>Page pers. H. Kronning
(05-2024)
Pour citer cette notice:
Kronning (H.), 2024, "Les verbes modaux devoir et pouvoir", in Encyclopédie grammaticale du français,
en ligne: encyclogram.fr
DOI: https://nakala.fr/10.34847/nkl.1f4e37ph
Nécessaire se dit de ce sans quoi, pris comme condition, il
n’est pas possible de vivre : par exemple, la respiration et la nourriture
sont nécessaires à l’animal, car il ne peut exister sans elles.
Aristote, La métaphysique, Δ, 5
1. Délimitation du domaine.
1.1. Présentation
Les verbes modaux devoir et pouvoir sont généralement considérés comme donnant lieu à différentes « interprétations ».
Ainsi est-il possible de distinguer pour le modal devoir l’interprétation déontique au sens large (D) (« obligation ») (1), l’interprétation aléthique (A) (« nécessité ») (2) et l’interprétation épistémique (estimation subjective : « probabilité haute ») (3) :
(1) Jean doitD aider Pierre.
(2) Tous les hommes doiventA mourir.
(3) Sa copine doitE avoir une vingtaine d’années.
Dans (1), un agent (‘Jean’) a l’obligation de Faire quelque chose (‘aider Pierre’). Dans (2), quelque chose Est nécessairement le cas, alors que, dans (3), quelque chose Est probablement le cas. Ainsi, il est possible de paraphraser devoir, dans (3), par probablement (≈ Sa copine a probablement une vingtaine d’années), ce qui n’est pas possible dans (2) (*≈ Tous les hommes meurent probablement). Autrement dit, l’interprétation épistémique relève d’une estimation subjective à la différence de l’interprétation aléthique.
Corrélativement, pour le modal pouvoir, il est possible de distinguer l’interprétation déontique au sens large (D) (« permission ») (4), l’interprétation aléthique (A) (« possibilité ») (5) et l’interprétation épistémique (« estimation subjective : éventualité ») (6).
(4) Jean peutD aider Pierre.
(5) Tous les hommes peuventA mourir à tout instant.
(6) Sa copine peutE avoir une vingtaine d’années.
Dans (4), un agent (‘Jean’) a la permission de Faire quelque chose (‘aider Pierre’). Dans (5), il est possible que quelque chose Soit le cas, alors que, dans (6), quelque chose Est peut-être le cas. Ainsi, on peut paraphraser pouvoir, dans (3), par peut-être (≈ Sa copine a peut-être une vingtaine d’années), ce qui n’est pas le cas de pouvoir dans (2) (*≈ Tous les hommes meurent peut-être à tout instant). L’interprétation épistémique relève d’une estimation subjective à la différence de l’interprétation aléthique.
L’interprétation déontique au sens large (D) de devoir peut, à son tour, être subdivisée en interprétation déontique au sens restreint, théorique (D-TH) (« obligation théorique : morale, légale, religieuse etc. ») (7a), et en interprétation déontique pratique (D-PR) (« obligation pratique : ‘contrainte’ ») (7b) :
(7a) Jean doitD-TH aider Pierre, car Pierre est son frère.
(7b) Jean doitD-PR aider Pierre pour être payé.
Dans (7a), l’agent (‘Jean’) doit aider Pierre en vertu d’une loi morale, religieuse ou autre selon laquelle il faut aider son frère, alors que, dans (7b), Jean doit aider Pierre pour atteindre un but (‘être payé’), que ce soit pour – ou contre (« contrainte ») – son gré.
De même, l’interprétation déontique au sens large (D) de pouvoir peut être subdivisée en interprétation déontique au sens restreint, théorique (D-TH) (« permission théorique : morale, légale etc. ») (8a), et en interprétation déontique pratique (D-PR) (« permission pratique : capacité ») (8b) :
(8a) Jean peutD-TH travailler jusqu’à l’âge de soixante-dix ans.
(8b) Jean peutD-PR travailler plus pour gagner plus.
Dans (8a), l’agent (‘Jean’) peut travailler jusqu’à l’âge de soixante-dix en vertu d’une loi, en l’occurrence « légale », alors que, dans (8b), Jean peut travailler plus pour atteindre un but (‘gagner plus’), ce qui présuppose qu’il en a la « capacité ».
Les dénominations et les définitions de ces interprétations varient et seront précisées. Suffit-il de dire ici que, si les interprétations déontiques stricto sensu sont généralement appelées « déontiques », les interprétations déontiques pratiques sont souvent qualifiées de « dynamiques » et les interprétations aléthiques sont, dans la mesure où elles sont prises en compte, incluses dans les catégories « dynamiques ». Les interprétations modales en (3) et en (6) sont, en revanche, généralement dénommées « épistémiques ».
Du point de vue cognitif, les interprétations effectivement activées d’une occurrence donnée de devoir et pouvoir chez le locuteur et chez les interprétants peuvent varier. Dans cette notice, les interprétations de ces verbes modaux dans les exemples cités sont des interprétations possibles, voire probables, étant donné le contexte. Dans certains cas, il peut y avoir coactivation de plusieurs interprétations (« surdétermination ») ou activation d’une seule interprétation plus abstraite (« indétermination ») (§ 2.4).
1.2. Modalité, modalités et modalisation
Dans l’espace conceptuel de la modalité, on distingue souvent une conception « étroite », dite « aristotélicienne », qui est également celle de la logique modale moderne, d’une conception « large » (Le Querler 1996 : 50).
Selon la conception « étroite », la modalité relève de la Nécessité ou de la Possibilité.
À la différence de ces modalités « aristotéliciennes », qui ne ressortissent qu’à l’Être, les verbes modaux devoir et pouvoir sont généralement censés relever ou bien des modalités du Faire, plus précisément du Faire être, (« déontiques au sens large », « radicales », « orientées vers l’agent », Bybee et al. 1994) ou bien de l’Être (« aléthiques et épistémiques ») : quelqu’un (un agent) doitD ou peutD Faire en sorte que quelque chose (un procès p) soit le cas ou quelque chose (un procès p) doitA/E ou peutA/E Être le cas (cf. Kronning 1996 : 29, 145).
Parmi les conceptions « larges » de la modalité, il faut citer en premier lieu celle de Gosselin (2010 et > Notice , cf. aussi Perkins (1983 : 6-12) qui distingue les modalités déontiques, aléthiques, épistémiques, bouliques (« volontés et souhaits »), axiologiques (« louable vs blâmable ») et appréciatives (« désirable vs indésirable »). Seules les trois premières sont pertinentes pour l’interprétation des verbes modaux devoir et pouvoir (cf. pourtant § 1.4).
La modalisation est l’attribution d’une portée (typiquement une proposition p) aux modalités. Ainsi, dans Il doitE se tromper, la proposition p (‘Il se trompe’) se trouve, à la suite de la modalisation, sous la portée de la modalité épistémique de Nécessité (‘probabilité haute’).
1.3. Modalités et actes illocutoires
Les phrases déclaratives et interrogatives renfermant les verbes modaux devoir ou pouvoir peuvent servir à l’accomplissement non seulement des actes assertifs et interrogatifs, mais aussi, suite à des dérivations illocutoires, à l’accomplissement d’actes de langage indirects (Searle 1982).
Ainsi, par l’énonciation des déclaratives (9-10), où devoir et pouvoir sont en interprétation déontique au sens restreint (« obligation théorique », « permission théorique »), le locuteur accomplit des assertions :
(9) Selon l’art. 12 al. 1 du Règlement sur les professions de la santé […], les personnes concernées doiventD-TH annoncer sans délai au département tout changement pouvant entraîner une modification de son autorisation de pratiquer […]. (Canton de Genève, ge.ch, s.d.)
(10) Les Françaises et les Français de plus de 18 ans peuventD-TH voter[aux élections municipales] (La Lettre du Préfet, 2014, somme.gouv.fr)
Ces assertions sont vraies si, dans (9), il existe une obligation légale selon laquelle les personnes concernées doivent annoncer sans délai au département tout changement pouvant entraîner une modification de son autorisation de pratiquer et si, dans (10), il existe un droit légal selon lequel les Françaises et les Français de plus de 18 ans peuvent voter aux élections municipales
Or, si (9) est énoncé par un responsable du secteur sanitaire dans un centre médical, il peut accomplir un acte indirect injonctif, et, si (10) est énoncé par un homme politique dans une réunion électorale qui s’adresse aux jeunes, il peut également accomplir un acte indirect injonctif.
On remarquera que, quand ces énoncés (9-10) sont interprétés comme ayant une force injonctive, ils restent cependant des assertions qui se distinguent des actes injonctifs accomplis par l’énonciation des phrases impératives (11-12) :
(11) Annoncez sans délai au département tout changement pouvant entraîner une modification de votre autorisation de pratiquer !
(12) Votez !
Il est significatif à ce propos que les modaux devoir et pouvoir n’aient pas de forme impérative (13-14) :
(13) *Devez annoncer sans délai au département tout changement pouvant entraîner une modification de votre autorisation de pratiquer !
(14) *Pouvez voter !
La dérivation illocutoire injonctive des assertions renfermant les modaux devoir et pouvoir est généralement facilitée si ces verbes sont à la deuxième personne (15-16) :
(15) Vous devezD-TH partir maintenant !
(16) Vous pouvezD-TH partir maintenant !
Dans ce cas, les énoncés sont généralement perçus comme plus « polis » en termes d’adoucissement de la menace dirigée contre la « face » de l’interlocuteur (Brown & Levinson 1987, Kerbrat-Orrechioni 1992 : 159-321) que le mode impératif (Partez maintenant !). La dérivation illocutoire et la politesse dépendent cependant largement de la hiérarchie sociale qui s’établit entre les interlocuteurs. Ainsi, si (15) est énoncé par un employeur qui s’adresse à un de ses employés la menace dirigée contre la face de celui-ci n’est que modérément adoucie. Si, en revanche, l’employeur énonce (16), la menace peut être plus mitigée (Nous avons presque fini. Vous pouvez partir maintenant.) que dans (15), mais l’employeur peut aussi énoncer (16) de façon à ce que la menace contre la face de l’interlocuteur soit plus intense (Vous pouvez partir maintenant ! Je ne veux plus vous voir !)
Les modaux devoir et pouvoir dans (9-10, 15-16) relèvent du déontique théorique (« obligation », « permission »), alors que, dans (17-18), ils ressortissent au déontique pratique (« contrainte », « capacité »). Dans ce cas, si devoir et pouvoir sont à la deuxième personne, la dérivation injonctive semble, sans être exclue, moins probable :
(17) Vous devezD-PR partir maintenant pour ne pas rater votre train.
(18) Vous pouvezD-PR partir maintenant pour être sûr de ne pas rater votre train.
Cette dérivation injonctive s’est pourtant « constructionnalisée » (Traugott 2019) dans l’interrogative (20a), « version polie » de (19), ce qui ressort de la réactualisation de l’interprétation déontique pratique (‘Êtes-vous capable de me passer le sel ?’) de (20a) par l’intervention réactive (20b) :
(19) Passez-moi le sel !
(20a) Pouvez-vous me passer le sel/, s’il vous plaît/ ? (Searle 1982 : 84)
(20b) Non, excusez-moi. Je ne peuxD-PR pas, il est à l’autre bout de la table. (Searle 1982 : 84)
L’énonciation de certaines phrases nécessairement vraies peut déclencher une dérivation injonctive, ce qui peut être explicité dans le contexte (Corrigez-vous ; alors va vivre tes rêves) (21-22) :
(21) Tous les hommes doiventA mourir. […] Corrigez-vous, autrement vous ne viendrez pas au ciel. (Schmitt, Christoff van, 1866, Œuvres choisies du chanoine, A. Mame et fils, p. 72)
(22) Je me suis dit : « Cristina, toi aussi, tu peuxA mourir demain, alors va vivre tes rêves ! » (voici.fr., 14.02.2019)
Les différences qui existent entre les assertions et interrogations modales et les actes illocutoires dérivés que le locuteur peut accomplir à l’aide des ces assertions et ces interrogations ne sont pas prises en compte par les définitions de la modalité (et de la modalisation) qui sont formulées en termes d’« attitude du locuteur » (Vetters & Godard 2021 : 1349) :
« La modalité est l’attitude du locuteur vis-à-vis de la réalité ou l’existence d’une situation. […] Les principales relations modales sont la nécessité (devoir) et la possibilité (pouvoir). La nécessité est dite plus forte que la possibilité, car le locuteur s’engage plus fortement sur la factualité de la proposition concernée par l’expression modale ».
1.4. Modalité et modes
Les verbes modaux devoir et pouvoir se conjuguent à tous les modes personnels et apersonnels, sauf l’impératif (13-14). En revanche, pouvoir (23a-23c), à la différence de devoir (24), se conjugue aussi à l’optatif qui relève des modalités bouliques (« souhaits ») (Gosselin 2010 : 352) :
(23a) C’est mon unique sœur. Puisse-t-elle vivre longtemps et dans la joie. (NDiaye, Marie, 2021, La vengeance m’appartient, Paris : Gallimard, p. 210)
(23b) – Au revoir, monsieur […], et puisse la fortune vous sourire. (Verne, Jules, 1863 [publié en 1994], Paris au XXe siècle, Paris : Hachette)
(23c) Ma grand-mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée […] souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir ! (Proust, Marcel, 1927, Le temps retrouvé, Pléiade, IV : 481)
(24) *Doive-t-il réussir !
1.5. Propriétés syntaxiques des verbes modaux devoir et pouvoir
Du point de vue syntaxique, les verbes modaux devoir et pouvoir ont la particularité d’être des coverbes au sens strict (Kronning 2003, Gosselin 2023) qui ne se construisent qu’avec un infinitif non précédé d’une préposition (25-26), lequel n’est pas remplaçable par une complétive (25-26) :
(25) Je dois aider mon frère.
(26) Je peux aider mon frère.
(27) *Je dois que j’aide mon frère
(28) *Je peux que j’aide mon frère.
Par contre, ne remplissant pas ces critères de la coverbialité stricte, le verbe modal falloir accepte de se construire aussi bien avec un infinitif (29) qu’avec une complétive (30) :
(29) Il faut aider mon frère.
(30) Il faut que j’aide mon frère.
On remarquera que la construction verbale se devoir + Infinitif, dont le sens se rapproche de la modalité déontique, ne remplit pas le critère de ne pas se construire avec un infinitif non précédé d’une préposition (31) :
(31) [Son mari] se doit de continuer le combat. (rts.ch, 09.06.2022)
Les coverbes modaux devoir et pouvoir doivent être distingués des « locutions auxiliaires modales » (Gosselin 2023, cf. > Notice Modalités) à base adjectivale (être capable de) (32), participiale (être obligé de) (33) et nominale (être dans l’obligation de et avoir la/être en capacité de) (34, 35a-35b) qui ne remplissent pas non plus ces critères :
(32) Ce jeune prodige est capable deD-PR réciter les noms des grandes villes de Haute-Saône sans en oublier une seule. (lechodelaboucle.fr, 05.05.2018)
(33) Victime de cyberharcèlement depuis son procès : elle est obligée deD-PR changer de numéro chaque semaine. (voici.fr, 13.02.2023)
(34) Lorsqu’une banque est dans l’obligation de D-TH rejeter un chèque, elle doitD-TH mettre tous les moyens en œuvre pour informer l’émetteur du rejet de son chèque, afin qu’il régularise sa situation avant que le rejet ne soit définitif. (La lettre juridique, no 178, 28.07.2005)
(35a) Au micro de TF1, le sélectionneur des Bleus a fait part de sa satisfaction [:] « Mbappé a la capacité de D-PR résoudre des problèmes ». (footmarseille.com, 02.12.2022)
(35b) Vétro je le connais pas mal, depuis qu’il est jeune. C’est un mec qui est en capacité deD-PR te créer du jeu et d’être un espèce de ‘Game Challenger’. (onefootball.com, 09.02.2024)
D’autres propriétés syntaxiques importantes des verbes modaux devoir et pouvoir qui ont trait à la « stratification énonciative de l’énoncé » (sa « structure informationnelle ») (§ 4.1) et à l’« auxiliarité » (§ 4.2), seront traitées plus loin.
1.6. Points de vue typologiques : les verbes modaux
anglais.
Les coverbes modaux au sens strict d’une langue germanique comme l’anglais se distinguent sous plusieurs aspects des coverbes modaux français.
Premièrement, ils se distinguent par leur nombre : aux deux coverbes français correspondent dix coverbes modaux anglais, divisés en « modaux primaires » et « modaux secondaires » (Perkins 1983 : 29, 50) :
Verbes modaux primaires | Verbes modaux secondaires |
---|---|
can + Infinitif | could + Infinitif |
may + Infinitif | might + Infinitif |
must + Infinitif | ought to + Infinitif |
will + Infinitif | would + Infinitif |
shall + Infinitif | should + Infinitif |
Tableau 1 : Les coverbes modaux en anglais
Les fonctions des modaux secondaires (« politesse », « formalité », etc.) peuvent toutes être subsumées sous la « conditionnalité » (Perkins 1983 : 50) (36-38) :
(36) Tu devrais l’aider. – You ought to/should help her.
(37) Pourriez-vous m’aider ?– Could you help me?
(38) S’il l’avait épousée, il aurait été riche. – If he had married her, he would have been rich.
On aura remarqué que ought to + Infinitif ne remplit pas un des critères de la coverbialité stricte étant donné la présence de la préposition to devant l’infinitif.
Deuxièmement, si les deux verbes devoir et pouvoir se conjuguent à tous les temps et à tous les modes personnels (sauf l’impératif) et apersonnels, les dix coverbes modaux de l’anglais sont invariables : ils ne se conjuguent pas au temps (39) ni à la personne (40) et n’ont pas de forme participiale (41) ou infinitive (42-43) :
(39) Hier j’ai dûD-PR aller à Paris pour aider ma mère. – Yesterday I had to (*must, *ought to) go to Paris to help my mother.
(40) He must/ought to/can/could (*musts, *oughts to,*cans,*coulds) help me.
(41) Tu as dûE la voir auparavant. – You must have seen (*have must see) her before.
(42) Il n’aimait pas devoirD-PR l’aider. – He didn’t like having to help (*must help) her.
(43) Il était impatient de pouvoirD-PR l’aider. – He was eager to be able to help (*to can help,*to could help) her.
Par conséquent, l’anglais doit faire appel, entre autres, aux locutions modales, verbales (have to ‘avoir à’) et adjectivales (be able to ‘être capable de’), qui se conjuguent au temps (40) et aux modes apersonnels (42, 43), ainsi qu’à l’infinitif composé (have seen ‘avoir vu’) (40), pour remédier à l’invariabilité des coverbes modaux.
1.7. Propriétés quantitatives
Il ressort des données quantitatives réunies par Engwall (1984), basées sur des échantillons de 25 romans (1962-1968) que le coverbe modal pouvoir est beaucoup plus fréquent que le coverbe modal devoir. Le marqueur modal falloir, qui n’est pas un coverbe au sens strict, est moins fréquent que devoir et pouvoir dans ce corpus. Les données d’Engwall permettent aussi de constater que la fréquence des locutions modales être capable et être obligé est relativement faible (≤ ‘inférieur ou égal à’) (Tableau 2), ce qui est confirmé par un corpus littéraire plus récent (Tableau 3) :
Marqueurs modaux | Occurrences |
---|---|
devoir + Infinitif | 782 |
pouvoir + Infinitif | 1352 |
falloir + Infinitif / que P | 712 |
être obligé de + Infinitif | ≤26 |
être capable de + Infinitif | ≤61 |
Tableau 2 : Fréquences des marqueurs modaux dans le corpus d’Engwall (1984)
Marqueurs modaux | Occurrences |
---|---|
devoir + Infinitif | 232 |
pouvoir + Infinitif | 549 |
être obligé de + Infinitif | 9 |
être dans l'obligatioin de + Infinitif | 1 |
avoir le devoir de + Infinitif | 2 |
être capable de + Infinitif | 14 |
être incapable de + Infinitif | 4 |
Tableau 3 : Fréquences des marqueurs modaux dans un corpus littéraire récent
Il est probable que les fréquences varient en fonction des genres de discours (cf. Rossari et al. 2020), surtout en ce qui concerne les marqueurs de faible fréquence tels que les locutions modales. Il serait aussi intéressant d’étudier ces locutions à la lumière des locutions correspondantes en anglais (be able to), étant donné que les propriétés des coverbes modaux anglais diffèrent radicalement de ceux du français (§ 1.5.).
2. Modélisations.
2.1. Présentation
Combien de « sens » ou d’« interprétations » les verbes modaux devoir et pouvoir ont-ils ? Quelles sont les relations entre ces « sens » ou « interprétations » ? De telles questions font l’objet des différentes modélisations sémantiques et conceptuelles qui seront présentées ici.
2.2. Sémasiologie ou onomasiologie
La modélisation sémantique et conceptuelle des marqueurs linguistiques (ou « signes ») peut se faire de façon sémasiologique ou onomasiologique, c’est-à-dire le linguiste peut choisir des marqueurs linguistiques spécifiques, comme les modaux devoir et pouvoir, ce qui sera le cas ici, pour étudier l’espace sémantique qui leur est associé ou il peut commencer par définir un espace conceptuel (ou domaine notionnel) pour étudier tous les marqueurs qui l’expriment, comme le fait Gosselin (2010 : 2, cf. > Notice Modalités) : « Le point de vue retenu » dans son ouvrage « est clairement onomasiologique ». Or, même une démarche sémasiologique qui vise à étudier les deux marqueurs modaux français devoir et pouvoir résulte d’un choix onomasiologique préalable : ces marqueurs, qui ont un statut syntaxique (la « coverbialité stricte », § 1.5) et quantitatif (§ 1.7) particulier, sont associés à l’espace conceptuel des modalités « aristotéliciennes » de Nécessité et de Possibilité. Voilà pourquoi non seulement des modélisations sémantiques des marqueurs devoir et/ou pouvoir (Huot 1974, Sueur 1983, Kronning 1996, Vetters & Godard 2021) seront analysées dans ce qui suit, mais aussi des modélisations conceptuelles onomasiologiques des modalités « aritotéliciennes » (Van der Auwera & Plungian 1998, Nuyts 2006). Si la démarche sémasiologique résulte d’un choix onomasiologique préalable, l’étude sémasiologique des marqueurs linguistiques, elle, accorde plus ou moins d’importance aux relations différentielles qui existent entre eux tant selon les approches structuralistes que selon les approches cognitives.>
2.3. Partitions de l’espace sémantique de devoir et pouvoir
La plupart des modélisations des modalités « aristotéliciennes » de la Nécessité et de la Possibilité ont recours à différentes partitions sémantiques ou conceptuelles des espaces qui leur sont associées (§ 2.3.1-2.3.6). Il semble qu’une modélisation en termes de réseaux schématiques où les différentes « interprétations » de devoir et pouvoir correspondent aux nœuds de ces réseaux hiérarchiques (§ 2.4) puisse apporter des avantages non négligeables à ces modélisations.
2.3.1. Modalités déontique/radicales et épistémique(s) (Huot 1974, Sueur 1983)
Auteurs des premières thèses françaises sur les marqueurs modaux devoir et pouvoir, Huot (1974) et Sueur (Sueur 1975, 1983), s’accordent pour opérer une bipartition fondamentale de l’espace sémantique de ces marqueurs.
Huot (1974), qui ne traite que du modal devoir, n’ayant recours ni au terme « déontique » ni à celui d’« épistémique », distingue les deux interprétations d’« obligation » et de « probabilité-futur ». On remarquera que devoir + Infinitif, dans son emploi de périphrase future (§ 4.3.2), relèverait selon Huot de l’épistémique.
Sueur (1983), qui traite des modaux devoir (44) et pouvoir (47), distingue, à l’aide de paraphrases, les interprétations « radicales » (45a-45b, 48a-48c) des interprétations « épistémiques » (47, 50) :
(44) Pierre doit faire ce travail.
(45a) Radicale (‘obligation’) : [X +animé] oblige Pierre à faire ce travail/exige que Pierre fasse ce travail.
(45b) Radicale (‘nécessité’) : [X non restreint] oblige Pierre à faire ce travail/exige que Pierre fasse ce travail.
(46) Épistémique (‘probabilité’) : Sans doute que Pierre est en train de faire/fera ce travail.
(47) Pierre peut faire ce travail.
(48a) Radicale (‘permission’) : [X +animé] permet à Pierre de faire ce travail/que Pierre fasse ce travail.
(48b) Radicale (‘capacité’) : [X = qualités inhérentes de Pierre] permet à Pierre de faire ce travail.
(48c) Radicale (‘possibilité’) : [X non restreint] permet à Pierre de faire ce travail/que Pierre fasse ce travail
(49) Épistémique (‘éventualité = non-exclusion’) : Peut-être que Pierre est en train de faire/fera ce travail.
Cette bipartition est basée sur les environnements syntaxiques où les deux types d’interprétations peuvent apparaître. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple (51-52), les interprétations radicales, qu’il s’agisse d’‘obligation’ ou de ‘nécessité’ (51) ou de ‘permission’, de ‘capacité’ ou de ‘possibilité’ (52), sont toutes possibles dans l’environnement syntaxique (51-52), alors que les interprétations épistémiques, qu’il s’agisse de ‘probabilité’ (51) ou d’‘éventualité’ (52), y sont exclues :
(51) Pierre le doit45a-45b (+*doit46)
(52) Pierre le peut48a-48c (+*peut50)
Les sous-interprétations radicales sont définies « par rapport à des critères qui sont, strictement, extralinguistiques », en énumérant « les types de causes pensables à la possibilité ou à la nécessité » (Sueur 1983 : 168-169). Pour Sueur, la modélisation sémantique de l’espace sémantique des marqueurs linguistiques devoir et pouvoir est donc bipartite, alors que leurs sous-interprétations sont reléguées dans l’extralinguistique conceptuel.
2.3.2. Modalités déontiques lato sensu, aléthiques et épistémiques (Kronning 1996)
2.3.2.1. Présentation
Kronning (1996) – qui traite presque exclusivement du modal devoir, l’analyse du modal pouvoir n’étant qu’esquissée (p. 32-33) mais sera élaborée dans ce qui suit – propose une tripartition fondamentale (§ 1.1) des espaces sémantiques de ces deux verbes modaux en (a) interprétations déontiques lato sensu (‘obligation’ et ‘permission’) (53, 56), (b) aléthiques (‘nécessité’ et ‘possibilité’) (54, 57) et (c) épistémiques (‘estimations subjectives : probabililté et éventualité’) (56, 58) :
(53) Jean doitD aider Pierre.
(54) Tous les hommes doiventA mourir.
(55) Sa copine doitE avoir une vingtaine d’années.
(56) Jean peutD aider Pierre.
(57) Tous les hommes peuventA mourir à tout instant.
(58) Sa copine peutE avoir une vingtaine d’années.
Plus précisément, le verbe modal devoir exprime (a) une Nécessité de faire être (déontique lato sensu), (b) une Nécessité d’être aléthique et (c) une Nécessité d’être épistémique, alors que le verbe modal pouvoir exprime (a) une Possibilité de faire être (déontique lato sensu), (b) une Possibilitéd’être aléthique et (c) une Possibilité d’être épistémique.
Ces trois significations participent d’une seule et même Nécessité et Possibilité respectivement, qui se distinguent de la logique modale aristotélicienne qui ne concerne que la nécessité et la possibilité de « l’Être ».
Il s’ensuit que la Nécessité
et la Possibilité qu’expriment les
verbes modaux devoir et pouvoir sont plus abstraites que celles
de la logique aristotélicienne et se définissent comme
(a) le produit d’une composition inférentielle,
(b)qui dénote l’universalité mondaine (devoir :
‘dans tous les mondes possibles’) et l’existence mondaine (pouvoir : ‘dans au moins un monde possible’) dans un certain univers
modal.
Cette définition met l’accent sur une propriété sémantique commune de devoir et pouvoir – qu’elle soit le produit d’une composition inférentielle – et non sur cette composition elle-même. Par composition inférentielle, il faut entendre une inférence ou plusieurs inférences liées (§ 4.3.2.1). Les inférences peuvent être de nature diverse : dire que devoir et pouvoir dénotent le produit d’une composition inférentielle « is only to say » que l’on est « inclined to accept certain kinds of reasons in support or criticism » de l’énoncé renfermant ces modaux (Wertheimer 1972 : 95). Certes, il est parfois possible de reconstruire, à partir du contexte, la composition inférentielle. Ainsi, les propositions introduites par car dans (59-62) pourraient servir à de telles reconstructions :
(59) Antigone rejette tous les arguments de sa sœur qui doitD l’aider car enterrer leur frère est leur devoir. (etudier.com, s.d.)
(60) Richard dit qu’il peutD l'aider, car il est le roi. (Wikipédia, La princesse du Danube bleu, s.d.)
(61) M. Mauroy a dûE se tromper, car en réalité on n’a jamais prévu de prélever autant d’argent sur les entreprises. (lemonde.fr, 21.11.1981)
(62) Elle a puE se tromper car, pour les Blancs, tous les Noirs se ressemblent. (liberation.fr, 14.08.2000)
Que le contexte fournisse des éléments qui permettent de reconstruire la composition inférentielle ou non, les prémisses de cette composition sont dites in absentia si l’interprétation est déontique ou aléthique, et in præsentia si l’interprétation est épistémique, cas dans lequel le produit inférentiel se matérialise dans un hic et nunc énonciatif.
L’univers modal dans lequel s’inscrivent les « mondes possibles » est un « modèle cognitif idéalisé » (MCI) (Lakoff 1987). L’univers modal peut être plus ou moins restreint. Par cette modélisation, les modalités déontiques, aléthiques et épistémiques que dénotent devoir et pouvoir deviennent relatives aux univers modaux convoqués par le co(n)texte, ce qui la distingue de celle de la logique modale classique. En revanche, elle « présente des analogies frappantes » (Gosselin 2010 : 47) avec la modélisation de la « sémantique formelle » (Kaufmann, Condoravi, & Harizanov 2006), qui distingue la « force modale » en termes de quantification mondaine, la « base modale », entre autres déontique, aléthique et épistémique, déterminée à l’aide de l’« arrière-plan conversationnel », qui, dans la modélisation cognitive de Kronning, influeraient sur la constitution de l’univers modal convoqué.
2.3.2.2. Les interprétations déontiques théoriques et pratiques
Les interprétations déontiques stricto sensu de devoir et pouvoir sont le produit de compositions inférentielles théoriques, compositions inférentielles en gros « syllogistiques », qui convoquent un univers modal moral et « biblique » dans (63a-63c) et un univers modal légal et « constitutionnel » dans (64a-64c) :
(63a) On doitD-TH aider son prochain.
(63b) Or, Jean est le prochain de Pierre.
(63c) Donc, Jean doitD-TH aider Pierre.
(64a) Le Président de la République peutD-TH, après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale. (Constitution du 4 octobre 1958, Article 12)
(64b) Or, Emmanuel Macron est le Président de la République
(64c) Donc, Emmanuel Macron peutD-TH, après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale.
Vu que la définition de devoir et pouvoir comme « le produit d’une composition inférentielle » vaut pour tous les emplois de ces verbes, il s’ensuit que, quand ces verbes sont employés dans la prémisse « nomique » (law-like) des compositions inférentielles, ils renvoient en principe à une « régularité nomique » plus générale qui ne renferme pas ces verbes. Pour ne citer qu’un exemple, le verbe devoirD-TH de la prémisse « nomique » (63a) pourrait renvoyer à (65), qui ne renferme pas devoirD-TH :
(65) Tu aimeras ton prochain comme toi-même. (Lévitique 19 : 18)
Si les compositions inférentielles de devoir et pouvoir déontiques lato sensu ne sont pas théoriques, elles sont pratiques. Pour devoir, la composition inférentielle pratique a la forme de (66a-66c) (von Wright 1963) :
(66a) But : Ag [‘l’agent’] veut que q soit le cas.
(66b) Moyen : Ag considère que q ne sera pas le cas sans qu’il fasse en sorte que p.
(66c) Conclusion : Il est nécessaire que Ag fasse en sorte que p.
Cette composition inférentielle pratique peut être exemplifiée par (67) :
(67) Pour (Si je veux) atteindre le boulevard Montparnasse, je doisD-PR me frayer un chemin à travers les couples dansants. (Mauriac, François 1933, Le nœud du vipère, cit. Kronning 1996 : 112)
Pour le verbe pouvoir en interprétation déontique pratique (‘permission pratique’), on peut proposer que la composition inférentielle a la forme de (68a-68c), exemplifiée par (69-70) :
(68a) But : Ag considère le cas où il voudra que q soit le cas.
(68b) Moyen : Ag considère que q sera le cas s’il fait en sorte que p.
(68c) Conclusion : Il est possible que Ag fasse en sorte que p.
(69) Pour (Si je veux) atteindre le boulevard Montparnasse, je peuxD-PR me frayer un chemin à travers les couples dansants ou je peuxD-PR passer par la porte de derrière.
(70) Le conducteur peutD-PR s’arrêter devant le barrage des gendarmes ou essayer de le forcer au risque de se faire tuer.
L’interprétation déontique pratique de pouvoir ne vérifie pas toujours la « règle de conversion complémentaire » (Sueur 1983 :174), selon laquelle ‘il est possible que p’ implique ‘il est possible que non-p’ (Poss p ⸧ Poss ~p). Cette « règle » peut être annulée, notamment si l’infinitif est un verbe de perception. Ainsi, l’énoncé (71) peut recevoir une interprétation où la baie des Anges est donnée comme visible, de façon générale, d’un certain observatoire, ce qui n’implique pas qu’elle puisse ne pas être visible de cet observatoire (cf. Le Querler 1989) :
(71) De là, je peuxD-PR voir la baie des Anges.
Cette « règle » est également annulée quand pouvoir en interprétation déontique pratique se trouve sous la portée de l’opérateur aspectuo-temporel perfectif Passé simple/composé (‘réussit à/a réussi à’)(72-73):
(72) Pendant ce temps le Hauptschar-Führer SS Bauer, chef de la Gestapo de Marseille faisait une descente […] pour arrêter Gaston Kahn. Prévenu au dernier moment, celui-ci putD-PR se sauver. (Lévy, Gaston, Souvenirs d’un médecin d’enfant à l’O.S.E., judaisme.sdv.fr, s.d.)
(73) Il a puD-PR se sauver et émigrer aux États-Unis où il a implanté par une sorte de translatio studii la philologie romane. (Compte rendu par F.-R. Hausmann de Yakov Malkiel, 1988, A Tentative Autobibliography, Revue belge de Philologie et d’Histoire, 1991, 69-3, p. 649)
Les interprétations déontiques lato sensu sont dites de re, car elles mettent en jeu un ‘agent’ Ag (Jean) qui doit ou peut faire en sorte qu’‘ilAg aide Pierre’, que l’agent Ag soit le sujet (Jean) (74a) ou le complément d’agent (74b, 75-76), exprimé ou non (/par Jean/), de la phrase :
(74a) Jean doitD/peutD aider Pierre.
(74b) Pierre doitD/peutD être aidé /par Jean/.
(75) Il a reconnu que l’Iraq, qui n’a plus accès aux ressources du pétrole, doitD être aidé par la communauté internationale. (press.un.org., 28.06.2016)
(76) L’enfant handicapé peutD-TH être aidé par un assistant de vie scolaire (AVS). (accessiblité.ooureka.fr, s.d.)
Les modalités aléthiques et épistémiques dénotées par devoir et pouvoir, ne mettant en jeu aucun agent Ag, sont dites de dicto : elles portent sur le dictum (p) dans son ensemble. Or, il arrive que l’interprétation déontique de devoir soit de dicto (77) :
(77) Nous avons une loi et selon cette loi il doitD mourir. (Jean 19 :7, cit. Kronning 1996 : 79)
Le sujet grammatical (il) de (76) n’est pas l’agent Ag du dictum p (‘Mourir(il)’). L’obligation de faire en sorte que p soit le cas incombe, en revanche, à ceux qui doivent exécuter la loi.
2.3.2.3. Les interprétations aléthiques
Tout comme on peut distinguer, parmi les interprétations déontiques lato sensu de devoir et pouvoir, les interprétations théoriques des interprétations pratiques, on peut distinguer différentes interprétations aléthiques pour ces deux verbes.
Ainsi, pour devoir aléthique, il est possible de distinguer la « nécessité analytique » (à laquelle on peut assimiler la « nécessité logique ») (78) de la « nécessité synthétique » (79) :
(78) Le langage ainsi défini, il faut […] chercher quel est le caractère logique commun à tous les parlers possibles. Ce caractère doitA-ANALYT être contenu dans le français même que nous parlons, car il doitA-ANALYT imprégner toute phrase, la plus simple comme la plus complexe. (Damourette & Pichon 1911-1940, § 49, cit. Kronning 1996 : 115)
(79) Si tu lances une pierre en l’air, elle doitA-SYNTH retomber.
Les énoncés analytiques qui renferment devoir sont nécessairement vrais en vertu de leur « sens » (78), alors que les énoncés synthétiques qui renferment devoir sont vrais en vertu de l’« expérience » (79).
L’interprétation aléthique anankastique de devoir présente une « condition » comme « nécessaire » : « A statement to the effect that something is a necessary condition of something else I shall call an anankastic statement » (Wright 1963 : 10, cf. Conte 1995, 1998) (80) :
(80) [Règlement du concours des bourses Déclics jeunes de la Fondation de France] Les candidats doiventA-ANAN avoir plus de 18 ans et moins de 30 ans au 31 décembre de l’année de candidature. (culture.gouv.fr, 15.09.2015).
Avoir plus de 18 ans et moins de 30 ans est une condition nécessaire (doiventA-ANAN) pour présenter sa candidature aux bourses en question. Cet emploi de devoir peut aussi être interprété comme relevant du déontique de dicto (Gosselin 2010 : 362, 441) : l’agent « implicite » est constitué de l’« institution » – la Fondation de France – qui « est dans l’obligation de » veiller à ce que les candidats aient plus de 18 ans et moins de 30 ans. Dans une occurrence donnée de cet emploi, il peut y avoir « surdétermination » (§ 2.4.3) : les interprétations aléthique anankastique et déontique de dicto peuvent être coactivées.
Il y a aussi une interprétation aléthique de devoir qui sert de périphrase future aspectuo-temporelle (§ 4.3.2) (81) :
(81) Ce jeudi 27 juin, la pluie doitA-FUT s’abattre sur une bonne partie du pays, du nord au sud du littoral atlantique. (rtl.fr 27.06.2017, cit. Kronning 2023 : 6)
Dans ce cas, l’univers modal convoqué est restreint, se limitant dans (81) aux « prévisions météorologiques ». Rien ne garantit, évidemment, que la pluie s’abatte sur une bonne partie du pays le 27 juin hors de cet univers convoqué.
Pour pouvoir aléthique, on peut distinguer les interprétations aléthiques correspondantes de possibilité « analytique » (82), « synthétique » (83-84) et « future » (85) :
(82) L’érysipèle n’est pas toujours composé des mêmes éléments morbides, il peutA-ANALYT revêtir différents caractères. (Lepelletier, A., 1856, Traité de l’érysipèle, Paris : Germer Baillière, p. 135)
(83) Cette inflammation [l’érysipèle] peutA-SYNTH offrir des complications multiples, qui toutes nécessitent un mode de traitement particulier. (Lepelletier, A., 1856, Traité de l’érysipèle, Paris : Germer Baillière, p. 135)
(84) « Le génie peutA-SYNTH être voisin de la folie », énonçait le docteur, […], cet axiome étant tout ce qu’il savait sur le génie. (Proust, Marcel,1921-1922, Sodome et Gomorrhe, Pléiade III, p. 428)
(85) [GP de Saint-Marin moto] Il a fait très chaud aujourd’hui (29 degrés dans l’air, 39 degrés sur la piste) et il peutA-FUT pleuvoir demain. (lepoint.fr, 03.09.2011)
Les interprétations « sporadiques » (Kleiber 1983) de pouvoir relèvent également de la modalité aléthique (Kronning 1996 : 32). Il s’agit, selon Kleiber, de « quantification existentielle non sélective », « référentielles » (Il y a des x qui) (86-87) ou « aspectuelle » (parfois) (88-89) :
(86) Les Alsaciens peuventA-SPOR être obèses. (‘Il y a des Alsaciens qui sont obèses’)
(87) Un enfant peutA-SPOR mourir d’hémorragie, due à la rupture accidentelle du cordon pendant l’accouchement. (‘Il y a des enfants qui meurent d’hémorragie, due à la rupture accidentelle du cordon pendant l’accouchement’) (Taylor, Alfred S., 1881, Traité de médecine légale, p. 684)
(88) Jean peutA-SPOR être odieux. (‘Jean est parfois odieux’)
(89) En hiver, les températures peuventA-SPOR descendre jusqu’à -30°C [en Suède]. (‘En hiver, les températures descendent parfois jusqu’à -30°C en Suède’) (lefigaro.fr, 17.07.2022)
Cette interprétation de pouvoir ne vérifie pas la « règle de conversion complémentaire » (§ 2.3.2.2), selon laquelle ‘il est possible que p’ implique ‘il est possible que non-p’ (Poss p ⸧ Poss ~p). Ainsi, ni (86) ni (88) n’impliquent qu’il soit possible que non-p, « puisque [ces énoncés] assertent précisément qu’il y a des Alsaciens obèses et que Jean est parfois odieux » (Kleiber 1983 : 185).
2.3.2.4. Les interprétations épistémiques
Les interprétations aléthiques et épistémiques de devoir et de pouvoir ont en commun de ressortir aux modalités de l’Être et aux modalités de dicto. Elles se distinguent cependant sur plusieurs points entre elles.
Premièrement, les interprétations épistémiques procèdent d’une « estimation » (ou « supputation ») subjective, alors que les interprétations aléthiques relèvent de l’assertion d’une nécessité aléthique (NécA p) ou d’une possibilité aléthique (PossA p). C’est sur ces assertions que portera un jugement du type C’est vrai/faux (90-91), alors que dans le cas des « estimations subjectives » un tel jugement portera sur la proposition modalisée p (‘elle a une vingtaine d’années’) (92-93) :
(90) Tous les hommes doiventA mourir. – C’est vrai, tous les hommes doiventA mourir.
(91) Tous les hommes peuventA mourir à tout instant. – C’est vrai, tous les hommes peuventA mourir à tout instant.
(92) Elle doitE avoir une vingtaine d’années. – C’est vrai, elle a une vingtaine d’années.
(93) Elle peutE avoir une vingtaine d’années. – C’est vrai, elle a une vingtaine d’années.
Si l’on remplace devoirE et pouvoirE dans (92-93) par les assertions de probabilité épistémique (Il est probable que) et de possibilité épistémique (Il est possible que) correspondantes (94-95), le jugement du type C’est vrai/faux ne porte plus sur p mais sur la probabilité et la possibilité de p (‘elle a une vingtaine d’années’) :
(94) Il est probable qu’elle a une vingtaine d’années. – C’est vrai, cela est probable.
(95) Il est possible qu’elle ait une vingtaine d’années. – C’est vrai, cela est possible.
Deuxièmement, l’accessibilité épistémique du procès modalisé par devoirE et pouvoirE est indirecte, le locuteur ne sachant pas si p (96-97), alors qu’elle ne l’est pas dans le cas de devoirA et pouvoirA, le locuteur sachant que tous les hommes doivent mourir et peuvent mourir à tout instant (91-92) :
(96) J’ai dûE me tromper de chemin, avouait-elle, je ne me reconnais pas bien.(Souvestre, Pierre & Allain, Marcel, 1911, Fantômas, Paris : Robert Laffont 1961, p. 267)
(97) J’ai puE me tromper de chemin, moi qui suis jeune et née loin d’ici sur le rivage de la Grèce, ma douce patrie. (Chateaubriand, François-René de, 1809, Les Martyrs, Paris : Le Normant)
Troisièmement, devoir et pouvoir en interprétation épistémique se laissent paraphraser (≈) par des adverbes comme probablement (98) et peut-être (99) à la différence de l’interprétation aléthique de ces verbes (100-101) :
(98) J’ai dûE me tromper de chemin ≈ Je me suis probablement trompé de chemin.
(99) J’ai puE me tromper de chemin ≈ Je me suis peut-être trompé de chemin.
(100) Tous les hommes doiventA mourir. *≈ Tous les hommes vont probablement mourir.
(101) Tous les hommes peuventA mourir à tout instant. *≈ Tous les hommes meurent peut-être à tout instant.
Quatrièmement, les interprétations épistémiques opèrent, comme le montrent (96-99), une légère modification quantificationnelle des interprétations aléthiques de devoir et pouvoir, lesquelles dénotent (§ 2.3.2.1) la nécessité aléthique et la possibilité aléthique :
(a) devoirA : ‘dans tous les mondes possibles de l’univers modal convoqué’,
(b) pouvoirA : ‘dans au moins un monde possible de l’univers modal convoqué’.
En revanche, devoir en interprétation épistémique dénote, à la suite d’un « affaiblissement », la « quasi-nécessité » (c), alors que pouvoir en interprétation épistémique exprime, à la suite d’un « renforcement », la « pluri-possibilité » (d) :
(c) devoirE : ‘dans la plupart des mondes possibles de l’univers modal convoqué’,
(d) pouvoirE : ‘dans plusieurs mondes possibles de l’univers modal convoqué’.
Cet « affaiblissement » et ce « renforcement » résultent de l’accessibilité épistémique indirecte dans le cas de devoirE et pouvoirE (95-96), qui a pour corollaire la gradualité inhérente (‘dans la plupart des/plusieurs mondes possibles’) de ces interprétations, intimement liée à un hic et nunc énonciatif (§ 4.1.4), gradualité dont témoigne l’impossibilité de porter un jugement dichotomique (C’est vrai/faux) sur devoirE et pouvoirE (91-92), tout comme c’est le cas pour les marqueurs adverbiaux correspondants (probablement, peut-être).
La polysémie fondamentale – déontique, aléthique et épistémique – de devoir et pouvoir se reflète dans les différentes positions qu’occupent ces trois interprétations dans la stratification énonciative de l’énoncé (sa « structure informationnelle ») (§ 4.1).
2.3.3. Modalités internes ou externes au participant processuel et modalités épistémiques (Van der Auwera & Plungian 1998)
Van der Auwera & Plungian (1998 : 80) commencent, dans leur perspective typologique, par définir la notion de modalité :
Modality can be defined and named in various ways. There is no correct way. The only requirement is that one makes clear how one uses one’s terms. […] We propose to use the term “modality” for those semantic domains that involve possibility and necessity as paradigmatic variants.
À l’intérieur de ce domaine notionnel, ils
opèrent une tripartition, distinguant
(a) les modalités internes au participant processuel (participant-internal modalities),
(b) les modalités externes au participant processuel (participant-external modalities) et
(c) les modalités épistémiques.
Dans la première catégorie, le « besoin » (101-102) s’oppose à la « capacité » (102-105), internes au participant processuel (Boris, I) :
(102) Boris needs toINT AU PART sleep ten hours every night for him to function properly.
(103) I need toINT-AU-PART be left in peace today.
(104) Boris canINT AU PART get by with sleeping five hours a night.
(105) I canINT-AU-PART be bribed easily.
Dans la deuxième catégorie, les modalités dépendent des circonstances externes au participant processuel (you) (106) :
(106) To get to the station, you have toEXT-AU-PART/canEXT-AU-PART take bus 66.
Cette catégorie comporte une sous-catégorie importante : les modalités déontiques. Dans ce cas, les circonstances externes au participant sont constituées d’un locuteur ou de normes, qui obligent le participant processuel à s’engager dans le procès (« obligation ») ou lui permettent de le faire (« permission ») (107) :
(107) John mustEXT-AU-PART/mayEXT-AU-PART leave now.
Dans la troisième catégorie, le jugement épistémique de « probabilité » que le locuteur porte sur la proposition (‘John has arrived’) s’oppose à celui d’« incertitude » (108) :
(108) John mustPROB/mayINCERT have arrived.
Cette étude est basée sur un certain nombre de langues typologiquement différentes, mais les langues germaniques dominent parmi les langues invoquées.
2.3.4. Modalités déontiques, dynamiques/descriptives et épistémiques (Nuyts 2006, Vetters & Godard 2021)
Nuyts (2006) et Vetters & Godard (2021) ont en commun de s’inspirer plus ou moins de la tripartition proposée par Van der Auwera & Plungian (1998), mais s’en distinguent sur certains points conceptuels.
Pour Nuyts, la tripartition fondamentale s’opère entre
(a) les modalités déontiques (qui ne sont donc pas une sous-catégorie des modalités externes au participant processuel),
(b) les modalités dynamiques (qui regroupent les sous-catégories « inhérentes [= ‘internes’] au participant processuel » et « imposées [= ‘externes’] au participant processuel ») et
(c) les modalités épistémiques.
Selon Nuyts (2006 : 4), « dynamic modality needs to be extended even futher », et il réserve ainsi une place importante à la sous-catégorie des modalités dynamiques situationnelles. Dans ce cas, il n’y a pas de participant processuel auquel peuvent être imposées une « nécessité » ou une « possibilité », car la nécessité et la possibilité sont « inhérentes à la situation » (109-110) :
(109) We all haveDYN SITUAT to die someday.
(110) In winter it canDYN SITUAT even snow in this hot desert.
Pour les verbes modaux français devoir et pouvoir, la tripartition proposée par Vetters & Godard (2021) distingue les modalités déontiques, descriptives et épistémiques. Les modalités descriptives, qui correspondent étroitement aux modalités dynamiques de Nuyts, sont définies comme concernant « les contraintes du monde et les capacités des individus » (p. 1349).
Plus précisément, les interprétations descriptives de devoir relèvent d’un « besoin intérieur fort » (111), d’une « propriété définitoire » (112) ou d’une « nécessité physique » (113) :
(111) Le tabagisme de mes étudiants est inquiétant. Après une heure de cours, ils s’énervent, car ils doiventDESCRIPTIVE fumer leur cigarette.
(112) Un regret, ça doitDESCRIPTIVE être inutile, ou alors ce n’est plus un vrai regret (Beauvoir, 1954)
(113) Que doiventDESCRIPTIVE être l’homme et le monde pour que le rapport soit possible entre eux ? (Sartre 1943)
Les deux derniers exemples sont empruntés à Kronning (1996 : 118, 115), où ils sont analysés comme appartenant à la modalité aléthique « analytique argumentative » (112) et « anankastique » (113).
Les interprétations descriptives de pouvoir relèvent de la « capacité d’un individu » (114-115), qui correspond à la modalité dynamique inhérente au participant processuel chez Nuyts, ou des « possibilités offertes par une situation », qui correspondent à la modalité dynamique situationnelle chez ce linguiste (116-118) :
(114) Je peuxDESCRIPTIVE te voir de là où je suis, tu sais ?
(115) Il peutDESCRIPTIVE nager 50 mètres en moins d’une minute.
(116) Les fleurs d’hortensia peuventDESCRIPTIVE être roses, blanches ou bleues.
(117) Luc peutDESCRIPTIVE être odieux.
(118) Les Français peuventDESCRIPTIVE être petits.
Les deux derniers exemples (117-118) relèvent du « sporadique » au sens de Kleiber (1983) (§ 2.3.2.3).
2.3.5. Comparaison des partitions
Les modélisations des différentes partitions de l’espace sémantique associé aux verbes devoir et pouvoir (Huot, Sueur, Kronning, Vetters & Godard) et des partitions du domaine notionnel de la Nécessité et de la Possibilité (Van der Auwera & Plungian, Nuyts) qu’on vient de présenter succinctement ci-dessus sont résumées dans le Tableau 4 :
Modalités | |||
---|---|---|---|
I. Huot (1974): devoir |
Déontique 'obligation' |
Epistémique 'probabilité-futur' |
|
II. Sueur (1983): devoir, pouvoir |
Radicales - 'obligation' - 'nécessité' - 'permission' - 'capacité' - 'possibilité' |
Epistémiques - 'probabilité' - 'éventualité = non exclusion' |
|
III. Kronning (1996): devoir (pouvoir) |
Déontiques lato sensu: - théorique (déontique stricto sensu): -- obligation théorique -- permission théorique - pratique: -- obligation pratique (contrainte, besoin) -- permission pratique (capacité) |
Aléthiques: - nécessité analytique - nécessité analytique argumentative - nécessité synthétique - nécessité anankastique - nécessité argumentative - nécessité aléthique future - possibilité analytique - possibilité synthétique - possibilité sporadique - possibilité aléthique future |
Epistémiques: - quasi-nécessité ("probabilité") - pluri-possibilité (estimation: peut-être) |
IV. Van der Auwera & Plungian (1998): approche typologique |
Internes au participant processuel:: - besoin - capacité |
Externes au participant processuel:: - obligation - permission - nécessité non déontique - possibilité non déontique |
Epistémiques: - probabilité - incertitude |
Nuyts (2006): approche actionnelle |
Déontiques: - obligation - permission |
Dynamiques:: - nécessité ou possibilité inhérente au participant processuel - nécessité ou possibilité imposée au participant processuel - nécessité ou possibilité situationnelle |
Epistémiques: - estimation des chances d'être du procès |
Vetters & Godard (2021): devoir, pouvoir |
Déontiques: - obligation - permission |
Descriptives:: - contraintes du monde -- besoin intérieur fort -- propriété définitoire -- nécessité physique - capacité d'un individu - possibilité offerte par une situation |
Epistémiques: - probabilité - éventualité |
Tableau 4 : Partitions de l’espace sémantique et conceptuel des modalités « aristotéliciennes » de Nécessité et de Possibilité
Il ressort de ce tableau que les partitions fondamentales sont des bipartitions (I-II) ou des tripartitions (III-VI). Il ressort aussi de ce tableau que les sous-catégorisations de ces partitions varient.
Les critères sur lesquels sont basés les partitions fondamentales sont sémantiques (VI), conceptuels (IV, V), syntaxiques (I-II) et aussi bien syntaxiques que sémantiques (III). Ainsi, Sueur (1983), on l’a vu, ne retient que des critères syntaxiques pour opérer la bipartition fondamentale entre modalités radicales et épistémiques (§ 2.3.1).
On aura également remarqué, en ce qui concerne les modélisations des partitions fondamentales, que le parallélisme sémantique et syntaxique entre les verbes modaux devoir et pouvoir semble être considéré comme allant de soi.
Il ne ressort pas du Tableau 4 quelles sont les relations entre ces modélisations fondamentales, notamment dans quelle mesure les catégories fondamentales des partitions opérées se chevauchent. C’est ce que le Tableau 5 tente de montrer :
Tableau 5 : Partitions de l’espace sémantique et conceptuel des modalités « aristotéliciennes » – non-chevauchement des interprétations
Ce tableau montre plus précisément que
(a) les interprétations déontiques relèvent du déontique stricto sensu dans toutes les modélisations (I, III, IV), sauf dans celle de II, où ces interprétations incluent toutes les modalités du Faire être (déontiques lato sensu : ‘obligation théorique/pratique’, ‘permission théorique/pratique’) et portent sur l’agent Ag du Faire être, alors que, dans (IV), les modalités sont externes au participant processuel en interprétation déontique stricto sensu et, dans (III-IV), l’obligation pratique (‘besoin fort’) et la permission pratique (‘capacité’) sont inclues dans les modalités internes au participant (IV) ou dynamiques (descriptives) (III).
(b) les interprétations aléthiques (II), qui ne renferment ni l’obligation pratique (‘contrainte’, ‘besoin’) ni la permission pratique (‘capacité’), englobent la Nécessité d’être qui ne s’est pas « affaiblie » en quasi-nécessité (‘probabilité’) et la Possibilité d’être qui ne s’est pas « renforcée » en pluri-possibilité (‘éventualité’ ≈ peut-être).
(c) les interprétations épistémiques comprennent généralement les emplois futurs de devoir (Huot 1974) et pouvoir (Il doit/peut pleuvoir demain) (Gosselin 2010 : 65), quand ces emplois ne sont pas passés sous silence (Vetters & Godard 2021), alors que, dans (II), ils appartiennent aux modalités aléthiques. (§ 4.3)
2.3.6. Relations entre les catégories des partitions de l’espace sémantique : homonymie, polysémie et monosémie
2.3.6.1. Homonymie
L’homonymie consiste à considérer les « sens » d’un marqueur lexical (voler) ou grammatical (devoir, pouvoir) comme constituant deux marqueurs à cause de l’absence de lien sémantique entre les « sens ». Ainsi, aucun locuteur français ne perçoit de lien sémantique entre les deux verbes homonymes voler1 (‘se déplacer dans l’air’) et voler2 (‘s’approprier ce qui appartient à autrui’).
Les modélisations homonymiques des partitions sémantiques fondamentales (p.ex. ‘obligation’ et ‘probabilité’ ou ‘déontique lato sensu’, ‘aléthique’ et ‘épistémique’) de devoir et pouvoir sont rares et généralement considérées comme non justifiées. Huot (1974 : 14) émet pourtant l’hypothèse qu’il y a « deux verbes devoir différents », homonymes : devoir1 (‘obligation’) et devoir2 (‘probabilité, incertitude liée au futur’).
2.3.6.2. Monosémie et polysémie
La relation qui existe entre la monosémie (le marqueur n’a qu’un seul « sens » sous-déterminé) et la polysémie (le marqueur a plusieurs « sens » liés) est souvent considérée comme une relation intrinsèque du point de vue conceptuel. Ainsi, si l’on pense que les verbes devoir et pouvoir expriment les modalités « aristotéliciennes » de Nécessité et Possibilité, ces verbes polysémiques peuvent en même temps être considérés comme monosémiques. Si l’on pense, en outre, que ces deux « sens aristotéliciens » sont suffisants pour qu’un locuteur puisse se servir de ces verbes, comme le pense Meyer (1993 : 85), ils sont monosémiques du point de vue fonctionnel.
Si, en revanche, on pense qu’un seul « sens » abstrait est insuffisant pour maîtriser l’emploi de devoir et pouvoir, comme c’est le cas de la linguistique cognitive, ces verbes sont polysémiques (Kronning 1996). Ainsi, Langacker (1991 : 3) constate que « there is no way to predict precisely which array of extensions and elaborations » du seul sens abstrait « – out of all those that are conceivable and linguistically plausible – have in fact achieved conventional status ».
Les catégories des partitions de l’espace sémantique associé à devoir et pouvoir – qu’il s’agisse de la partition en interprétations déontiques lato sensu, aléthiques et épistémiques (Kronning 1996) ou en déontiques stricto sensu, descriptives et épistémiques (Vetters & Godard 2021) – constituent la « polysémie fondamentale » de ces verbes. Certes, leur polysémie englobe aussi des « sens » superordonnés et subordonnés qui sont inscrits dans leur « réseau schématique », mais la « polysémie fondamentale » de ces verbes a un statut particulièrement saillant (§ 2.4).
Si les linguistes qui considèrent devoir et pouvoir comme polysémiques sont unanimes à décomposer la sémantique de ces deux verbes modaux de façon parallèle, Damourette & Pichon (1911-1940, V, §1691), eux, font bande à part, car on peut interpréter leur analyse de devoir comme « polysémique » – (a) « obligation morale », (b) « convenu » (Je dois dîner chez X mardi prochain), (c) « probabilité » (Il doit être à Paris) –, alors que leur analyse de pouvoir (§1697) est sans conteste monosémique : pouvoir exprimerait une « idée très générale », à savoir « une adéquation entre une substance ou un phénomène particulier et le reste du monde ». Or, une étude plus récente d’« oculométrie » (>eye tracking) en lecture (Barbet 2015 : 197) semble confirmer l’analyse de Damourette & Pichon :
La conclusion à laquelle nous arrivons, c’est-à-dire que devoir serait effectivement polysémique tandis que pouvoir serait vraisemblablement monosémique, aurait une sémantique sous-spécifiée, en d’autres termes, que les deux verbes modaux, semblant pourtant constituer un paradigme – tout restreint qu’il soit – en français, seraient de différentes natures, peut paraître a priori suspecte, néanmoins, elle concorde avec différents faits qui constituent autant de preuves indirectes ».
2.4. Modélisation de la polysémie de devoir et pouvoir : réseaux
schématiques
2.4.1. Présentation
La polysémie des verbes modaux devoir et pouvoir peut être modélisée à l’aide de deux réseaux hiérarchiques, « schématiques » (Langacker 1987, 2008). Les nœuds de ces réseaux correspondent à des schémas (« interprétations », « sens ») qui sont des structures sémantiques plus ou moins abstraites (« schématisés »).
Le schéma le plus abstrait du réseau subsume toutes les interprétations (schémas) entièrement ou partiellement. Dans le cas de devoir et pouvoir, ce schéma exprime une Nécessité et une Possibilité particulièrement abstraites (§ 2.3.2.1), car les champsi sur lesquels portent cette nécessité et cette possibilité sont instanciés par zéro (0i) :
(a) [Néc 0i p]
(b) [Poss 0i p]
Dans tous les schémas subordonnés de ces réseaux, le champi est instancié par le faire être ou l’être. Ainsi, les schémas déontiques et aléthiques sont entièrement subsumés sous des schémas où le champi est instancié par le faire être et par l’être respectivement, alors que les schémas épistémiques ne sont que partiellement subsumés sous des schémas de la Nécessité d’être et de la Possibilité d’être, étant donné que devoir et pouvoir épistémiques expriment la « quasi-nécessité » (‘dans la plupart des mondes possibles de l’univers modal convoqué’) et la « pluri-possibilité » (‘dans plusieurs mondes possibles de l’univers modal convoqué’) respectivement (§ 2.3.2.4).
Les réseaux schématiques s’établissent dans la production et l’interprétation du langage par la routinisation cognitive et la conventionnalisation sociale, routinisation et conventionnalisation qui varient d’un locuteur à l’autre et d’un groupe social à l’autre, mais cette variation reste dans certaines limites, ce qui permet la communication.
2.4.2. Le poids des nœuds des réseaux
Le « poids » relatif des nœuds des réseaux résulte aussi de cette routinisation cognitive et de cette conventionnalisation sociale. Ainsi, il est probable que la polysémie fondamentale de devoir et pouvoir, c’est-à-dire la tripartition déontique, aléthique et épistémique, a un poids plus important que les nœuds superordonnés et subordonnés des réseaux, ce qui n’exclut pas que ces nœuds puissent être plus ou moins fortement coactivés dans certains cas.
Ce qui parle en faveur de cette hypothèse, c’est que la polysémie fondamentale de devoir et pouvoir présente des analogies avec le « niveau de base », établi par la psychologie cognitive (Roch 1978). Ce niveau est le niveau de catégorisation intermédiaire d’une taxinomie donnée. Ainsi, les locuteurs ont tendance à préférer chien (niveau de base) à animal (catégorie superordonnée) et à épagneul (catégorie subordonnée), quand c’est possible, parce que chien maximise l’économie cognitive.
Voici les réseaux schématiques des verbes modaux devoir (Tableau 6) et pouvoir (Tableau 7) où les niveaux de schématisation des nœuds (□) sont indiqués :
Niveaux de schématisation | Interprétations | |||
---|---|---|---|---|
1. Niveau superordonné | □ Nécessité [Néc 0i p] |
|||
2. Niveau superordonné | □ Nécessité de faire être (D') |
□ Nécessité d'être (A') |
||
3. Niveau de base | □ Déontique lato sensu |
□ Aléthique |
□ Epistémique |
|
4. Niveau subordonné | □ théorique (déontique stricto sensu) |
□ pratique |
□ analytique, □ synthétique, □ future, etc. |
|
5. Niveau subordonné | □ morale, □ légale, etc. |
Tableau 6 :
Réseau schématique des interprétations du modal devoir
Niveaux de schématisation | Interprétations | |||
---|---|---|---|---|
1. Niveau superordonné | □ Possibilité [Pos 0i p] |
|||
2. Niveau superordonné | □ Possibilité de faire être (D') |
□ Possibilité d'être (A') |
||
3. Niveau de base | □ Déontique lato sensu |
□ Aléthique |
□ Epistémique |
|
4. Niveau subordonné | □ théorique (déontique stricto sensu) |
□ pratique |
□ analytique, □ synthétique, □ sporadique, etc. |
|
5. Niveau subordonné | □ morale, □ légale, etc. |
Tableau 7 : Réseau schématique des interprétations du modal pouvoir
2.4.3. Les configurations de l’activation nodale
Les nœuds super- et subordonnés des réseaux schématiques de devoir et pouvoir peuvent être coactivés. Les schémas qui relèvent du niveau de base héritent nécessairement des propriétés quantificationnelles (‘universalité mondaine’ vs ‘existence mondaine’) des schémas les plus abstraits. Par conséquent, ces schémas ne sont pas normalement activés séparément. Or, dans (119), ces schémas peuvent être faiblement coactivés séparément avec les schémas déontiques du niveau de base, puisque les deux verbes s’y opposent. Les nœuds subordonnés déontiques (‘obligation théorique’ vs ‘permission théorique’), qui n’héritent pas leurs propriétés spécifiques des schémas déontiques lato sensu, peuvent également être coactivées dans (119) :
(119) L’État doitD/-TH/ et peut D/-TH/ décider de résorber les inégalités entre le monde rural et le monde urbain. (Bourdon, Jacques, 1980, Administration et monde rural, Paris : Librairie générale de droit et de jurisprudence, p. 274)
Les linguistes affirment souvent qu’il est difficile, voire impossible, d’assigner une interprétation spécifique à une occurrence donnée des verbes modaux. Ainsi, selon Cappelle & Depraetere (2016 : 1), les verbes modaux constituent une catégorie particulièrement « embrouillée » (« messy ») et, selon Depraetere & Cappelle (2023 : 28), on affirme souvent que les limites entre les interprétations de cette catégorie « embrouillée » sont « floues » (fuzzy). Même dans les approches formelles de la modalité, on fait souvent référence aux différentes « saveurs » (flavors) des verbes modaux (Kaufmann, Condoravdi, & Harizanov 2006 : 72).
Cette difficulté d’attribuer une interprétation spécifique à devoir et à pouvoir dans un énoncé donné peut être modélisée comme différentes configurations d’activation nodale (Kronning 1996 : 126-131). Ainsi, il arrive, comme dans (120), que deux schémas du niveau de base (A et D) puissent être coactivés. S’il y a coactivation, il n’y a pas ambigüité, mais surdétermination :
(120) Eve avait demandé un accouchement sous anesthésie. […] on lui avait cent fois expliqué le processus. Pour parvenir jusqu’au nœud des nerfs qui forme la sensibilité du bassin, l’aiguille doitA(-ANAN)/D(-PR) se frayer un chemin parmi les ligaments. (Hocquenghem 1987, cit. Kronning 1996 : 129)
La surdétermination peut également inclure des nœuds subordonnés. Ainsi, dans (120), il peut aussi y avoir coactivation des nœuds subordonnés de l’« aléthique anankastique » (§ 2.3.2.3) et du « déontique pratique » (§ 2.3.2.2) : que l’aiguille parvienne jusqu’au nœud des nerfs est une condition nécessaire pour que le processus anesthésique réussisse (A-ANAN) et l’aiguille ne parvient pas jusqu’au nœud des nerfs sans que l’anesthésiste fasse en sorte que l’aiguille se fraye un chemin parmi les ligaments (D-PR).
Il peut aussi y avoir activation d’un nœud superordonné au niveau de base au lieu de coactivation de deux nœuds du niveau de base : il n’y aura pas ambiguïté, mais indétermination (cf. González Vázquez 1998). Ainsi, dans (121), le nœud superordonné de la Possibilité d’être (A’) peut être activé aux dépens des nœuds aléthique (A) et épistémique (E) appartenant à la polysémie fondamentale de pouvoir. S’il y a indétermination, le locuteur ou l’interprétant ne se décident pas s’il y a affirmation d’une possibilité « objective » (A) (‘Il est possible qu’un hectolitre de blé donne soixante-quinze kilogrammes de pain’) ou estimation « subjective » (E) (‘un hectolitre de blé donne peut-être soixante-quinze kilogrammes de pain’) dans (121) :
(121) – Mais, répondit Quinsonnas, […] un hectolitre de blé peutA’(A/E) donner soixante-quinze kilogrammes de pain ! (Verne, Jules, 1863, Paris au XXe siècle, Paris : Hachette 1994, p. 157)
Il faut ajouter que les configurations d’activité nodale dépendent des besoins – non nécessairement les mêmes – du locuteur et de l’interprétant. Ainsi, un interprétant qui lit rapidement un texte ou écoute distraitement un locuteur qui parle vite peut avoir recours à l’indétermination ou à la surdétermination, alors qu’un interprétant qui lit un texte attentivement peut assigner une interprétation unique à une occurrence particulière de devoir ou pouvoir. Cela pourrait être le cas d’une occurrence particulière des phrases (122-123) :
(122) Sa copine doitE avoir une vingtaine d’années.
(123) Sa copine peutE avoir une vingtaine d’années.
Il n’est pourtant pas possible, actuellement, d’établir les configurations d’activation nodale à l’aide de la « neuro-imagerie » (brain imaging). Ceci dit, si l’on pose à des locuteurs francophones, d’une façon ou de l’autre, la question de savoir quelle est l’interprétation de devoir et pouvoir dans (122-123), il est probable qu’ils répondront qu’elle relève de l’épistémique, car il est clair que les locuteurs, ne connaissant pas l’âge de la « copine » en question, ont recours à une estimation subjective, ce qui est souligné par l’indication approximative (une vingtaine d’années) que renferment les deux phrases.
3. Les données.
3.1. Données construites
Les études de Huot (1974) et de Sueur (1983) sont basées sur des phrases construites par le chercheur de façon à représenter un large éventail de constructions syntaxiques soumises aux jugements d’acceptabilité du chercheur en tant que locuteur natif, après quoi le chercheur attribue les interprétations modales distinguées à devoir et à pouvoir dans les phrases construites. Ainsi, Huot (1974 :16-17) explique qu’elle a « fait varier tour à tour dans la phrase tous les éléments dont » elle pensait « qu’ils exerçaient une influence sur la valeur de devoir ». Elle reconnaît cependant qu’« on s’aperçoit vite que la valeur de devoir n’est pas liée seulement à des structures morphologiques et syntaxiques, mais dépend aussi – de façon souvent étroite – de rapports sémantiques. Or, la recherche de rapports sémantiques oblige très vite à dépasser le cadre de la phrase et à travailler dans le cadre du discours ».
Plus généralement, on peut constater que les linguistes ont souvent recours à des données construites pour montrer que certaines propriétés morpho-syntaxiques sont peu compatibles, ou franchement incompatibles, avec une certaine interprétation d’un marqueur linguistique donné. Dans ce cas de figure, il est préférable de chercher à attester le marqueur en question dans l’interprétation visée, tout en s’assurant que, si on réussit à l’attester, il ne s’agit pas d’un hapax.
En ce qui concerne devoir et pouvoir, on a soutenu que l’interprétation épistémique est incompatible avec certains temps verbaux. Ainsi, selon Huot (1974 : 47), devoir serait incompatible avec l’interprétation épistémique au Passé simple (124) :
(124) *Il dutE établir un rapport.
Or, il n’est pas difficile d’attester des exemples où devoir et pouvoir reçoivent cette interprétation au Passé simple (Kronning 1996 : 119) (125-126) :
(125) Çatal Hüyük en Anatolie est considéré comme la deuxième ville du monde après Jéricho […], ville qui, à son apogée vers 6.000 avant Jésus-Christ, dutE avoir une dizaine de milliers d’habitants. (Robert, Jean, 2005, « Le retour de Caïn », pudel.uni-bremen.de)
(126) L’année suivante, il rencontra le poète Rainer Maria Rilke qui, pendant quelques mois, putE avoir une quarantaine de feuilles de Klee dans sa chambre ». (trenfo.com, 01.01.2022)
De façon analogue, selon Vetters & Godard (2021 : 1354, 1356), devoir et pouvoir seraient peu compatibles avec l’interprétation « épistémique » de ces verbes au Futur simple, jugée « improbables ou inappropriés » (#) (127-128) :
(127) # Il devraE neiger demain.
(128) # Il pourraE pleuvoir demain.
Or, il est loin d’être impossible d’attester cet emploi – analysé par Kronning (2023 : 13-16), cf. Bres 2022 : 52) comme « aléthique future » (A-FUT) (§ 2.3.2.3) – des verbes devoir et pouvoir au Futur simple (129-130) :
(129) Météo France annonce une journée bien maussade pour ce mardi 22 juin dans la région de Pont-Audemer (Eure). Des averses sont prévues dès la matinée […]. La pluie devraA-FUT se faire rare en début de soirée. (actu.fr, 21.06.2021, cit. Kronning 2023 : 15)
(130) Entre la Normandie et la Bretagne, le ciel sera également menaçant et il pourraA-FUT pleuvoir par endroits en fin d’après-midi. (lefigaro.fr, 11.11.2021)
3.2. Données attestées
Les données attestées peuvent être constituées d’énoncés trouvés dans des sources diverses ou faire partie d’un corpus proprement dit, c’est-à-dire un ensemble fini d’énoncés écrits ou enregistrés dans leur contexte discursif, établi en vue de leur analyse linguistique et qui permet leur traitement quantitatif.
La première catégorie de « corpus » peut être illustrée par le « corpus attesté » de Fuchs et al. (1989), constitué d’un nombre non défini d’énoncés décontextualisés – et probablement légèrement simplifiés – renfermant le modal pouvoir, sans aucune information sur les sources des énoncés.
La deuxième catégorie de corpus peut être exemplifiée par la partie de l’étude de Huot (1974) où elle examine les emplois de devoir au XVIIe siècle. Ce corpus est constitué de six œuvres en prose, couvrant la période 1623-1678. Aucune information sur le nombre d’occurrences n’est donnée, à la différence de ce qui est le cas pour le corpus de Kronning (1996), constitué de 42 ouvrages (romans, pièces de théâtre, ouvrages historiques, journaux) du XXe siècle (1922-1986). Ce corpus totalise 3339 occurrences du modal devoir.
3.3. Données quantitatives
Étant donné que les limites entre les interprétations de devoir et de pouvoir sont « floues » (fuzzy) et que l’interprétation d’une occurrence donnée de ces verbes correspond à une configuration spécifique d’activation nodale, variable selon l’interprétant (§ 2.4.3), il n’est pas étonnant que les données quantitatives relatives aux catégories sémantiques des modaux soient rares. Il est vrai qu’il existe des estimations quantitatives subjectives. Ainsi, Damourette & Pichon (1911-1940, V, §1691), qui distinguent trois interprétations de devoir (‘obligation’, ‘convenu’, ‘probabilité’) (§ 2.3.6.2), estiment que « le sens le plus fréquent de devoir dans l’usage courant exprime tout simplement la probabilité sans aucun décalage de temps » (131) :
(131) – Il doitE y être, dit Catalin, puisqu’il avait la grippe. (Bernard, Tristan, 1929, Hirondelles de plages, roman, cit. Damourette & Pichon 1911-1940, V, § 1691)
Une telle estimation subjective est cependant difficile à évaluer, surtout si elle n’est pas basée sur un corpus bien défini.
En revanche, les paramètres formels, comme le temps verbal et la négation, peuvent faire l’objet d’études quantitatives.
Il ressort du Tableau 8 que le taux d’occurrences de devoir conjuguées au futur simple est moins élevé (1,9 %) que celui des verbes conjugués en général (8,84 %) (n = nombre total d’occurrences) :
Les temps futurs de l'indicatif Corpus Martin (1959, Imbs 1960:221) (Temps de l'indicatif: n = 18776) |
Le modal devoir au futur simple Corpus Kronning (1996) (devoir: n = 3339) |
||||
---|---|---|---|---|---|
Les temps futurs | Occ. | % | Le modal devoir | Occ. | % |
Futur simple | 1659 | 8,84% | Futur simple (devr-FlexFut) | 62 | 1,9% |
Futur prochain: je vais + Inf | 126 | 0,67% | |||
Futur prochain: je dois + Inf | 47 | 0,25% |
Tableau 8 : Le futur simple de tous les verbes et du modal devoir
Il y a cependant lieu d’émettre deux mises en garde. Premièrement, le corpus de Martin est exclusivement journalistique, alors que le corpus de Kronning (1996) est plus varié en ce qui concerne les genres de discours. Deuxièmement, Martin compare aussi le futur simple avec deux périphrases futures (« futurs prochains ») et, ce faisant, il a dû avoir recours à l’analyse qualitative de toutes les occurrences de devoir + Infinitif et aller + Infinitif au présent pour pouvoir les classer comme relevant de ces périphrases temporelles.
Le Tableau 9 montre que le modal pouvoir entre plus souvent en cooccurrence avec la négation que ne le fait le modal devoir :
Devoir | Pouvoir | |||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
-Négation | +Négation | Total | %+N | -Négation | +Négation | Total | %+N | |
1. | 73 | 9 | 82 | 11,0% | 143 | 90 | 233 | 38,6% |
2. | 36 | 9 | 45 | 20% | 53 | 17 | 70 | 24,2% |
3. | 56 | 9 | 65 | 13,8% | 108 | 63 | 171 | 36,8% |
4. | 43 | 10 | 53 | 18,8% | 80 | 79 | 159 | 49,7% |
5. | 90 | 9 | 99 | 9,1% | 116 | 38 | 154 | 24,7% |
6. | 61 | 7 | 68 | 10,3% | 85 | 36 | 121 | 29,8% |
Total: | 359 | 53 | 412 | 12,9% | 585 | 323 | 908 | 35,6% |
Tableau 9 : Les modaux devoir et pouvoir avec ou sans négation
1. Proust, Marcel, Sodome et Gomorrhe, II-III, 1920-21, Gallimard, p. 43-208
2. Jean Echenoz, Nous trois, Minuit 1992, 119 p.
3. Annie Ernaux, Se perdre. Gallimard 2021, Folio, 377p.
4. Marie Ndiaye, Ladivine, Gallimard 2013, Folio, p. 9-149
5. David Lopez, Fief, Seuil 2017, 252 p.
6. Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey 2021, p- 15-200.
La négation a été opérationnalisée dans ce corpus comme l’apparition de ne avant pouvoir, à condition que ce ne soit pas en corrélation avec que (ne…que). Il y aurait lieu d’affiner les recherches en détaillant et en traitant séparément les éléments qui peuvent entrer en corrélation avec la négation (ne…pas, ne…point, ne…zéro, ne…rien, ne…personne, etc.), mais on pourrait peut-être dire que la négation contribue, à des degrés variables selon les cas, à rendre la valeur « quantificationnelle » de pouvoir « plus forte », affirmation qui mériterait une analyse qualitative approfondie. Ainsi, dans (132), la négation rend, dans un certain sens, cette valeur « plus forte ». (cf. on peut savoir quelque chose) :
(132) On se penche un temps sur sa vie, et s’en relevant, grave, résigné et vieux, peut-être même désespéré, on murmure : sur l’âme humaine, on ne peut rien savoir, il n’y a rien à savoir. (Sarr, Mbougar Mohamed, 2021, La plus secrète mémoire des hommes Paris : Philippe Rey, p. 15)
L’accès aux mégadonnées devrait permettre de découvrir des séquences qui se sont « constructionnalisées » (Traugott 2019), comme la séquence je dois dire qui semble s’être constructionnalisée en marqueur discursif ayant une fonction principalement concessive (Kronning 1988). Ainsi, (133a, 133a) sont paraphrasables grosso modo par (134b, 134b) :
(133a) [Sevrais, élève de philosophie, a été renvoyé] L’Abbé : […] Je dois dire que je viens de trouver Sevrais très compréhensif. Je redoutais un éclat. (Montherlant 1976, cit. Kronning 1988 : 102)
(133b) Je viens de trouver Sevrais très compréhensif, bien qu’il ait été renvoyé.
(134a) [Ons Jabeur, joueuse de tennis :] « Mon mari adore regarder Roland‐Garros, beaucoup plus que moi je dois dire ». (welovetennis.fr, 30.05.2023)
(134b) Mon mari adore regarder Roland‐Garros beaucoup plus que moi, bien que ce soit moi qui sois la joueuse de tennis.
Il faudrait que l’outil de recherches puisse écarter, dans ce cas, des occurrences de la séquence je dois dire telles que (135) et (136) :
(135) « Je dois dire merci à l’arbitre, Carlos Bernardes, car je crois que la dernière balle d’Holger était bonne » (welovetennis.fr, 21.05.31)
(136) Je dois dire à Jésus tous mes soucis ; Je ne peux porter seul ces fardeaux ; (goshen-tabernacle.com, s.d.)
Le nouveau « virage statistique » des recherches en linguistique est caractérisé par le recours à différents types d’analyse statistique multivariée comme la « fonction log-vraisemblance » (log-likelihood) et l’« Analyse Factorielle des Correspondances » (AFC). Ainsi, Rossari et al. (2020) et Pamuksaç (2022) étudient la sur- et sous-représentation des modaux devoir et pouvoir (et de quelques autres marqueurs modaux) dans certains genres de discours, ainsi que les cooccurrences de ces modaux avec les verbes à l’infinitif qui les suivent, à l’aide de la fonction log-vraisemblance et de l’AFC. Pamuksaç (2022), dont les corpus sont constitués d’échantillons de Wikipédia 2019 et de Le Monde 2010, étudie les associations entre devoir et pouvoir et les verbes dicendi et putandi et peut montrer que pouvoir « est le verbe modal qui attire le plus de verbes dicendi et putandi et ce », dans les deux corpus, alors que devoir « attire le moins de verbes » dicendi et putandi : devoir n’a que « deux cooccurrents significatifs positifs (répondre et considérer) » dans le corpus Wikipédia et il n’y en que « cinq (exprimer, mentionner, répondre, considérer et juger) » dans le corpus Le Monde.
Ce type de données statistiques ne sont pas, la plupart du temps, mises en relation avec la polysémie des modaux devoir et pouvoir. Or, selon Depraetere et al. (2023), on peut les soumettre à une annotation sémantique manuelle dans la mesure où les « profils collocationnels » des verbes modaux réduisent la subjectivité de cette annotation.
Les réseaux schématiques des modaux devoir et pouvoir pourraient être associés, en conformité avec l’hypothèse émise par Hilpert & Flach (2023), aux « profils collocationnels » au sens large qui incluent non seulement les séquences syntagmatiques, mais aussi les genres de discours. Reste que ces profils collocationnels lato sensu n’offrent pas de modélisation des configurations d’activation nodale, telles que la « surdétermination » et l’« indétermination » (§ 2.4.3), qui permette le traitement quantitatif des interprétations de devoir et pouvoir.
4. Analyses descriptives.
4.1. Verbes modaux et stratification énonciative de l’énoncé
4.1.1. Présentation
La stratification énonciative (« structure informationnelle ») réorganise la phrase en substrat, focus et adfocus.
Le focus apporte l’information nouvelle dans un contexte donné. Ainsi, dans le contexte (137a), le focus est constitué de vingt (137b), le seul élément qui ne soit pas fourni par le contexte (Il a … ans) :
(137a) Quel âge a-t-il ?CONTEXTE
(137b) Il a vingtFOCUS ans.
Le substrat (137b) est par conséquent constitué de la séquence Il a … ans.
Inspirées par la théorie polyphonique de Ducrot (1980, 1984), les notions de focus, substrat et adfocus seront ici interprétées en termes sémantiques à l’aide de la théorie modale et polyphonique de la stratification énonciative (Kronning 1996 : 40-80, 2013b). Selon cette théorie, le focus, le substrat et l’adfocus seront vus comme des points de vue assignables à des voix appartenant à des êtres de discours, tels que le locuteur de l’énoncé (l0) et l’être de discours collectif (On) (Kronning 1996). Ainsi, dans (137b), le substrat présupposé est un point de vue assigné au locuteur collectif On qui contient la variable x (137c) :span>
(137a) Quel âge a-t-il ?CONTEXTE
(137b) Il a vingtFOCUS ans. ÉNONCÉ STRATIFIÉ
(137c) On :[‘il est vrai qu’il a x ans’SUBSTRAT
Le substrat est divisé en modus qui porte sur le dictum (contenu propositionnel) :
(137c) On :[[‘il est vrai qu’]MODUS [il a x ans’]DICTUM]SUBSTRAT
Le focus est une prédication [x = vingt] dont le modus est constitué de l’adfocus, qui porte sur la prédication focale (134d) :
(137d) [‘il est vrai que’]ADFOCUS/MODUS [x = vingt]FOCUS/DICTUM
Le point de vue focal est attribué au locuteur de l’énoncé (l0), consubstantiel à un hic et nunc énonciatif :
(137d) l0: [‘il est vrai que’]ADFOCUS/MODUS [x = vingt]FOCUS/DICTUM
Le focus/dictum de ce point de vue est véridicible, i.e. « justiciable d’une appréciation en termes de vérité (ou de fausseté) » (Ducrot 1984 : 151), alors que l’adfocus/modus de ce point de vue ne l’est pas. Ainsi, le dictum de (137b) peut faire l’objet d’une telle appréciation, mais non le modus :
(137b) Il a vingtFOCUS ans.
– C’est vrai/faux, il a/n’a pas vingtFOCUS ans.
– *C’est vrai/faux, tu as/n’as pas dit (asserté) qu’il a/n’a pas vingtFOCUS ans.
Si l’adfocus/modus n’est pas véridicible (*C’est vrai/faux, tu as/n’as pas dit (asserté) qu’il a/n’a pas vingtFOCUS ans), il est montré au sens de Wittgenstein (1922, § 4.1212), car, selon ce philosophe, ce qui est « montré » ne peut pas être « dit » (i.e. n’est pas véridicible) (Kronning 2013b).
La prédication focale [x = vingt] résulte du choix d’une constante (vingt) présente dans le paradigme focale (137e) :
(137e) {un, deux, trois…}PARADIGME FOCAL
La stratification énonciative de la phrase Il a vingt ans se laisse résumer ainsi :
(137a) Quel âge a-t-il ?CONTEXTE
(137b) Il a vingtFOCUS ans. ÉNONCÉ STRATIFIÉ
(137c) On : [[‘il est vrai qu’]MODUS [il a x ans’]DICTUM]SUBSTRAT
(137d) l0: [‘il est vrai que’]ADFOCUS/MODUS [x = vingt]FOCUS/DICTUM
(137e) {un, deux, trois…}PARADIGME FOCAL
Les verbes devoir et pouvoir occupent différentes positions dans la stratification énonciative de l’énoncé selon leurs interprétations :
(a) devoirD et pouvoirD sont substratifiables et focalisables,
(b) devoirA et pouvoirA sont substratifiables, mais non focalisables
(c) devoirE et pouvoirE ne sont ni substratifiables ni focalisables , mais adfocalisables.
4.1.2. Devoir et pouvoir en interprétation déontique
En (138a-138b), devoir et pouvoir en interprétation déontique sont substratifiés, alors qu’en (139-140) ces verbes sont focalisés :
(138a) Que doitD/peutD faire Jean ?CONTEXTE
(138b) Il doitD/peutD l’aider.ÉNONCÉ STRATIFIÉ
(138c) On : [[‘il est vrai qu’]MODUS [il doitD/peutD faire x’]DICTUM]SUBSTRAT
(138d) l0: [‘il est vrai que’]ADFOCUS/MODUS [‘faire x = l’aider’]FOCUS/DICTUM
(138e) {l’aider, le guider, l’informer, le dissuader…}PARADIGME FOCAL
(139) Il le [doitD/peutD]FOCUS
(140) Il faut savoir encore, dit-il, si l’homme doitD être sans péché. Sans doute, il le doitD. S’il le doitD, il le peutD. (Saint Augustin, Œuvres complètes, Vol. XXX, Paris : Louis Vivès, 1872, p. 255)
4.1.3. Devoir et pouvoir en interprétation aléthique
En (141a-141b) et en (142-143), devoir et pouvoir en interprétation aléthique sont substratifiés :
(141a) Quel temps doitA-FUT-il/peutA-FUT-il faire demain selon la météo ?CONTEXTE
(141b) Il doitA-FUT/peutA-FUT
(141c) On : [[‘il est vrai qu’]MODUS il doitA/peutA faire x’]DICTUM]SUBSTRAT
(141d) l0: [‘il est vrai que’]ADFOCUS/MODUS [‘x = beau’]FOCUS/DICTUM
(141e) {beau, soleil, mauvais /temps/, du vent…}PARADIGME FOCAL
(142) Que doiventA être l’homme et le monde pour que le rapport soit possible entre eux ? (Sartre, Jean-Paul, 1943, L’être et le néant, cit. Kronning 1996 : 115)
(143) Comment la matière peutA-elle être solide si elle est constituée de fréquences et de vibrations ? (fr.quora.com, s.d.)
Les verbes modaux devoir et pouvoir en interprétation aléthique ne sont pas focalisables (144) :
(144) *Il le [doitA-FUT/peutA-FUT]FOCUS
Dans les énoncés (145a) et (146a), il s’agit de la focalisation de devoir et pouvoir en interprétation déontique et non des mêmes verbes en interprétation aléthique (145b, 146b) :
(145a) Si l’oraison, selon le sentiment des saints Pères, est un saint commerce de la créature avec le Créateur, […] il faut ajouter […] que ce divin commerce est tout à l’avantage des hommes, […] en un mot, leur propre intérêt doit les obliger d’avoir sans cesse recours à l’oraison […]. Oui, […] tous les hommes le doiventD. (Migne, Jacques-Paul, 1853, Collection universelle des orateurs sacrés, Vol 37 : P. Vincent Houdry, Impr. catholique du Petit-Montrouge, p. 1115)
(145b) Tous les hommes doiventA mourir.
(146a) [Forum de discussion]
A : Aussi étonnant que cela puisse paraître, les hommes aussi sont capables d’allaiter.
B : Tous les hommes en seraient capables ou seulement certains ?
C : Tous les hommes le peuventD-PR (secouchermoinsbete.fr, 21.03.2015)
(146b) Tous les hommes peuventA mourir à tout instant.
4.1.4. Devoir et pouvoir en interprétation épistémique
Les verbes devoir et pouvoir en interprétation épistémique ne sont ni substratifiables (147c) ni focalisables (148), mais ils sont adfocalisés (147b, 147d) :
(147a) Quel âge a-t-il ?CONTEXTE
(147b) Il doitE/peutE avoir vingt ans.ÉNONCÉ STRATIFIÉ
(147c) On :[[‘il est vrai qu’]MODUS [il a x ans’]DICTUM]SUBSTRAT
(147d) l0: [‘il doitE/peutE être vrai que’]ADFOCUS/MODUS [x = vingt]FOCUS/DICTUM.
(147e) {un, deux, trois, …}PARADIGME FOCAL
(148) *Il le [doitE/peutE]FOCUS.
Ces faits « stratificationnels » servent de critères « syntaxiques », à côté des critères proprement sémantiques, pour l’établissement de la tripartition fondamentale (déontique lato sensu, aléthique, épistémique) des espaces sémantiques associés aux verbes modaux devoir et pouvoir.
4.2. Verbes modaux, grammaticalisation et auxiliarité
La grammaticalisation est un processus diachronique de « désémantisation » et de « réanalyse » syntaxique (Heine 1993 : 53) (149a) par lequel un verbe plein (habeo ‘j’ai, je possède SN’) peut acquérir le statut d’affixe (chanterai) en passant par une ou plusieurs étapes où le verbe conjugué de la séquence verbale (cantare habeo) a le statut d’auxiliaire (149b) :
(149a) Verbe plein > Aux1 …Auxn > Affixe
(149b) habeo > cantare habeoAux-1 > …cantare habeoAux-n > /je/ chanterai
Des deux verbes modaux devoir et pouvoir, devoir est seul à pouvoir être qualifié d’« auxiliaire de temps » dans son emploi de « futur aléthique » (150a), car pouvoir est dépourvu d’une propriété généralement considérée comme le « point focal » (Bybee, Perkins & Pagliuca 1994 : 244) des marqueurs grammaticaux du futur, à savoir la « prédiction ». Le Futur simple est le marqueur prototypique de cette catégorie de marqueurs (150b) :
(150a) Il doitAux-FUT/A-FUT faire beau demain.
(150b) Il feraFUT SIMPLE beau demain.
En tant qu’auxiliaire de temps, devoir appartient invariablement au substrat de l’énoncé (§ 4.1.3) et, par conséquent, il n’est pas focalisable (§ 4.1.3) (151), propriété qu’il partage avec les auxiliaires de temps aller et avoir (152-153) :
(151) Il doitAux-FUT/A-FUT faire beau demain. > *Il le doit.
(152) Pierre vaAux-FUT partir. > *Il le va.
(153) Pierre aAux-AOR/PARF dîné. > *Il l’a.
À ce propos, il faut noter qu’il s’agit de la focalisation stratificationnelle et non de la focalisation contrastive (154) :
(154) Nathalie Dessay va chanter. – Elle a chanté ? – Non, non, elle VAFOCUS CONTRASTIF chanter.
En revanche, les verbes pleins aller (‘mouvement’), avoir (‘possession’) et devoir (‘dette’) peuvent faire l’objet d’une focalisation stratificationnelle (155-157) :
(155) J’ai ouvert ma boutique il y a une semaine. […] Lorsque je demande à quelqu’un d’aller sur ma boutique, et qu’elle y va, il n’y a ni visite comptabilisée ni vue en direct. […] Est-ce normal ? (shopify.com, 05.04.2023)
(156) Vous pouviez venir en pleine nuit et lui demander n’importe quoi. Et ce n’importe quoi il l’avait. (Chraïbi, Driss, 1962, Succession ouverte, cit. Kronning 2003a : 239)
(157) Mais ce goût de la vie qui m’anime encore, je le lui dois. (kroniques.com, 13.03.2016)
4.3. Modalité, temps et évidentialté
4.3.1. Présentation
4.3.1.1. Auxiliaires et périphrases
Le terme d’« auxiliaire » désigne le verbe conjugué qui précède un verbe non fini, alors que celui de « périphrase » fait référence à la séquence verbale constituée de ces deux verbes, en l’occurrence devoir/pouvoir + Infinitif.
4.3.1.2. Évidentialité
Les marqueurs évidentiels indiquent le « type de source sur lequel est basée » une « assertion » (Aikhenvald 2004 : 1). Pour le français, les sources qui ont été attribuées aux modaux devoir et pouvoir sont de type « inférentiel » (Barbet 2012, Dendale 1994, 2022, Kronning 1996) et de type « reportif » (« emprunt à autrui ») (Bres 2022, Kronning 2007, 2023, Squartini 2004). Plus précisément, devoir et pouvoir en interprétation épistémique sont généralement considérés comme inférentiels (158), alors que ces modaux en interprétation aléthique future peuvent être analysés comme reportifs (159) :
(158) Le temps doitE/peutE être en train de s’améliorer.
(159) Le temps doitA-FUT/peutA-FUT s’améliorer demain/, selon Météo France.
Ces deux interprétations se distinguent sur plusieurs points.
Premièrement, devoir et pouvoir en interprétation épistémique sont compatibles avec des prémisses in præsentia (Le ciel se découvre) (§ 2.3.2.1) (160), à la différence de ces verbes en interprétation aléthique future (161) :
(160) Le ciel se découvre. Le temps doitE/peutE être en train de s’améliorer.
(161) Le ciel se découvre. *Le temps doitA-FUT/peutA-FUT s’améliorer demain.
Cette incompatibilité de l’interprétation aléthique future avec les prémisses in præsentia s’explique par son appartenance au substrat présupposé de l’énoncé (§ 4.1.3), alors que la compatibilité de l’interprétation épistémique avec les prémisses in præsentia résulte de son appartenance à l’adfocus (§ 4.1.4) qui est consubstantiel au hic et nunc énonciatif.
Deuxièmement, ces deux types d’interprétation (E vs A-FUT) sont des « marqueurs mixtes » (Kronning 2003b : 142-145) modaux et évidentiels, mais, pour chaque interprétation, les deux verbes s’opposent en termes modaux, quantificationnels, et non en termes évidentiels. Ainsi, devoir épistémique, inférentiel, s’oppose à pouvoir épistémique, également inférentiel, par la quantification mondaine (‘dans la plupart des mondes possibles’ vs ‘dans plusieurs mondes possibles’), tout comme devoir aléthique futur, reportif, s’oppose à pouvoir aléthique futur, également reportif, par la quantification mondaine (‘universalité mondaine’ vs ‘existence mondaine’) (§ 2.3.2.1, § 2.3.2.4).
Troisièmement, seul devoir + Infinitif peut être considéré comme une périphrase future reportive (4.2), car elle est pourvue du trait « prédiction » (§ 4.2). Il y a de nombreuses grammaires (Chevalier et al. 1965, § 468, Riegel, Pellat & Rioul 2009, 453) et dictionnaires (cf. Kronning 1996 : 18) qui font référence à cet emploi de devoir comme un « marqueur du futur », alors que tel n’est pas le cas de l’emploi correspondant de pouvoir.
4.3.2. La périphrase future et reportive devoir + Infinitif
4.3.2.1. La périphrase future et reportive au Présent
La périphrase future et reportive devoir + Infinitif (Kronning 1996 : 63-64, 2007, 2023, cf. Vetters & Barbet 2006) active principalement deux catégories de scénario, modèles cognitifs idéalisés dotés d’une structure temporelle, celle du « convenu » et celle des « prévisions ». Ainsi, dans (162), le scénario de la « visite officielle », qui appartient au « convenu », est activé :
(162) Emmanuel Macron doitA-FUT rencontrer ce jeudi son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky à Kiev. (nicematin.com, 20.06.2022)
L’activation de ce scénario donne lieu à la composition inférentielle (163) :
(163a) Si X et Y (et Z, etc.) conviennent à ti de faire en sorte que p à tk, ils contractent l’obligation à tj de faire en sorte que p à tk.
(163b) Or, X1 et Y1 sont convenus à ti de faire en sorte que p à tk.
(163c) Donc, ils ont contracté l’obligation à tj de faire en sorte que p à tk.
(163d) Les accords conclus entre parties sincères et responsables sont respectés.
(163e) Or, X1 et Y1 sont des parties sincères et responsables.
(163f) Donc, p sera (‘doitA-FUT être’) le cas à tk dans tous les mondes possibles de l’univers modal restreint défini par l’accord convenu entre X1 et Y1 à tj.
Dans (162), Macron et Zelensky et leurs collaborateurs sont convenus de se rencontrer avant que la rencontre ait lieu et de leur accord résulte une obligation (163a-163c). Cette obligation est « aléthisé » dans la deuxième partie de la composition inférentielle (163d-163f). Rien ne garantit, évidemment, que Macron et Zelensky se rencontrent ce jeudi à Kiev hors de l’univers modal convoqué (§ 2.3.2.3).
L’évidentialité reportive de la périphrase résulte, à son tour, du fait que ce qui relève du « convenu » ou ce qui relève de « prévisions » sont, dans la plupart des cas, communiqués par les parties (ou une des parties) de l’accord conclu ou de l’auteur (ou les auteurs) des prévisions à d’autres locuteurs et ces informations sont reprises par d’autres locuteurs. Ainsi, l’information communiquée sur l’accord conclu entre Macron et Zelensky concernant la visite officielle de celui-là à Kiev est reprise, dans (160), par le journaliste de Nice-Matin.
L’emploi de la périphrase ne se limite pas au « convenu officiel » (162), mais s’étend au « convenu privé » (164) :
(164) « Écoutez, répondis-je, allez où vous
voudrez […], excepté chez Mme Verdurin. Il faut à tout prix en éloigner demain
Albertine.
– C’est que justement elle doitA-FUT y aller
demain.
– Ah ! […] C’est absolument sûr qu’elle doitA-FUT
y aller demain ?
– Absolument » (Proust, Marcel, 1923, La
prisonnière, cit. Kronning 2023 : 6)
L’analyse de la périphrase quand elle relève du « convenu » (163a-163f) vaut également, mutatis mutandis, quand elle ressortit aux « prévisions ». Ainsi, dans (165), le scénario des « prévisions météorologiques » est activé :
(165) Les températures doiventA-FUT atteindre 40°C par endroits dans la journée. (francetvinfo.fr, 17.06.2022)
Dépourvue des éléments déontiques, la composition inférentielle (166a-166b), plus simple que celle du « convenu » (163a-163f), est entièrement de nature aléthique :
(166a) Si des phénomènes météorologiques X et Y (et Z, etc.) sont présents à ti elles amènent le phénomène p (‘40 C’) à tk.
(166b) Or, X1 et Y1 sont présents à ti.
(166c) Donc, p sera (‘doitA-FUT être’) le cas à tk dans tous les mondes possibles de l’univers modal restreint défini par les prévisions V.
L’information que comporte (165) est empruntée par le journaliste au météorologue qui a élaboré les prévisions.
La périphrase future et reportive peut aussi activer un scénario plus particulier qui relève des « prédictions », à savoir le scénario « prophétique », étant donné que prophétiser, c’est prédire l’avenir en révélant la parole ou la connaissance de Dieu. Ainsi, ce scénario est activé dans l’énoncé (167a), qui ne saurait être paraphrasé par (167b) :
(167a) [Prophétie de Syméon] Syméon les bénit et dit à Marie […] : Vois ! cet enfant doitA-FUT amener la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël. (Luc 2 : 34, cit. Kronning 2001 : 74)
(167b) *≈ Vois ! cet enfant amène probablement la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël.
4.3.2.2. La périphrase future et reportive au Conditionnel
La périphrase future et reportive au présent peut être mise au Conditionnel Simple, ce qui a pour effet, selon l’hypothèse de Kronning (2001b), d’activer une protase implicite (‘si tout se passe en conformité avec le convenu ou les prévisions’) (168) ou explicite, souvent sous la forme de l’adverbe normalement (169) ou d’une protase en si (170). Cette activation attire l’attention sur la nature restreinte des univers modaux convoqués :
(168) Emmanuel Macron devA-FUT-rait arriver à Zagreb en fin de journée et s’entretenir avec le Premier ministre croate Andrej Plenkovic. (ouestfrance.fr, 24.11.2021)
(169) La pluie devA-FUT-rait normalement prendre le relais partout en cours de matinée de samedi, avec une limite pluie-neige remontant progressivement vers 600-800 mètres d’altitude sur le relief de l’est. (estrepublicain.fr, 25.01.2019)
(170) Si cette procédure complexe de « navette » entre ministres et députés européens suit son cours normalement, la CEE devA-FUT -rait pouvoir sortir d’une impasse financière en adoptant définitivement son budget 1988 avant la fin mai. (Tribune de Genève, 07.03.1988, cit. Kronning 2001b : 261)
Il n’est pas rare de trouver la périphrase devoir + Infinitif au Présent et au Conditionnel simple avec les autres marqueurs grammaticaux français du futur – la périphrase aller + Infinitif, le Futur simple et le Présent –, dans la même unité discursive. Ainsi, ces marqueurs s’inscrivent dans un seul et même scénario en (171) :
(171) Déplacement d’Emmanuel Macron dans le Lot : [il] doitA-FUT-arriver […] à Saint-Cirq-Lapopie à 17h ce mercredi 2 juin ; il va rencontrer des habitants et des commerçants […] Le soir, il devA-FUT-rait dormir à l’hôtel spa Le Saint-Cirq. […] Le lendemain, le jeudi, Emmanuel Macron se rendra à Martel, à 80 km au nord. […] Puis, il se rend à Cahors échanger vers 16h avec les élus du Lot en préfecture. (francebleu.fr, 02.06.2021)
Au Conditionnel composé (Saussure 2023), cette construction (‘si tout s’était passé normalement’), reportive, ne satisfait pas au critère de « prédiction » des marqueurs grammaticaux du « futur du passé », à cause de sa contrefactualité inhérente, non annulable (172) :
(172) Sur les cartes de Météo-France, le rouge symbolise la sécheresse. Et la carte de la Corse résumant la pluviométrie des six derniers mois est entièrement et intensément rouge. Pour le mois d’octobre il a plu moins de 10% de ce qu’il aurait dûA-FUT pleuvoir. (france3-regions.francetvinfo.fr, 12.06.2020)
4.3.2.3. La périphrase future et reportive au Futur simple
On a parfois affirmé que la périphrase future et reportive, qualifiée d’« épistémique », serait « improbable ou inappropriée » auFutur simple (§ 3.1). Il est pourtant loin d’être impossible de l’attester (173-174) et, par conséquent, elle s’inscrit dans le paradigme des marqueurs grammaticaux du futur (175) :
(173) La préparation du sommet européen du mois de mars qui devA-FUT-ra discuter l’état des relations entre la Russie et l’UE, était l’un des objectifs de cette première visite d’un haut diplomate européen à Moscou depuis 2017. (Le Figaro, 06.02.2021, cit. Bres 2022 : 54)
(174) Samedi 27 juillet : les températures devA-FUT-ront baisser, ne dépassant guère les 30 degrés. (haut-rhin.gouv.fr, 23.07.2019, cit. Kronning 2023 : 15)
(175) Météo France annonce une journée bien maussade pour ce mardi 22 juin dans la région de Pont-Audemer (Eure). Des averses sont prévues dès la matinée et ne devA-FUT-raient pas s’arrêter avant la fin de la journée. La pluie devA-FUT-ra se faire plus rare en début de soirée. Il faut s’attendre à une forte baisse des températures : il ne fera pas plus de 17 C. (actu.fr, 21.06.2021)
4.3.2.4. La périphrase future et reportive à l’Imparfait
La périphrase future et reportive à l’Imparfait est un « futur (ultérieur) du passé » : Ainsi, dans (176-177) le scénario « du départ » qui relève du « convenu » est activé :
(176) Le frère d’Amélie fut condamné à être transporté en France, comme perturbateur du repos de la colonie. Un vaisseau du roi devoitA-FUT mettre à la voile dans quelques heures. (Chateaubriand, Les Natchez, 1829, cit. Bres 2022 : 44)
(177) Cependant, pour Lisbeth, la date du départ approchait ; elle devaitA-FUT quitter Paris le dimanche suivant par le train de nuit. (Martin du Gard, Roger, 1922-1923, Les Thibault I, cit. Kronning 2001 : 79)
L’exemple (177) pourrait être interprété comme relevant du « discours indirect libre », auquel cas Lisbeth se serait dit : « Je doisA-FUT quitter Paris dimanche par le train de nuit ».
La périphrase a également un emploi plus particulier, à savoir celui de « futur du passé » dit « objectif » ou « des historiens », ou encore d’« ultériorité factuelle » (Bres 2022 : 66) (178), emploi où la périphrase est remplaçable par le Passé simple (mourut), temps verbal qui n’a pas la prospectivité de la périphrase :
(178) La comédienne, âgée de soixante-trois ans, gravement malade et qui devaitA-FUT mourir l’année suivante, remontait parfois sur la scène et y retrouvait, pour un soir, sa vitalité et son talent. (Note des éditeurs de Proust, Marcel, Le temps retrouvé, Paris : Folio, 1990, p. 432)
Cet emploi de la périphrase convoque un univers modal large où les procès sont inscrits sur l’axe de la successivité irréversible du temps.
4.3.3. Le modal devoir comme « suppléant du futur »
Un univers modal large est également convoqué quand la périphrase devoir + Infinitif est un « suppléant du futur », appelé ainsi par Gougenheim (1929 : 72) qui constate que le français « n’a pas de forme spéciale du futur » ni au subjonctif, ni à l’infinitif et n’admet pas le Futur dans les protases en si. Ainsi, dans (179a), (180a) et (181a), le locuteur se sert de la périphrase comme « suppléant du futur », à la différence de ce qui est le cas dans (179b), (180b) et (181b) :
(179a) Ce qu’il y a de pis, c’est que je ne vois pas que cela doiveA-FUT changer. (Lamartine, Correspondance, cit. Gougenheim 1929 : 73)
(179b) Ce qu’il y a de pis, c’est que je ne vois pas que cela change.
(180a) Françoise était d’autant plus troublée de ces paroles qu’[…] elle voyait que la guerre, qu’elle avait cru devoirA-FUT finir en quinze jours, durait toujours (Proust, Marcel, 1927, Le temps retrouvé, cit. Kronning 1996 : 142)
(180b) De passage à Hong Kong, les vidéastes bretons ont connu d’importants démêlés avec la justice et ont même cru finir en prison. (letelegramme.fr, 09.05.2023)
(181a) Si je ne doisA-FUT pas vous revoir bientôt, je vous enverrai […] quelques petits morceaux. (Lamartine, Correspondance, cit. Gougenheim 1929 : 79)
(181b) Si je ne vous revois (+ *reverrai) pas bientôt, je vous enverrai quelques petits morceaux.
4.3.4. Le modal pouvoir et l’évidentialité « reportive »
La construction pouvoir + Infinitif connaît des emplois analogues à la périphrase future et reportive en devoir. Ainsi le pouvoir de cette construction localise le procès après l’intervalle de l’énonciation (t0) dans (182-185) et le syntagme infinitif active le scénario de la « visite officielle », relevant du « convenu » (182-184) ou un scénario « météorologique », relevant des « prévisions » (185) :
(182) Zelensky peutA-FUT rencontrer Modi à Hiroshima [titre] (fr.india.postsen.com, 20.05.2023)
(183) Le programme restant sensiblement le même, précise le confrère, Emmanuel Macron pourraA-FUT se rendre à Bouaké pour le lancement des travaux de construction du marché central de la métropole de la région. (afrique-sur7.ci, 04.12.2019)
(184) Selon des sources, le président ukrainien Zelensky pourraitA-FUT également avoir une rencontre avec le Premier ministre indien Modi au Japon. (fr.india.postsen.com, 20.05.2023)
(185) Entre la Normandie et la Bretagne, le ciel sera également menaçant et il pourraA-FUT pleuvoir par endroits en fin d’après-midi. (lefigaro.fr, 11.11.2021)
Or, cette construction, bien qu’elle ressortisse au « futur aléthique reportif », ne fait pas partie du paradigme des marqueurs grammaticaux du futur, car la valeur quantificationnelle que dénote pouvoir aléthique – l’existence mondaine (‘dans au moins un monde possible de l’univers modal restreint convoqué’) – est trop faible pour satisfaire au critère posé au marqueurs grammaticaux du futur : qu’ils expriment la « prédiction » (§ 4.2).
4.4. Modalité et mirativité
Il y a des langues qui ont une catégorie grammaticale qui exprime la « surprise » : la mirativité (Aikhenvald 2004 : 195-215). Tel n’est pas le cas du français, mais certaines constructions syntaxiques ont des emplois miratifs, notamment les exclamatives « de quantité » telles que Comme P !, Qu’est-ce que P !, Ce que P ! et Que P !. Pour que ces constructions puissent être qualifiées de miratives, il faut que le locuteur ait accès direct au procès (p) sur lequel porte l’exclamation et qu’il ne s’attende pas à l’instanciation de ce procès. Ainsi, les locuteurs de (186) peuvent constater la bêtise de la femme en question, mais ne s’y attendent pas. De même, dans (187), le locuteur constate le caractère difficile de la délocutée, auquel il ne s’attend pas :
(186) Mais les nouveaux venus s’étonnaient et parfois disaient […] : « Comme elle est bête ! » (Proust, Marcel, 1927, Le temps retrouvé, Pléiade IV : 583)
(187) Elle est pas méchante, mais putain qu’est-ce qu’elle est chiante ! (senscritique.com, s.d.)
L’emploi du modal pouvoir dans ces constructions exclamatives, qui, selon Damourette & Pichon (1911-1940, V, § 1699), est apparu « aux environs de 1910 » et « s’est maintenu depuis ». Dans ces constructions, le locuteur a normalement accès direct au procès, accès direct qui déclenche normalement l’interprétation sporadique de pouvoir. Il s’agit par conséquent de la quantification existentielle non sélective (parfois) définitoire de cette interprétation de pouvoir (§ 2.3.2.3) : ‘il est parfois très ennuyeux de dîner en ville’ (188), ‘Nic est parfois très dégoûtant’ (188) et ‘la délocutée est parfois très niaise’ (190). Or, ce qui est spécifique de l’emploi miratif de l’interprétation sporadique de pouvoir, c’est que le locuteur fait référence non seulement au procès non attendu instancié hic et nunc, mais aussi aux occurrences passées du procès : il y a « récurrence mentale » (Guimier 1989 : 18) :
(188) Ah ! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes d’un air languissant, ce que ça peutA-SPOR être ennuyeux de dîner en ville ! (Proust, Marcel, 1920-1921, Le côté de Guermantes, Pléiade II : 874)
(189) Nic, que tu peuxA-SPOR être dégoûtant ! (Jean Schlumberger, Saint Saturnin, cit. Damourette & Pichon 1911-1940, V, § 1699)
(190) Qu’est-ce qu’elle peutA-SPOR être niaise, parfois, Eulalie ! (Esbelin, Claudine, 2022, L’esthétique du leurre, Paris : BoD, p. 301)
L’interprétation de devoir dans ces constructions exclamatives est, en revanche, épistémique et ne peut, par conséquent, être qualifiée de mirative, car le locuteur n’a pas accès direct au procès et il s’agit plutôt d’« empathie » (191-193) que de « surprise » :
(191) Ce qu’elle doitE être malheureuse en ce moment ! (Proust, Marcel, 1920-1921, Le côté de Guermantes, Pléiade II : 575)
(192) – Et ton père, il t’a offert quoi ? Nicolas montre d’un geste de la main la bande dessinée et les feutres qu’il a jetés sur le lit de Julie en rentrant dans la chambre. – Il ne le sait pas, ton père, que c’est Julie qui aime les Schtroumpfs ? Qu’est-ce que tu doisE être déçu ! (Meilland-Rey, Sandrine, 2022, Le chant de la grenouille, Librinova)
(193) Alain Juppé fait donc son grand retour au gouvernement après avoir juré qu’on ne l’y reprendrait […] Sur son blog […], Gilles, l’un de ses admirateurs, lui adressait ce message : « Je souhaiterais de tout cœur pouvoir croire en la parole de nos politiques ». Comme il doitE être déçu ! (lefigaro.fr, 15.11.2010)
5. Bilan.
Les modélisations des espaces sémantiques associés aux verbes modaux devoir et pouvoir peuvent sembler foncièrement incompatibles, mais, la plupart d’entre elles se déploient entre le déontique stricto sensu et l’épistémique stricto sensu – qui exclut les « emplois futurs » des deux modaux –, même si les définitions de ces deux pôles et du champ sémantique (« aléthique » « dynamique », « descriptif ») qui les séparent varient (§ 2.3.5). Or, toutes les modélisations semblent présupposer un parallélisme sémantique presque parfait entre devoir et pouvoir, à l’exception, notable, de Damourette & Pichon (§ 2.3.6.2). Il y aurait lieu d’examiner ce présupposé.
Quelles que soient les modélisations, l’attribution d’un « sens » particulier à une occurrence donnée des verbes devoir et pouvoir reste problématique, les espaces sémantiques des modalités « aristotéliciennes » étant souvent qualifiés d’« embrouillés » ou de « flous » (§ 2.4.3). Les configurations d’activation nodale des réseaux schématiques associés à devoir et pouvoir offrent une modélisation plausible de l’interprétation d’une occurrence donnée de ces deux verbes modaux, permettant la « surdétermination » (coactivation de deux ou plusieurs nœuds) et l’« indétermination » (activation d’un nœud superordonné). Les réseaux schématiques pourraient être enrichis par des données sur les genres de discours et, plus généralement, sur la communication « de proximité » et « de distance » (Koch & Oesterreicher 2011) Or, cette modélisation ne rend pas possible le traitement quantitatif de l’interprétation d’une occurrence donnée de devoir ou pouvoir. Des études expérimentales et neurolinguistiques pourraient peut-être le faire à l’avenir.
Dès aujourd’hui, il est pourtant possible de faire des études quantitatives sur la fréquence de devoir et pouvoir dans les genres de discours, sur la fréquence relative des formes verbales des deux verbes et sur la fréquence relative de ces verbes et des « locutions modales », telles que être capable de, être obligé de, avoir à, être dans l’obligation de et avoir la capacité de (§ 1.5), sur les « profils collocationnels » de devoir et pouvoir qui rendent dans une certaine mesure possible l’attribution d’une interprétation spécifique de ces deux modaux, sans toutefois pouvoir résoudre le problème du traitement quantitatif de l’activation nodale.
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