont des points communs avec l’individu Machiavel).
Annexe :références citées
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Note 1:
Michèle Noailly est en désaccord avec cette position (déjà proposée dans Gary-Prieur 2005 et 2009 et reprise dans Laurent 2016). Pour elle, le Np ne peut pas être dit 'objet du monde', il est simplement un objet de langue un peu à part (dans la mesure où sa raison d'être est de référer à un particulier). Les arguments en faveur d'un double statut du Np, développés dans cette page, seront repris par Marie-Noëlle Gary-Prieur au chapitre II (II.1), mais sans convaincre davantage Michèle Noailly. Cette divergence terminologique et théorique n’a (par bonheur!) aucune conséquence sur les analyses qui vont suivre.