Comité éditorial
(09-2022)
Pour citer cette notice:
***, 2022, "Structures majeures et régularités transversales", in Encyclopédie grammaticale du français,
en ligne: encyclogram.fr
Les discours en langue naturelle sont composés d’unités élémentaires (les morphèmes du lexique) assemblées selon des règles qui décident des combinaisons possibles. C’est cette évidence de base qu’exprime le terme de syntaxe, au sens étymologique. La première des tâches qui incombent à la grammaire d’une langue consiste donc à établir un inventaire descriptif aussi complet que possible des assemblages de toutes dimensions qu’elle permet de construire. Leur description doit rendre compte de plusieurs sortes de propriétés interdépendantes :
• D’une part, des propriétés configurationnelles, qui ont trait à leur composition : de quels éléments chaque construction est-elle constituée ? à quelles catégories appartiennent ces éléments ? quelles relations y a-t-il entre eux (rection, modification, adjonction, relations macro-syntaxiques…). En particulier, quelles sont les aptitudes intégratives de chaque type d’assemblage, c’est-à-dire sa capacité à entrer en tant que membre fonctionnel dans des constructions plus vastes ?
• D’autre part, chaque assemblage de signes est lui-même un ‘grand signe’ qui se caractérise par un sens et une pertinence communicative propres. Ces propriétés sémantiques sont le plus souvent décrites en faisant correspondre aux diverses constructions des contenus prédicatifs (structures actantielles) et des fonctions ‘informationnelles’ (topicalisation, focalisation, prédication seconde, etc.).
• Enfin, toutes les constructions possibles en langue n’ont pas le même rendement en discours. Certaines sont d’usage fréquent et apparaissent comme des prototypes, d’autres font figure de raretés, voire d’exceptions. Et leur utilisation varie en fonction de facteurs extra-linguistiques (type d’interaction, genre discursif, etc.). Chaque assemblage doit donc être caractérisé oppositivement par ses propriétés instrumentales, c’est-à-dire par sa plus ou moins grande aptitude à l’emploi selon les diverses circonstances de parole.
1. Structures majeures.
Par structures syntaxiques, nous entendons les assemblages de tous rangs de complexité (mots construits, syntagmes, énoncés) qui font l’objet d’une description sous ces trois aspects . Dans l’état actuel des connaissances, leur inventaire ne saurait être exhaustif. Ne peuvent être répertoriées que les structures auxquelles la tradition grammaticale et les moyens d’observation actuels (corpus disponibles, outillage électronique) donnent de la visibilité. D’où l’appellation de structures majeures qui leur est donnée ici.
La quasi-totalité des grammaires descriptives en présentent une taxinomie détaillée, dont les catégories et sous-catégories sont fondées sur des critères distributionnels plus ou moins précis (classement en constructions verbales / nominales / adverbiales, etc., voir la > Notice ‘Catégories’). Le plan envisagé pour l’EGF comprend un tableau d’ensemble des structures micro-syntaxiques organisé de cette façon.
2. Régularités transversales.
2.1. Cependant, parmi les propriétés configurationnelles de ces structures, il en est qui sont communes à plusieurs d’entre elles, et ne peuvent donc pas être figurées structure par structure avec toute la généralité souhaitable. Ce sont des procédés de composition qu’on peut qualifier de régularités transversales, dans la mesure où ils ont pour domaine des classes d’unités qui croisent par le travers les catégorisations distributionnelles. Tels sont par exemple :
- les procédés de coordination, qui s’appliquent à des unités de tous rangs, du morphème (les soins pré- et post-opératoires) aux énoncés (Il était perdu et il est retrouvé), et qui construisent des syntagmes de toutes catégories ;
- les procédés constructeurs de listes, c’est-à-dire de syntagmes constitués d’éléments juxtaposés appartenant à un même paradigme, y compris les retouches lexicales et autres reformulations fréquentes à l’oral (il y avait euh un chef de groupe euh un pionnier euh un truc) [Blanche-Benveniste 1987 ; 1990 : 151 ; 2011]
- les procédés d’ellipse, qui autorisent la formation de structures dont certains composants paraissent absents (Il jette l’or à poignées comme un semeur le grain ; – Où tu vas ? – À la fac.) ;
- les faits de récursivité, c’est-à-dire la possibilité de réappliquer certaines opérations syntaxiques à leur propre résultat (comme p. ex. la combinaison d’une préposition et de son complément : il vient [de [vers [chez toi]]], ou l’adjonction d’un nom épithète à un autre nom : la [matière-[espace-temps]]). Diverses catégories d’unités, mais pas toutes, se prêtent à de telles opérations récursives ;
- les contraintes générales sur l’ordre des constituants dans les syntagmes (proclise, orientation séquentielle ‘progressive’ des relations tête-dépendants, etc.), ainsi que les phénomènes d’ambiguïté qui en découlent (métanalyses, homonymies de constructions).
- les contraintes générales portant sur les discontinuités syntagmatiques, qui consistent à inclure les deux termes d’une structure de dépendance dans des syntagmes distincts (Il a beaucoup lu de livres ; Qui est-ce que tu connais de compétent ?; C’est tout moi qui fais, dans cette maison).
- les faits de figement, par lesquels une structure perd sa compositionnalité sémantique et se trouve recatégorisée dans une classe d’unités de rang inférieur. Ces processus, qui ont à voir avec la dimension variationnelle de la langue, sont susceptibles d’affecter des syntagmes de divers rangs et catégories (un fil de fer en cuivre ; parler de Dieu sait quoi à n’importe qui…)
Dans le plan d’ensemble envisagé pour la grammaire du français, il semble légitime de regrouper les faits de ce genre, en raison de leur nature trans-catégorielle.
2.2. Par ailleurs, chaque langue n’exploite qu’une partie de toutes les structures grammaticales dont est capable le langage humain, et comporte des préférences en faveur de certaines configurations syntaxiques plutôt que d’autres. Ainsi, le français contemporain use de prépositions et non de postpositions, place les déterminants avant le nom et non après, exprime en bonne partie les valeurs de temps-aspect au moyen d’auxiliaires précédant les verbes, abonde en périphrases verbales, tend à conjuguer les verbes en personne ‘par la gauche’ au moyen d’indices clitiques (je/tu/il/on/ils [paRl]), et à préfixer les morphèmes de nombre (les machines à laver z-italiennes ; qu’est-ce que vous avez comme z-arbres ?), tandis que certaines flexions suffixales donnent des signes de débilité (raréfaction à l’oral des accords du participe passé, relative rareté des inversions de clitique sujet). On peut voir dans la coexistence de ces faits l’indice d’une tendance générale à placer séquentiellement les opérateurs flexionnels avant leur opérande, et à préférer les flexions de syntagme aux flexions de lexèmes. Les convergences de ce genre sont révélatrices de dynamiques internes au système grammatical, qui exercent un effet harmonisateur et homogénéisant sur les divers domaines de structures, et méritent donc aussi d’être mises au nombre des régularités transversales .
Ces dynamiques, qui ne sont pas sans rapport avec les ‘universaux implicatifs’ mis en évidence par Greenberg [1966], constituent par ailleurs des caractéristiques importantes d’un point de vue typologique, et des facteurs d’explication des changements diachroniques .
3. Ce sont là les raisons qui conduisent à distinguer dans l’EGF deux sortes de notices descriptives, consacrées les unes aux structures majeures, les autres aux régularités transversales, et à subdiviser selon la même distinction la partie ‘micro-syntaxe’ de la table des matières.
Références.
Blanche-Benveniste (C.), 1987, « Syntaxe, choix de lexique et lieux de bafouillage », DRLAV 36-37, 123-157.
Blanche-Benveniste (C.), 1990, Le français parlé, études grammaticales, Paris, Éditions du CNRS.
Blanche-Benveniste (C.), 2011, « Les beautés de l’énumération », in G. Corminboeuf & M.-J. Béguelin (éds), Du système linguistique aux actions langagières, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 161-172.
Carlier (A.) & Combettes (B.), 2015, « Typologie et caractérisation morpho-syntaxique : du latin au français moderne », Langue française 187, 15-58.
Greenberg (J.-H.), 1966, Universals of language, Cambridge, MIT Press.
Martinet (A.), 1955, L’économie des changements phonétiques, Berne, Francke.
Note 1:
Le terme de structure nous paraît plus ‘neutre’ que celui de construction, qui a fait l’objet de spécialisations théoriques (voir la > Notice ‘Construction’). Il nous arrivera néanmoins de les employer l’un pour l’autre, sans y mettre d’intentions particulières.
Note 2:
Dans certains travaux, les coordinations sont traitées comme un cas particulier des structures de liste, mais cette question reste ouverte.
Note 3:
Cf. la notion de tendance à l’harmonie des systèmes chez Troubetzkoy, et la réinterprétation qu’en fait Martinet [1955 : 97]. Au reste, ces tendances n’ont rien de déterministe, et coexistent toujours dans un système grammatical avec des faits contraires ou rétifs, qui peuvent être les germes de reversements de tendance à venir.
Note 4:
Par les tendances flexionnelles mentionnées ci-dessus, le français moderne diffère nettement du latin, ce qui témoigne d’un changement typologique intervenu entre celui-ci et celui-là, via l’ancien français. Voir [Carlier & Combettes 2015] : « l’expression de la flexion nominale n’affecte plus les différents éléments du NP mais se réduit à une marque unique par syntagme… La morphologie suffixale s’effrite et parallèlement se développent de nouveaux marqueurs grammaticaux antéposés au nom ou au verbe… ».