F. Gachet,
G. Zumwald
(07-2015)
Pour citer cette notice:
Gachet (F.) & Zumwald (G.), 2015, "L'inversion du sujet clitique", in Encyclopédie grammaticale du français,
en ligne: encyclogram.fr
DOI: https://nakala.fr/10.34847/nkl.c2c07sg8
1. Découpage du domaine.
1.1. Définition
La notion d’« inversion du sujet clitique » dépend naturellement de l’existence d’une catégorie « sujet clitique ». Il convient donc de commencer par présenter et définir celle-ci, avant de pouvoir aborder l’inversion elle-même.
1.1.1. Les sujets clitiques (SCL)
Les sujets clitiques (je, tu, il, elle, on, ça, ce, nous, vous, ils, elles) sont des formes non accentuées, utilisées conjointement au verbe ; elles ne peuvent être séparées du verbe que par le ne de négation ou par d’autres formes conjointes (clitiques compléments) :
(1) On avait envie de lui demander pourquoi il y consacrait tellement de temps. Il n’essaya jamais de les vendre et il n’en fit jamais cadeau à personne ; il ne les accrochait même pas chez lui ; dès qu’il en avait fini un, il le rangeait à plat dans une armoire et il en commençait un autre. [Perec, f]
Les sujets clitiques se distinguent des pronoms disjoints comme moi, toi, lui, eux, etc.
(2) Eux, ils ne savaient pas que j’étais juif. [Lanzmann, f]
Les formes elle, nous et vous ont la particularité de pouvoir être employées comme sujets clitiques et comme pronoms disjoints. Il n’est pas décidé s’il convient de traiter ces cas comme des formes homonymes ou comme des emplois différents d’un même pronom :
(3) Nous, nous voulons savoir. [Perec, f]
La forme ça est dans le même cas. En position de sujet, elle connaît des emplois clitiques ou disjoints.
(4) (a) Ça, c’est dommage ! Ça, ça me fend le cœur !
(b) Des hommes, ça se remplace, on en a tant qu’on en veut. Mais un cheval, ça coûte 5 000 francs. [Sartre, f]
La forme ce est presque exclusivement employée avec le verbe être, éventuellement assorti d’auxiliaires modaux (devoir, pouvoir) ou temporels (aller), et dans la formule ce (me) semble.
(5) (a) Et puis ce peut être son jeune boy, pour des raisons personnelles. [A. Jenni, f]
(b) Bientôt la neige va fondre, bientôt ce va être le printemps. [Montherlant, f]
(c) Très peu de gens, ce me semble, savent ce qu’est la faim. [Salvayre, f]
(d) Ce n’est pas, ce semble, un peu de bruit autour des trains de permissionnaires qui peut faire douter du moral de l’armée. [Guilloux, f]
Au contraire du clitique ça, ce n’est pas employé avec d’autres verbes, à de très rares exceptions près (par exemple avec un auxiliaire mis au service d’un verbe autre que être) :
(6) De Cioran, et ce pourrait dorénavant me servir de devise : S’il me fallait renoncer à mon dilettantisme, c’est dans le hurlement que je me spécialiserais. [Lagarce, f]
Le statut catégoriel des sujets clitiques
Le statut catégoriel des sujets clitiques est controversé. Deux approches s’opposent.
L’analyse pronominale
Une première approche traite les SCL comme des pronoms ayant un statut d’argument, au même titre que les pronoms toniques de la série {moi, toi, lui...}. Cette position est représentée notamment dans des travaux d’obédience chomskyenne : Couquaux (1986), Rizzi (1986), Laenzlinger (2003), De Cat (2007). Laenzlinger explique par exemple que la position actuellement dominante en grammaire générative considère les SCL comme des clitiques phonologiques. Dans cette perspective, les pronoms sujets occupent une place d’argument en structure profonde comme en structure de surface ; c’est seulement au niveau phonologique qu’ils deviennent clitiques, se plaçant juste avant ou juste après le verbe.
Divers arguments sont avancés pour défendre cette position contre celle qui traite les sujets clitiques comme des affixes.
(i) L’un est d’ordre théorique : selon une thèse qui a cours en grammaire générative, les règles de déplacement ne s’appliquent qu’à des constituants de niveau syntaxique ; dans cette optique, une analyse affixale des clitiques sujets (qui en fait des unités morphologiques) est incompatible avec leur inversion.
Les autres arguments sont de nature empirique :
(ii) Les sujets clitiques peuvent porter sur plusieurs verbes coordonnés (Rizzi, 1986 ; DeCat, 2007), ce qui interdit d’y voir des affixes morphologiques (= de mot) :
(7) je vous darde et brûle et envoûte jusqu’aux délices du pageot. [Boudard, f]
(iii) Autre argument : il existe (dans un emploi toutefois assez rare et bien particulier) des SCL séparés du verbe, par une apposition, une incise ou autre :
(8) Il, le traditaire, déplorait d’avoir à subir le joug d’un gamin fort ignare d’ailleurs pour ce qui était de la langue étrangère [Queneau, f]
À vrai dire, de tels emplois montrent qu’un SCL peut à l’occasion perdre son statut prosodique de clitique, mais ils n’impliquent pas pour autant qu’il ait le statut syntaxique d’un pronom argumental.
(iv) On rencontre occasionnellement des sujets clitiques coordonnés, ce qui permet de penser qu’ils occupent une position argumentale (du moins si on tient les affixes pour non coordonnables) :
(9) Après un premier rendez-vous qui marche, dans une relation, il et elle sont heureux ensemble, ils s’entraident, ont des projets d’avenir. [web : site de rencontres]
Ces exemples, qui remettent surtout en cause le statut phonologiquement clitique de ces éléments, sont généralement présentés comme des raisons d’y voir des pronoms arguments.
L’analyse affixale
À l’inverse, les partisans de l’approche affixale soutiennent que les pronoms clitiques ne peuvent occuper une position d’argument. Cette approche, actuellement bien répandue, consiste à traiter les sujets clitiques comme des éléments affixés au verbe, fonctionnant aussi bien comme préfixes que comme suffixes (dans l’inversion). Cette position était déjà défendue par Gougenheim (1938: 153) selon qui « les pronoms personnels conjoints entrent dans la composition du groupe verbal, alors que les pronoms personnels disjoints constituent des groupes nominaux ». Parmi les tenants du statut affixal des clitiques, on peut mentionner également Jaeggli (1982), Roberge (1990), Zribi-Hertz (1994), Auger (1995), Creissels (1995), Miller & Monachesi (2003), Berrendonner (2008), Culbertson (2010), Groupe de Fribourg (2021), etc. Dans cette approche, le terme pronom clitique est souvent abandonné au profit d’autres appellations telles que indice pronominal (Creissels 1995) ou agreement marker (Lambrecht 1981, Auger 1995).
Les cas où les clitiques sujets apparaissent conjointement à des sujets nominaux non disloqués fournissent le principal argument en faveur de leur statut affixal. Il s’agit des redoublements du sujet (fréquents dans l’oral spontané) et des inversions complexes :
(10) je me rends compte que certains d’entre eux - ont chacun un peu leurs petites fonctions en fonction des - euh en fonction des des petites merdes que la vie elle vous met comme ça sous les pieds euh [oral, OFROM]
(11) La bière peut-elle être considérée comme une boisson alcoolique ? [f]
Dans ces deux cas, la position d’argument sujet étant saturée, le clitique s’interprète comme faisant partie du syntagme verbal. Plus précisément, on peut considérer ces clitiques comme des marques d’accord de l’argument sur le verbe. Les occurrences de redoublements du type de (10) sont souvent ignorées par les défenseurs d’un statut pronominal des SCL (cf. Rizzi 1986) ou écartées comme déviantes (Laenzlinger 2003 ; De Cat 2007). En revanche, l’existence des inversions complexes n’est généralement pas discutée : pour en rendre compte tout en soutenant une analyse pronominale des SCL, il faut recourir à des solutions complexes, de portée peu générale (voir par ex. Kayne 1983 qui est contraint d’analyser les SCL participant à une inversion complexe différemment des SCL apparaissant dans d’autres configurations).
L’analyse affixale a l’avantage de pouvoir rendre compte d’une manière simple et généralisée de toutes les cooccurrences de SN sujets avec un SCL, qu’il s’agisse de « redoublements » ou d’inversions complexes. Elle peut aussi être compatible avec les cas de non répétition du SCL après coordination (7) et même avec les occurrences de SCL suivis d’appositions (8) ou coordonnés (9), si l’on adopte une vision élargie et non strictement morphologique de la notion d’affixe : on peut alors considérer les SCL comme des « affixes de syntagme », dont les propriétés diffèrent quelque peu de celles, plus connues, des affixes de lexème tels que les désinences verbales ou les suffixes de genre et nombre (voir Miller 1992, et Groupe de Fribourg, 2021. La notion d’affixe de syntagme correspond aussi, pour l’essentiel, à celle de bound word chez Zwicky 1977).
1.1.2. L’inversion du sujet clitique
L’inversion du sujet clitique (inv-scl) consiste à placer le sujet clitique immédiatement à la suite du verbe fini. À l’écrit, le sujet clitique est relié au verbe par un trait d’union. Lorsque le verbe se termine graphiquement par une voyelle, un t épenthétique vient se placer devant les clitiques à voyelle initiale (il(s), elle(s), on), par analogie avec la désinence t latente de nombreuses formes verbales à la troisième personne, selon une analyse déjà défendue par Gaston Paris ; il en résulte une généralisation des formes en t-, qui simplifie le paradigme des pronoms inversés au singulier, en éliminant les formes [i(l)], [ɛl] et [õ] au profit de [ti(l)], [tɛl] et [tõ], le t ayant cessé d’être une consonne de liaison, pour devenir la consonne initiale d’une forme pronominale réservée à l’inversion (Tseng 2008) ; v. entre autres (17-18).
Remarque. Lorsqu’un SN sujet est présent devant l’inv-scl simple, on parle d’inversion complexe, v. supra (11) et infra (22b) et (24), et §§1.3.1 et 1.3.3.
Il faut noter que les sujets clitiques n’ont pas tous le même comportement face à l’inversion. Contrairement à tous les autres sujets clitiques, la forme ça ne peut pas être inversée. Le clitique ce peut y suppléer pour les inversions avec le verbe être, éventuellement modalisé (par des auxiliaires comme pouvoir et devoir) :
(12) Où est-ce. Qui est-ce. Aucune idée. [Doubrovsky]
*Où est-ça. *Qui est-ça. Aucune idée.
(13) Qui d’autre pourrait-ce être ? [Larbaud, f]
*Qui d’autre pourrait-ça être ?
(14) Qui peut-ce être ? [Molière, 1669, f]
*Qui peut-ça être ?
En français actuel, le clitique sujet ce n’est pas utilisé après d’autres verbes, sauf dans certaines formulations plaisantes :
(15) Comment cela se peut-il ? Comment se fait-ce ? [w]
Le clitique ce partage avec le clitique sujet de première personne je des propriétés phonologiques qui les distinguent des autres clitiques sujets : en raison de leur voyelle caduque /ǝ/, ils ne sont pas accentués lorsqu’ils sont postposés au verbe. L’accent se reporte alors sur la dernière syllabe du verbe. En conséquence, les formes inversées obtenues sont morpho-phonologiquement assez différentes des autres inversions de clitique :
(16) dois-je [ʹdwaʓ] ; est-ce [ʹɛs] vs
dois-tu [dwaʹty] ; doit-il [dwaʹtil] ; est-il [ɛʹtil]
L’inversion du je est surtout pratiquée avec des verbes très courants, souvent des auxiliaires, comme être, avoir, devoir, savoir, aller, pouvoir, etc. (à noter qu’avec pouvoir au présent, elle sélectionne normalement la forme puis, au lieu de peux). Peu pratiquée avec les autres verbes, elle paraît même impraticable avec bon nombre d’entre eux, tels vendre [vãʓ], courir [kuRʓ], mentir [mãʓ], rompre [Rõʓ], pour des raisons d’homophonie ; on peut noter en passant que ces formes étaient déjà problématiques au XVIIe siècle : Foulet (1921 : 297) mentionne que, face à une formulation comme mens-je, « Thomas Corneille et l’Académie sont d’accord que le plus sûr est de prendre "un autre tour", comme "est-ce que je mens ?" ». Lorsqu’une forme verbale de première personne se termine par un /ǝ/ (je trouve, j’eusse), celui-ci est normalement remplacé en français soutenu par un /e/ fermé, qui peut alors porter l’accent final (trouvé-je [tRuʹveʓ] ou eussé-je [yʹseʓ]). Les caractéristiques assez particulières associées à l’inversion du je expliquent probablement une certaine tendance à l’éviter (du moins en situation détendue).
1.2. Délimitation
L’inversion du sujet clitique ne pose pas en soi de problèmes de délimitation, la définition ci-dessus reposant sur des critères formels aisément vérifiables. On signalera seulement que les formules lexicalisées comme est-ce que, qu’est-ce que, etc. ne sont généralement pas considérées comme faisant partie du domaine. En revanche, la délimitation des contextes, très variés, dans lesquels peut apparaître l’inversion du sujet clitique est plus difficile. En voici une liste (sans garantie d’exhaustivité) :
Propositions interrogatives
Totales, partielles, formes interrogatives (totales et partielles) à valeur exclamative :
(17) Parle-t-il comme il doit à l’inconnu qui l’attend ? [Green, f]
(18) Où va-t-il ?
(19) (a) Est-il bête, ce petit, dit la duchesse charmée. [Queneau, f]
(b) Bon sang a-t-il fallu qu’on l’aime cette équipe de France pour la supporter un siècle durant malgré tant d’inconstance ! [p, L’équipe magazine]
(c) Un comble : combien de fois me suis-je entendu dire « Quelle chance tu as de pouvoir écrire si facilement ! » [Pontalis, f]
Incises de discours rapporté
(20) l’instruction écrivent-ils + semble + s’orienter désormais vers de nouvelles pistes [radio, <Valibel/Pršir]
Il faut signaler que les séquences introductrices de discours rapporté antéposées (Ils écrivent : « L’instruction semble s’orienter désormais vers de nouvelles pistes ») sont incompatibles avec l’inv-scl (*Écrivent-ils : « L’instruction semble s’orienter désormais vers de nouvelles pistes »). Cela revient à dire que, pour qu’un verbe « signalisateur » de discours rapporté puisse être affecté de l’inv-scl, il est nécessaire qu’un fragment (au moins) du discours rapporté le précède (v. de Cornulier 2004).
Certaines incises modales (paraît-il, semble-t-il, croyons-nous, etc.)
(21) Il n’en fut pas de même, semble-t-il, en Italie. [Goldschmidt, f]
Propositions à adverbe initial.
La liste est malaisée – voire impossible – à établir : on peut observer toutes les gradations possibles entre des adverbes qui déclenchent quasi automatiquement l’inversion et d’autres qui ne la provoquent qu’exceptionnellement). Voici seulement un aperçu des principaux adverbes déclencheurs.
- Adverbes modaux : peut-être, probablement, sans doute, etc.
(22) (a) Peut-être bien s’amusait-il vraiment de l’aventure ? [Martin du Gard]
(b) Peut-être mon père n’a-t-il pas su ce qu’il faisait. [Salvayre, f]
- Autres adverbes co-prédicateurs
(23) Heureusement a-t-on pu la remplacer. [Loti]
- Adverbes connecteurs : aussi, du moins, au moins, tout au plus, ainsi, de même, etc.
(24) Ainsi Fred usait-il lui-même de l’alphabet télégraphique du Larousse. [Vialatte]
- Adverbes de manière (ainsi, difficilement, inutilement, à peine, etc.)
(25) (a) Difficilement trouvera-t-on des gens qui veuillent. [Littré]
(b) Et ainsi ai-je fait hier soir et ainsi ai-je passé une nuit de sept heures sans interruption et ainsi me suis-je levé sans effort et ainsi ai-je un regard méprisant pour ce ciel qui ne sait de quelle défroque se vêtir. [blog]
- Certains adverbes temporels (souvent, toujours, jamais, rarement, à peine, etc.)
(26) À peine avait-il ouvert un livre qu’il le refermait par ennui. À peine une femme s’attachait-elle à lui que la lassitude le gagnait : ce n’était jamais ça. [Pontalis, f]
(27) Ensuite, il a un caractère généreux, toujours a-t-il bon cœur (sauf avec ses profs) et il est prêt à aider qui a besoin de lui (sauf, une fois de plus, ses profs). […] Très espiègle, il aime blaguer et lancer des vannes. Toujours a-t-il le sourire et le mot pour faire rire. [web]
À signaler dans ce domaine un fait particulier, plus rare : l’inv-scl placée devant l’adverbe déclencheur.
(28) (a) faut-il encore que je le pense [oral]
(b) La saison 91 est-elle à peine commencée que s’annoncent déjà de prochaines compétitions pour 92 [oral, radio]
- Constructions à adjectif attribut initial.
Ces constructions (voir Notice 'Attribut'), plutôt rares et fleurant l’archaïsme, semblent favorisées par des lexèmes tels que béni, maudit, heureux, bienheureux, bienvenu, mais on peut également les rencontrer avec d’autres adjectifs :
(29) (a) Heureux est-il, s’il peut travailler ! [Flaubert]
(b) « Maudit, maudit sois-tu, toi et toute ta... » [Benoziglio]
(c) je pris sa main. Froide était-elle, et sèche, et dure. [Montherlant]
(d) Innombrables sommes-nous qui avons connu cette division au fond de nous-mêmes. [Guéhenno]
- Constructions hypothétiques binaires (hypothético-temporelles, hypothético-concessives, voir Notice ).
(30) (a) L’invite-t-on, il refuse aussitôt.
(b) Presse-t-il le pas pour creuser les distances et parvient-il à les semer, ils ont tôt fait de le rattraper. [Des Forêts, f]
(31) (a) Les poètes, hommes de cœur et de cadence, sentent mieux les combattants que les hommes d’idées, fussent-ils classés « à gauche » [Debray, f]
(b) Aurais-je en vérité des droits, je te les quitte ; [Moréas]
(c) Et serais-je de l’autre Valence, celle d’Espagne, ou américain, il ne s’en agirait pas moins d’un héritage commun. [Mauriac, f]
- Constructions en ‘si+Adj attribut’ (à valeur concessive ou causale)
(32) (a) Elle n’acceptait aucune laisse, si longue fût-elle. [Vautel <Sandfeld]
(b) En écoutant un prélude, je me disais que derrière toute œuvre humaine, si grande soit-elle, il y a un effort que l’art dissimule à peine.
(c) Bien des fois, le cercle fut si étroit, si étroit... mais si étroit était-il, il était immense, puisqu’il ne contenait que de la vérité! [Leroux, f]
(33) Bien peu de gens de lettres qui soient en position de bien voir, d’aimer vraiment la famille, si fausse est-elle le plus souvent, si artificielle, parfois un supplice à deux. [Michelet, f]
1.3. Difficultés
1.3.1. Variété des contextes
La difficulté principale est certainement la variété et la diversité des contextes où apparaît l’inv-scl. Ont-ils tous été répertoriés ? En marge des contextes listés en 1.2, où l’usage de l’inv-scl est bien établi, on trouve des apparitions sporadiques d’inv-scl dans divers autres contextes rarement voire jamais répertoriés. Ainsi, on voit en (34) que les adverbes frontaux ne sont pas les seuls éléments susceptibles de déclencher une inv-scl. Divers autres constituants de type circonstanciel peuvent le faire lorsqu’ils se trouvent à l’initiale d’une proposition :
(34) (a) Un instant ai-je cru que c’était pour les oreilles, heureusement y avait-il l’annotation [web]
(b) Quelque chose dans le tréfonds de sa nature a besoin d’être acculé au désastre : à ce prix seulement peut-il se devenir à lui-même ce spectacle incomparable, souverain, qu’il y eut toujours pour lui dans le mot Untergang [Du Bos, f]
(c) Par là, me donnait-on à penser que mes pareils et moi nous formions sur la terre un objet de scandale, une malpropreté. [Guilloux, f]
Il peut arriver aussi que l’inv-scl ait lieu dans une proposition relative (peut-être parce que le pronom relatif y occupe aussi une position frontale marquée) :
(35) (a) Ayant vécu et travaillé au Maroc, il veille à ce que son travail, sa pensée, doive atteindre une destinée. D’où « le grand investissement du langage », dont parle-t-il, partant de deux principes : 1- obscurcir l’obscurité et 2- le désir de transparence. [web]
(b) Le jour J, je dois avouer que je stressais un peu mais la bonne ambiance qu’il y avait entre nous m’a fait vite oublier ce stress. Adeline et moi (Adeline: la fille avec qui ai-je fait le jeu de rôle) sommes passées deux fois. [web]
Enfin, diverses propositions composées d’un élément ayant pour sens une variable indéterminée et d’un verbe au subjonctif (généralement être) sont susceptibles de faire apparaître une inv-scl :
(36) (a) En ton nom sacré qui sois-tu, Saint-Patron des Falaises, STP abrège mes souffrances. Ici je ne me sens plus très à l’aise. [web]
(b) Grâce au voyage, je finirai bien par comprendre comment transformer chaque instant de vie, où soit-il et quand soit-il, en instant de présence. [web]
(c) Chaque montant versé sur notre compte postal 85-278410-5, soit-il grand ou petit, nous aidera. [web]
Les deux exemples suivants, qui semblent impliquer une réanalyse de peu importe en pronom indéfini (commutable avec n’importe lequel), représentent un fait rare et hors grammaire standard :
(37) (a) Ces passions pour l’écriture et le sport sont demeurées ancrées. Même si le ballon-chasseur est chose du passé, le soccer et une panoplie d’autres passe-temps occupent ses semaines. Pour elle, il est indispensable que son métier intègre ses deux flammes, peu importe soit-il. Le journalisme est la solution parfaite. [web]
(b) Non, je ne crois pas un seul instant à ce genre de théorie. À chaque incident (peu importe soit-il), il y a toujours des gens qui n’acceptent jamais la simple vérité et qui crient au complot [web]
Tous ces exemples s’écartent, à des degrés divers, de la norme grammaticale standard. Ils sont produits probablement par analogie avec d’autres constructions à constituant déclencheur initial, et peuvent être ressentis comme hypercorrects. Ces extensions analogiques n’en révèlent pas moins que l’inversion de sujet clitique est actuellement un procédé productif, et non la survivance moribonde d’un état ancien de la langue. Il n’est pas impossible que d’autres contextes favorisant l’inv-scl manquent à cet inventaire, qui n’est sans doute pas définitif.
1.3.2. Diverses solutions en cas de sujet nominal (inversion complexe, inversion nominale)
Un autre problème réside dans les diverses solutions possibles en cas de sujet nominal : parmi les contextes favorisant l’inv-scl, certains n’admettent que des inversions complexes, d’autres des inversions nominales, et d’autres encore permettent les deux.
Les contextes qui recourent uniquement à l’inversion nominale sont les incises de DR,
(38) « Il devrait prendre le relais début 2009 », précise Dominique Ruffieux. [presse, 17.11.06]
les constructions à adjectif attribut initial (dans un style poétique et/ou à connotation biblique)
(39) (a) Heureuse soit la femme qui près d’elle a un appui aussi fidèle. [Tzara, 1947, f]
(b) Vaste est la palette, innombrables sont les couleurs et il n’est pas meilleure façon de servir l’éternel que d’ajouter à ces teintes de l’arc-en-ciel le peu d’espoir, le peu d’âme que nous possédons encore nous-mêmes ! [Lanzmann]
et les constructions en ‘si+Adj attribut’, qu’elles soient à valeur concessive
(40) Car ce qui est dur dans une évasion, si stricte soit la surveillance, ce n’est pas de fausser la politesse à ses gardiens, c’est de traverser un pays hostile dont on ignore la langue, les usages et les mœurs, et où l’on risque de se trahir à chaque pas. [Ambrière, f]
ou à valeur causale (structures consécutives renversées) :
(41) Ce mépris (peut-être était-ce de la lassitude) soudain diminua le prestige des professeurs de Sorbonne, si grande était ma fatuité. [Goldschmidt, f]
Les contextes qui recourent uniquement à l’inversion complexe sont les interrogatives totales
(42) Monsieur le comte parle-t-il sérieusement ? [Dumas]
et les constructions hypothétiques binaires
(43) (a) Le prince jouait-il de la flûte, le père cassait la flûte [Voltaire <Béguelin & Corminbœuf (2005)]
(b) La route eût-elle été plus sèche, l’accident ne se serait pas produit.
(c) Le voyez-vous transcrire des épîtres de mousquetaires, ceux-ci revinssent-ils de Rocroy ou de Denain ? [Proust, f]
Enfin, les interrogatives partielles ont généralement les deux possibilités, inversion nominale et inversion complexe, mais avec certaines restrictions en fonction du mot interrogatif et du « poids » des divers constituants en présence :
(44) Où /Comment Paul va-t-il ? Où/ Comment va Paul ?
(45) Pourquoi Paul boit-il ? ?Pourquoi boit Paul ?
(46) Que boit Paul ? *Que Paul boit-il ?
Reste l’inversion déclenchée par les adverbes. En principe, l’inversion complexe est possible après tous les adverbes déclencheurs, mais certains peuvent en outre être suivis de l’inversion nominale.
(47) (a) Peut-être mon père n’a-t-il pas su ce qu’il faisait. [Salvayre, f]
(b) À peine une femme s’attachait-elle à lui que la lassitude le gagnait : ce n’était jamais ça. [Pontalis, f]
(c) Je ne sais s’il a existé dans le cours des siècles une génération plus malheureuse que la nôtre : peste et guerre civile rien ne nous est épargné, à peine se refermaient les sépultures que le choléra avait ouvertes, qu’il a fallu recommencer pour les morts du 6 juin ! [Sand, f]
(d) Ainsi Fred usait-il lui-même de l’alphabet télégraphique du Larousse. [Vialatte]
(e) Ainsi en ont décidé les dogmes [Le Figaro <Jonare 1976]
(f) De même sont traités ses dessins au fusain [Le Figaro <Jonare 1976]
Compte tenu de la variété des contextes d’inv-scl et des différentes possibilités en cas de sujet nominal, il faut se demander si les valeurs, rendements et causes de l’inv-scl sont les mêmes dans tous les contextes. Le phénomène est-il homogène, et est-il même légitime de traiter l’inv-scl comme un seul phénomène ? Il faut aussi prendre en considération le fait que dans certains contextes l’inv-scl peut commuter avec que (Peut-être viendra-t-il et Peut-être qu’il viendra ; Est-il bête ! et Qu’il est bête ! ; Si grand soit-il, P et Si grand qu’il soit, P, etc.)
1.3.3. Inversion du sujet clitique et inversion complexe
L’articulation entre l’inversion du sujet clitique et l’inversion complexe est également problématique : la question est de savoir s’il faut les considérer comme deux variantes d’inv-scl, ou comme deux phénomènes distincts, leurs contextes d’apparition ne coïncidant pas. En effet, si l’inversion simple du clitique est possible dans tous les contextes d’inversion complexe, l’inverse n’est pas vrai : on peut noter par exemple que dans les incises de discours rapporté (l’un des contextes emblématiques de l’inv-scl), l’inversion complexe n’est pas possible (*« C’est vrai », le roi lui dit-il) ; elle n’est pas pratiquée non plus dans les structures à adjectif initial : à partir de l’exemple (39b) supra, on peut sans problème former heureuse soit-elle, mais très difficilement *heureuse cette femme soit-elle. De fait, on peut entendre inv-scl sous deux extensions : dans un sens étroit (inv-scl simple), elle peut être opposée à l’inversion complexe, et dans un sens plus large, elle englobe l’inversion complexe (et s’oppose à l’inversion nominale).
1.3.4. Le statut grammatical du clitique
Une difficulté théorique est la question du statut grammatical du clitique déjà évoquée au §1.1.1 : s’agit-il d’une forme pronominale séparée ou d’un indice verbal ? Le choix de l’une ou de l’autre analyse aura forcément une incidence sur la conception de l’inv-scl.
1.3.5. Difficulté bibliographique
Une autre difficulté est d’ordre bibliographique : de nombreuses études, notamment les plus anciennes, traitent globalement de l’inversion du sujet, sans distinguer l’inv-scl de l’inversion nominale. Kayne (1972) est le premier à distinguer clairement les deux types d’inversion.
1.4. Approches privilégiées.
Les principales études consacrées à l’inversion du sujet clitique ressortissent à deux approches.
1.4.1. Approche socio-linguistique
Premièrement, l’inv-scl a été beaucoup étudiée dans le cadre de recherches socio-linguistiques consacrées aux interrogatives (Behnstedt 1973, Coveney 2002, Elsig 2009 etc.). En conséquence, c’est la fonction modale de l’inversion qui a été surtout mise en lumière (v. § 3.2.1), tandis que les autres emplois de l’inversion sont beaucoup moins bien connus. Le rendement socio-linguistique de l’inv-scl (marque de prestige) a été souvent souligné, éclipsant peut-être d’autres valeurs.
1.4.2. Approche générativiste
À partir des travaux de Kayne dans les années 1970, l’inv-scl a souvent été traitée dans un cadre théorique générativiste. Partant de l’idée que les SCL sont des pronoms occupant une position argumentale en structure profonde, les générativistes se sont concentrés principalement sur la question de savoir comment expliquer la position conjointe des SCL en structure de surface (question d’autant plus problématique dans le cas des inversions complexes, où deux unités distinctes, sujet SN et SCL, se disputent une même fonction argumentale). De nombreux chercheurs (notamment Kayne 1972 et 1983, Langacker 1972, Couquaux 1986, Rizzi & Roberts 1989, Jones 1999) se sont donc penchés sur les différentes transformations aptes à engendrer les constructions inversées tout en respectant les principaux postulats de la théorie générativiste (dans ses différentes versions successives). Ces approches ont favorisé une appréhension essentiellement topographique des inversions de SCL, le problème essentiel étant de générer les séquences attestées en français standard, plutôt que de rendre compte des fonctions oppositives que l’inv-scl remplit dans la syntaxe des propositions.
1.5. Problèmes terminologiques
Comme le terme d’inversion fait implicitement référence à un ordre canonique sujet-verbe, certains auteurs préfèrent l’appellation de postposition du sujet, qui évite une prise de position théorique (entre autres Le Querler 1994, Guimier 1997). Voir Notice .
La notion de clitique est elle-même problématique, ballottée qu’elle est entre des définitions syntaxiques et prosodiques. D’un côté, les clitiques sont couramment définis comme des éléments au statut catégoriel intermédiaire entre les mots indépendants et les affixes (v. par exemple Zwicky 1977 ou Miller & Monachesi 2003 : « leur comportement est en apparence intermédiaire entre celui des mots indépendants et celui des affixes habituels »). D’un autre côté, ils peuvent être caractérisés par des propriétés phonétiques. Ainsi, Riegel & al. (2009) les définissent comme « certains mots qui ne peuvent en aucun cas recevoir un accent parce qu’ils s’appuient sur un autre mot pour l’accentuation, faisant ainsi corps avec le mot suivant ». Lacheret (2003) voit dans la coexistence de ces deux types de définitions le danger d’une certaine circularité : « d’un côté les syntacticiens s’appuient sur des critères d’accentuabilité pour définir le clitique, de l’autre les phonéticiens utilisent les notions proposées dans les grammaires pour prédire la place de l’accent. » Il faut souligner encore que la définition qui s’appuie sur la non-accentuabilité des clitiques n’est pas sans problèmes. Di Cristo (2013), après avoir rappelé que les clitiques s’opposent aux noms propres, substantifs, adjectifs, etc. par le fait qu’ils ne sont pas accentogènes, signale une difficulté : « cette affirmation doit être révisée lorsqu’on étudie la prosodie du langage en usage. » Même sans se demander quel crédit on pourrait accorder à une affirmation concernant le langage « hors usage », il faut relever qu’en effet les clitiques peuvent occasionnellement porter l’accent, dans au moins deux types de cas. D’une part, comme n’importe quel autre morphème, un clitique peut recevoir un accent focalisateur, à fonction expressive (Il faut qu’il réussisse à ME convaincre ; L1 : Je vais payer. L2 : Non, JE vais payer). D’autre part, il peut aussi être porteur d’un accent primaire : cette possibilité tient au fait que la prosodie du français s’organise en groupes accentuels portant l’accent sur leur dernière syllabe. Si les morphèmes proclitiques ne sont pas concernés, les enclitiques au contraire peuvent parfaitement se trouver en fin de groupe et à ce titre recevoir l’accent (aide-NOUS, prends-LE, viens-TU), au même titre que n’importe quel suffixe, flexif ou dérivationnel (Ils se développAIENT ; le sous-développeMENT). Seuls les clitiques sujets je et ce ne portent pas l’accent en fin de groupe : leur voyelle /ǝ/ s’élide et l’accent est alors placé sur la dernière syllabe du verbe (qui SUIS-je, que feRAIS-je, que seRA-ce ; v. aussi §1.1.2).
2. Références bibliographiques importantes
Coveney, A., (2002), Variability in Spoken French: interrogation and negation, Bristol : Intellect Books.
Bonne synthèse sur les inversions en contexte interrogatif. L’inv-scl est envisagée comme une « variante » parmi d’autres servant à former des questions, et ses spécificités syntaxico-sémantiques sont mises en évidence par rapport aux constructions interrogatives concurrentes. L’étude propose en outre une synthèse des diverses études quantitatives portant sur l’usage des variantes de l’interrogation.
Jonare, B. (1976), L’inversion dans la principale non-interrogative en français contemporain, Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis n° 16.
Importante étude empirique basée sur de solides données de corpus (12’000 pages d’écrit dépouillées manuellement : 26 romans, 22 numéros de quotidiens, 2 hebdomadaires, 2 revues mensuelles et quelques essais, publiés entre 1950 et 1972). Établit notamment une liste des adverbes déclencheurs d’inversion, avec le pourcentage d’inversion pour chacun d’eux.
Tseng, J. (2008) « L’inversion pronominale : histoire et analyse », Actes du Congrès Mondial de Linguistique Française, Durand J., Habert B. & Laks B. (éds), Paris, Institut de Linguistique Française, 2629-2644.
Article intéressant qui propose une vue historique (en particulier l’histoire du t épenthétique) et une analyse de l’inv-scl dans le cadre d’une « version très simplifiée de HPSG ». Cela le conduit à aborder les principaux problèmes posés par inv-scl (liaisons, élisions, liens entre l’inversion complexe et la dislocation à gauche, etc.)
3. Analyses descriptives
Dès Blinkenberg (1928), deux types de facteurs sont invoqués pour expliquer l’inversion : facteurs sémantiques (« la réalisation d’une pensée ») et facteurs formels (« le fonctionnement d’une mécanique »). On peut y ajouter, comme le fait Le Bidois (1952) des facteurs relevant du style ou du registre (niveau de style).
3.1. Analyses syntaxiques
3.1.1. Les hypothèses de la grammaire générative
Les inv-scl ont fait l’objet de nombreux travaux dans le cadre de la grammaire générative, qui a proposé différentes modélisations du phénomène. L’analyse la plus connue est celle initiée par Kayne (1983). Elle a été reprise et légèrement modifiée par Roberts&Rizzi (1989), et a servi de base à de nombreux travaux ultérieurs. Selon cette analyse, connue sous le nom de « V-to-C », les inv-scl résultent d’une montée du verbe depuis sa position de base dans le syntagme verbal (sous le nœud V) jusqu’au nœud C, occupé traditionnellement par le complémenteur que. Ce n’est donc pas le SCL qui vient se placer à droite du verbe mais le verbe qui se déplace à gauche du SCL (ce dernier est alors envisagé comme un élément pronominal qui occupe une position standard de SN sujet, et qui se « colle » à la gauche du verbe par un phénomène de cliticisation). Cette représentation de l’inv-scl pose problème lorsque le SCL est co-occurrent à un sujet nominal, comme c’est le cas dans les énoncés à redoublements du sujet ou dans les inversions complexes. Les partisans de l’hypothèse « V-to-C » considèrent généralement que les redoublements du sujet n’appartiennent pas à la grammaire qu’ils modélisent (pour Rizzi & Roberts, par exemple, les redoublements sont une spécialité de « certaines variétés dialectales du français » (1989 :11)). Mais ils restent confrontés au problème des inversions complexes. En effet, dans une question comme Pourquoi Paul est-il venu ? le verbe étant monté sous C et le mot interrogatif occupant la position de spécifieur de C, le modèle ne comporte pas de position prévue pour le sujet nominal. Les défenseurs de l’analyse « V-to-C » sont donc contraints de recourir à une solution ad hoc pour héberger le sujet nominal dans de tels cas. De plus, si l’on place le SCL dans une position argumentale de sujet SN, l’inversion complexe contrevient au principe qui veut qu’une fonction argumentale (ici sujet) ne puisse être instanciée que par un seul argument.
Un autre type d’analyse est proposé dans le cadre minimaliste de la grammaire générative, qui décompose le nœud I (Inflexion = lieu de la flexion verbale) en diverses sous-catégories (par exemple temps, mode, aspect) créant ainsi différentes positions à l’intérieur de la flexion verbale. Ainsi pour Sportiche (1999) et Jones (1999) notamment, les inv-scl ne résultent pas d’une montée du verbe à C mais ont lieu à l’intérieur du nœud I décomposé. Chacun de ces auteurs propose une solution différente pour expliquer les inv-scl : pour résumer, Sportiche (1999) propose de distinguer le statut des SCL préverbaux, qui sont des clitiques formés au niveau de la syntaxe, et celui des SCL postverbaux, qui sont morphologiquement liés au verbe (avant son insertion en syntaxe), et dont la position « naturellement » attendue est celle de suffixes. Quant à Jones (1999), il fait reposer les phénomènes d’inv-scl sur un renversement de la hiérarchie habituelle entre les nœuds T (temps) et M (mood) : alors que T domine habituellement M, les inv-scl apparaissent selon Jones dans une configuration inverse où M domine T. Ces représentations de l’inv-scl permettent de remédier au problème de position pour les sujets nominaux des inversions complexes (et pour les énoncés à redoublement du sujet), mais elles restent confrontées à certains problèmes, liés notamment à l’assignation du cas nominatif pour les deux sujets. Une critique souvent émise à l’encontre des approches qui ne se basent pas sur un mouvement du verbe à C est leur difficulté à rendre compte de l’impossibilité (supposée) des inv-scl à avoir lieu dans des P enchâssées. En effet, l’inv-scl est souvent considérée comme un phénomène propre aux contextes des P principales (root phenomenon), mais certaines données amènent à nuancer cette hypothèse : si l’inv-scl s’observe rarement dans des P régies, les exemples suivants montrent qu’elle n’en est pas fondamentalement exclue :
(48) (a) On a si vite fait de glisser hors des rails : une intonation, un regard, un verre de trop, suffisent - et de tomber, aux yeux de l’ami, au-dessous de soi, là où peut-être sommes-nous pour de bon ce que nous sommes [ Bianciotti, f]
(b) ma mère se disait que peut-être valait-il mieux que grand’mère n’eût rien vu de tout cela [Proust, f]
(c) heureux, attendri, détendu comme on l’est après un orage quand la pluie est tombée et qu’à peine sent-on encore sous les grands marronniers s’égoutter à longs intervalles les gouttes suspendues [Proust, f]
Si l’on tient toutefois à rendre compte du fait que les inv-scl ne se rencontrent pas (volontiers) dans des P enchâssées, l’hypothèse V-to-C offre une explication simple à ce phénomène. En effet, les P enchâssées font apparaître un complémenteur (que ou si) qui occupe la position tête du nœud C, et qui empêche le verbe de venir se placer dans cette position. Le mouvement du verbe de V à C étant bloqué, l’inv-scl ne peut pas avoir lieu.
3.1.2. L’hypothèse V2
Les phénomènes d’inversion de clitique sont parfois considérés comme une survivance d’un ordre des mots caractéristique de l’ancienne langue (v. par ex. Foulet 1929). En ancien français, l’ordre des mots canonique dans les propositions verbales était de placer le verbe en deuxième position, quel que soit l’élément (généralement thématique) placé en première position. La présence initiale d’un adverbe ou d’un objet entraînait donc la postposition du sujet.
Que les inversions de clitique du français moderne soient des vestiges d’une syntaxe V2, on peut l’envisager dans certains cas: pour les inv-scl consécutives à des adverbes (ou adjectifs) initiaux ; dans les questions partielles, lorsque le verbe suit directement un morphème interrogatif ; dans les incises, où l’élément initial déclencheur d’inv-scl est constitué par le contenu rapporté précédant le verbe. En revanche, l’ordre ancien V2 n’est pour rien dans l’existence des inversions complexes, inconnues de l’ancien français. Les questions totales, où le verbe peut parfaitement apparaître en première position, n’apparaissent pas non plus liées à une syntaxe ancienne.
Si les données diachroniques peuvent aider à rendre compte de l’apparition et de l’origine de certaines inv-scl, elles ne permettent en aucune manière d’expliquer le fonctionnement de l’inv-scl dans le français contemporain. Outre le fait qu’il n’y a pas de lien entre certaines inv-scl et la syntaxe V2, la diachronie ne renseigne ni sur les causes ni sur les modalités de l’alternance, après un adverbe ou un mot interrogatif initial, de l’ordre SCL+V et de l’ordre V+SCL.
3.1.3. La dépendance
L’inversion de clitique est souvent considérée comme un signe de dépendance. Pour Allaire (1982 : 474), par exemple, « son rôle fondamental […] est celui d’un indice de la dépendance verbale. » Selon elle, cette analyse remonte au moins à Damourette & Pichon, pour qui la « versation rétrograde » a pour fonction « d’exprimer l’interdépendance de deux propositions » [Essai de grammaire de la langue française ; §1595]
Selon Allaire, la dépendance signalée par l’inversion de clitique peut être de deux ordres : situationnelle ou contextuelle. Les énoncés exclamatifs à inversion relèvent par exemple des cas de dépendance situationnelle, tandis que les cas de dépendance contextuelle comprennent notamment divers types d’énoncés binaires :
(49) (a) À peine les deux assemblées régionales viennent-elles de se mettre à la tâche que déjà elles se disputent. [Allaire 1982]
(b) Un problème est-il réglé qu’un nouveau surgit. [<Allaire 1982]
La notion de dépendance semble comprise dans un sens plutôt large. Dans le cas d’un énoncé comme (50), Allaire évoque une « dépendance de l’énoncé par rapport au texte antérieur » :
(50) C’est vers une telle recommandation que la Chambre de commerce internationale s’achemine. Sans doute ne sera-t-elle pas approuvée unanimement. [<Allaire 1982]
Si l’idée de dépendance s’applique à de nombreux contextes d’inversion de clitique, certains emplois semblent tout de même y échapper. Dans les énoncés à adjectif attribut initial, on peut légitimement se demander quelle forme de dépendance serait signalée par l’inversion de clitique :
(51) (a) LE PAPE : heureux est-il d’être autant vilipendé ! Cela donne envie de le soutenir. [web]
(b) Regardez le sourire de Léa… heureuse est-elle... [web ; légende d’une photo de chien]
3.2. Analyses sémantiques
3.2.1. La notion de non-assertion
Une des descriptions de l’inv-scl en fait un modalisateur de l’assertion, ou même une marque de non-assertion. Pour Huot (1987), si une forme verbale conjuguée précédée du clitique sujet est « toujours assertive » (même lorsqu’elle est accompagnée de la négation), en revanche l’inversion du sujet clitique « exprime toujours la non-assertion, ou plutôt une sorte de suspension de la part du locuteur à l’égard de ce qu’exprime le prédicat verbal » [Huot 1987 : 172].
Cette idée se rencontre également dans la plupart des travaux inscrits dans le cadre de la grammaire générative. Ainsi, pour les défenseurs de l’analyse V-to-C décrite en 3.1.1, le mouvement du verbe en C est induit par la présence d’un trait [+Q], qui témoigne du statut interrogatif de l’énoncé. Dans la même veine, Jones (1999) remarque que les énoncés présentant une inv-scl « do not express straightforward statements of fact » (187). Selon lui, c’est la présence de certains traits illocutoires ou modaux dans l’énoncé (traits localisés en C) qui implique le renversement de hiérarchie entre les nœuds mode et temps responsable des inv-scl.
On peut mentionner aussi Allaire (1982 : 475) et Muller (1997, 2007) parmi les partisans d’une vision « non assertive » de l’inv-scl. Celle-ci est probablement née de l’observation que l’inv-scl est souvent présente dans les interrogatives et dans les énoncés à adverbes modalisateurs initiaux (peut-être, probablement, etc.) Pour Muller (1997), « soit […] il [=le sujet clitique inversé] sert à dénoter l’interrogation, soit […] il renvoie à un adverbe modalisateur en tête », et cela lui confère un rôle « d’acteur de la modalisation énonciative ». Ainsi, Muller est amené à formuler pour l’inv-scl la règle suivante :
« Le verbe fini non subordonné se déplace dans une position plus haute dépendant du complexe du Temps verbal, lorsque la signification énonciative de l’énoncé verbal est qu’il ne constitue pas une assertion indépendante. La signification illocutoire est alors celle du terme en tête ou par défaut, celle d’une interrogation. » [Muller 1997 : 90]
Focalisée sur les interrogatives et les constructions à adverbe initial, cette description semble mal convenir à d’autres emplois – clairement assertifs – de l’inversion de clitique. On peut mentionner entre autres les cas d’incises de discours rapporté ; il est difficile d’admettre que dans Bonjour, dit-il, l’incise exprimerait la non-assertion, ou même qu’elle modaliserait l’assertion de dire. De plus, les adverbes initiaux déclencheurs d’inversion ne sont pas tous modalisateurs. Ainsi, même en cas d’adverbial initial, l’inv-scl peut apparaître dans des énoncés bien assertifs :
(52) Si un vieillard peut être rajeuni, à plus forte raison pourrai-je moi qui suis jeune encore, retrouver ma virilité. [Queneau, f]
Guimier (1997), suivi notamment par Prévost (2010), propose une version adoucie de la non-assertion, et plaide « pour un invariant sémantique du schéma syntaxique avec postposition du sujet clitique » : l’inv-scl correspond à une mise en débat de l’assertion, ce qui signifie qu’avec l’inv-scl la relation prédicative n’est pas expressément validée par le locuteur, ou alors elle ne l’est qu’à la suite d’un débat entre le oui et le non ; c’est ce que Guimier appelle valeur discussive :
« Le locuteur est dans l’incapacité de valider [la relation prédicative] directement, c’est-à-dire de choisir entre la valeur positive correspondant à une validation effective et la valeur négative correspondant à une non validation, ou il ne peut le faire qu’au terme d’un débat qui l’amène à opposer les deux valeurs complémentaires. » [Guimier 1997 : 51]
Ainsi, Guimier cherche à montrer que deux énoncés ne différant que par la position du sujet clitique (peut-être qu’il vient vs peut-être vient-il) présentent toujours une différence de sens, l’énoncé avec inv-scl étant ressenti comme moins assertif. Mais contrairement à ce qu’il affirme, les « variantes syntaxiques » des P à adverbes initial (i.e. variante avec ordre canonique et variante avec inv-scl) ne se distinguent pas nécessairement par leur sens, et peuvent être clairement interchangeables. L’alternance des structures en (53) le montre :
(53) (a) peut-être Dieu était-il mesquin et tracassier comme une vieille dévote, peut-être que Dieu était bête ! [Beauvoir, f]
(b) Peut-être que je n’espère plus rien pour moi, peut-être ai-je senti un sol nouveau, avec ses crevasses de terre brûlée, sa nudité terrible, son paysage de bout du monde [Huguenin, f]
3.3. Analyses diachroniques : archaïsmes et innovations
En ancien français, le sujet clitique pouvait être soit omis (cas le plus fréquent), soit préverbal, soit postverbal (cas le moins fréquent) (Prévost 2010). Les contextes d’apparition de l’inv-scl n’étaient pas exactement les mêmes qu’aujourd’hui.
La présence d’un adverbe initial entraînait la postposition du sujet (nominal ou pronominal). Mais il n’est pas certain que l’on puisse véritablement parler à ce stade-là d’inversion de clitique : il paraît en effet difficile de déterminer à quel moment les sujets pronominaux ont acquis leurs propriétés clitiques. Selon Fournier (1998 : 36), l’âge classique a vu le nombre de postpositions de clitique après adverbes diminuer fortement, celles-ci n’ayant plus lieu qu’après un petit nombre d’adverbes tels que aussi, peut-être, à peine, ainsi et encore.
Il paraît probable qu’après certains adverbes, l’inversion de clitique soit apparue récemment, vraisemblablement par analogie avec d’autres adverbes déclenchant l’inversion. Le Bidois (1952, 122-125) et Jonare (1976, 170) condamnent tous deux l’emploi de l’inv-scl après certains adverbes qui n’entraînaient pas la postposition du sujet dans l’ancienne langue (par exemple d’ailleurs, pourtant, certes, plutôt, pareillement). Les inversions de clitiques après tellement, heureusement, bien sûr, etc. semblent elles aussi d’usage récent. Ces faits attestent que l’inv-scl continue d’investir l’écrit de manière dynamique et novatrice, même si elle est beaucoup moins fréquente dans l’oral spontané (sans qu’on sache d’ailleurs si cette rareté à l’oral est récente ou déjà ancienne, par manque de documents d’oral spontané avant la deuxième moitié du XXe siècle).
Dans le domaine de l’interrogation, les inversions de clitique se sont faites de plus en plus rares de l’ancien français à nos jours. Elles ont été concurrencées par d’autres variantes et ont aujourd’hui pratiquement disparu de l’oral.
Elsig (2009) a montré qu’au Canada, où l’inv-scl est couramment utilisée à l’oral, les locuteurs âgés de plus de 35 ans en usent significativement plus que ceux qui ont entre 15 et 35 ans (le déclin de la variante à inv-scl chez les jeunes se fait au profit de la variante en –ti). Cela pourrait signifier qu’un changement est en cours, l’inv-scl interrogative disparaissant peu à peu du français oral québécois, comme ce fut le cas en Europe.
Certains verbes (entre autres ceux du premier groupe) acceptent difficilement l’inversion du sujet je, alors qu’elle était régulière dans l’ancienne langue. Des tournures telles que aimé-je, puissé-je, veux-je, etc. ne se rencontrent plus guère que dans certains écrits littéraires et/ou archaïsants (v. §§1.1.2 et 1.5).
4. Les données
4.1. Critères de reconnaissance.
4.1.1. Inversion complexe ou dislocation ?
Les séquences qui présentent un sujet nominal suivi d’un sujet clitique postposé au verbe peuvent être syntaxiquement ambiguës. Ainsi, deux analyses sont possibles pour les exemples (54), l’une en termes d’inversion complexe, l’autre en termes de dislocation du sujet suivie d’une inversion simple.
(54) (a) car effectivement il y a une éthique de la cons- de la consommation une éthique aussi de la production + euh /c’est, ces/ les biens que nous achetons sont-ils fabriqués avec euh des personnes qui sont dans une des conditions de travail qui respectent les règles internationales [CRFP]
(b) comment qualifieriez-vous l’efficacité de l’organisation au cours de l’échange + le groupe + a-t-il rempli la tâche qui lui était assignée + [CRFP, pub-pcr-1]
À l’écrit, une virgule suivant directement le sujet signale souvent un cas de dislocation, mais ce critère ne permet pas de distinguer infailliblement les inversions complexes des détachements. Ainsi dans les deux exemples suivants, ni la présence (55) ni l’absence (56) d’une virgule entre le sujet et le verbe ne permettent de déterminer clairement si l’inversion est simple ou complexe :
(55) Mais ces fleurs, ces illusions de fleurs et de printemps inaccessible, ces fleurs de cave et de famine, ont-elles moins de réalité que celles écloses dans les jardins et dans les arbres ? [S. Germain, f]
(56) Et ce crieur noir qui plane au-dessus de la volée tournoyante n’est-il pas un cormoran ? [Bianciotti, f]
Alors que de nombreux énoncés contenant un sujet SN suivi d’un SCL inversé sont métanalytiques, acceptant aussi bien une analyse en termes de dislocation que d’inversion complexe, certains ne peuvent donner lieu qu’à une seule analyse :
- En principe, lorsqu’un pronom indéfini quantifieur du type tout, personne, quelque chose, est suivi d’un SCL inversé, il ne peut s’agir que d’une inversion complexe, ce type de pronom n’étant pas compatible avec la position disloquée, du fait qu’il ne désigne pas un objet de discours topicalisable. Ainsi, en (57a) comme en (57b), le SN quelqu’un n’est pas un sujet disloqué (à noter que le premier emploi semble réservé à l’oral spontané tandis que le second appartient à l’écrit bien normatif) :
(57) (a) c’est-à-dire si quelqu’un il arrive à à Paris + il n’est pas il ne parle pas le français + et + pour se communiquer il va essayer de parler une langue même si ce n’est pas l’anglais [CRFP]
(b) Le silence est revenu mais me paraît plus lourd. Quelqu’un va-t-il se réveiller? [Pilhes, f]
- Par ailleurs, le SCL ce postverbal n’est jamais co-occurrent avec un SN sujet en position canonique (= non disloqué, v. Kayne 1972, Tseng 2008), ce qui signifie que les énoncés de type SN+V-ce… doivent toujours s’analyser comme des cas de dislocation :
(58) Ce cœur qu’elle entend battre, ce spasme, est-ce une menace ? Ce goût fiévreux de silence, est-ce un signe ? [Romilly, f]
Ainsi, en (58), s’il s’était agi d’une inversion complexe, c’est le clitique -il qui aurait été employé et non -ce.
Les SN de nature propositionnelle ou infinitive et cela ont la particularité de ne pouvoir être suivis que de ce/ça et jamais de il/elle lorsqu’ils apparaissent dans une configuration sans inv-scl :
(59) (a) La différence entre croupir et paresser, c’est que paresser c’est un péché. [Forlani, f] (b) Cela, c’est la thèse officielle, la ligne du Parti. [Carrère, f]
Lorsque des sujets SN de ce type apparaissent conjointement à une inv-scl, la nature du clitique permet de déterminer sans ambiguïté l’analyse structurale de la suite SN+SV : en effet, le clitique il, inapte à accompagner les sujets propositionnels ou infinitifs disloqués, ne peut servir qu’à la formation d’inversions complexes :
(60) (a) En quoi cela peut-il m’intéresser ? [Rheims, f]
(b) Instruire est-il l’essence du spectacle ? [Histoire des spectacles, 1965, f]
4.1.2. Ambiguïtés
Il n’est pas toujours évident de déterminer précisément ce qui déclenche, ou rend possible, l’inversion du sujet clitique.
En (61), on peut supposer que peut-être est intégré (prosodiquement et syntaxiquement) à la P qui le suit et que c’est sa présence initiale qui donne lieu à l’inv-scl. Mais on peut aussi interpréter la P commençant par pouvez-vous comme une question énoncée indépendamment de peut-être, ce dernier apparaissant alors comme un élément détaché de la P qui le suit et non responsable de l’inv-scl :
(61) Agnès, peut-être pouvez-vous nous expliquer un peu ce qu’est un Point Information Conseil et à quel moment intervient ce PIC ? [w, transcription d’oral]
En (62), la présence de l’inv-scl peut être attribuée au caractère interrogatif ou exclamatif de l’énoncé, la limite entre les deux n’étant pas toujours discernable :
(62) N’est-ce pas là encore des paroles inouïes ! [Montherlant]
En (63), l’inv-scl peut s’expliquer de deux manières :
(63) D’où a-t-il déclaré : « avoir du matériel c’est bien, le sécuriser c’est mieux ». [web]
Dans une première lecture, on considère que l’inv-scl est simplement provoquée par la présence d’un constituant adverbial initial (d’où). Selon une seconde interprétation, on a affaire à l’inversion d’une incise de discours rapporté ; dans ce cas le segment d’où doit être considéré, en dépit de l’absence des guillemets, comme un fragment de discours rapporté, permettant l’insertion d’une incise de discours rapporté après lui (le contexte large autorise cette deuxième hypothèse ; v. Gachet 2011).
En (64), il est impossible de savoir si l’inversion de peut-on dire maintenant est due à un statut d’incise ou à celui de question :
(64) parce que euh au cours de notre + peut-on dire maintenant de notre longue carrière + nous avons + eu des contacts avec d’autres associations [oral, CRFP]
Enfin, il est fréquent que plusieurs adverbes précèdent une inv-scl, auquel cas il est difficile de déterminer lequel est responsable de l’inversion (et on peut également considérer que plusieurs adverbes peuvent agir conjointement) :
(65) Certes enfin, bouquet final, garde-t-on parfois pour l’autre, en toute dernière extrémité, argument suprême à n’utiliser qu’avec précaution (…) [Benoziglio, f]
4.2. Variations
4.2.1. Les variantes
À l’intérieur des différents domaines dans lesquels elle apparaît, l’inversion de clitique entre souvent en concurrence avec d’autres constructions, dont la nature varie en fonction du domaine concerné. Les principaux contextes touchés par des phénomènes de variation impliquant l’inv-scl sont les suivants :
Interrogations. > Notice
L’inversion fait partie des diverses structures syntaxiques existantes pour former des questions. Elle alterne avec :
- l’ordre sujet-verbe (tu joues bien ?)
- est-ce que + sujet-verbe (est-ce que tu joues bien ?)
Au Canada, une quatrième structure est couramment utilisée, qui est devenue rare en Europe (v. §4.2.3) :
- sujet-verbe + ti (tu joues-ti bien ?)
Il arrive que la variante en est-ce que et la variante à inv-scl se cumulent. Ce phénomène, résultant sans doute d’une hypercorrection, semble se répandre à l’oral, en particulier dans l’oral journalistique (66), mais il n’est pas absent de l’écrit, comme le montre l’exemple (67) donné par Gadet (1997) :
(66) On doit se poser la question de savoir est-ce que le livre qui est un bien économique enfin qui fait partie du d’un d’un marché économique mais qui est aussi un bien culturel ne devrait-il pas échapper euh à la loi sur les cartels ?radio?
(67) Pourquoi est-ce que le locuteur accumule-t-il ainsi les formules ?
Adverbes.
Tous les adverbes qui permettent l’inversion de clitique peuvent aussi être suivis de l’ordre sujet-verbe : peut-être il viendra. Parmi ces adverbes, certains admettent aussi d’être suivis par que : il s’agit des adverbes modaux du type apparemment, bien entendu, certainement, évidemment, peut-être, etc., de l’évaluatif heureusement. Une quatrième construction, bien plus rare, formée avec la particule est-ce que, est également susceptible d’apparaître après des adverbes acceptant l’inversion de clitique :
(68) (a) Dans l’ensemble ils ne faisaient rien, ou peut-être est-ce qu’ils méditaient à leur manière – beaucoup avaient les paumes ouvertes, et le regard tourné vers les étoiles. [Houellebecq]
(b) Le monde change de dimension et ses contours se font incertains, tout au plus est-ce que je distingue encore le sol et le ciel, incapable de savoir si l’amas poussiéreux que je foule monte ou descends, incapable de savoir où commence l’ocre obscur et où s’arrête le sable clair. [web]
La liste des adverbes susceptibles d’être suivis par est-ce que (sans que l’on ait affaire à un énoncé interrogatif) est difficile à établir étant donné l’extrême rareté de la construction. À côté de peut-être, dont les occurrences suivies d’est-ce que sont relativement bien représentées sur internet et dans la littérature contemporaine, on trouve quelques occurrences sporadiques d’est-ce que après les adverbes sans doute, certes, probablement, à peine, tout au plus et au moins.
Les propositions à adverbe initial connaissent donc au maximum quatre variantes, résumées ci-dessous :
- peut-être viendra-t-il
- peut-être il viendra
- peut-être qu’il viendra
- peut-être est-ce qu’il viendra
Comme c’est le cas pour l’interrogation, cf. ex. (66-67), il arrive qu’un cumul de variantes se produise dans une proposition régie par un adverbe, l’inversion de clitique venant s’ajouter à la présence du que:
(69) (a) Peut-être que ses réticences à l’égard du P.C. étaient-elles aussi futiles [Beauvoir < Grevisse]
(b) Et peut-être qu’après cet entretien public, et particulier à la fois, serons-nous les meilleurs amis du monde. [Gibeau, f]
Incises.
On rencontre également plusieurs variantes en concurrence pour les incises, qu’il s’agisse d’incises de discours rapporté ou d’incises dites modales. L’ordre sujet-verbe ou l’utilisation de que peuvent se substituer à l’inversion, de sorte que les incises peuvent apparaître sous trois formes différentes :
dit-il me semble-t-il
il dit il me semble
qu’il dit qu’il me semble
Contructions concessives en si + Adj
Dans les énoncés du type si +Adj+V (si grand soit-il) et autres concessives dites extensionnelles (introduites par aussi, quelque, etc.), l’inv-scl vient concurrencer les formulations en que :
(70) (a) Si charmant qu’il soit, si brillant, je soupçonne cet intellectuel d’être un petit-bourgeois. [d’Ormesson]
(b) Parce qu’elles étaient en première ligne, alors que lui et ses copains américains ou australiens,
aussi proches qu’ils fussent de la ligne rouge, ne la dépassaient jamais et demeuraient des spectateurs. [Labro]
4.2.2. Registre de langue et médium
D’une manière générale, l’inv-scl est associée à un langage plutôt soutenu. Elle apparaît également plus volontiers à l’écrit qu’à l’oral : Le Bidois (1938 : 11) parle de « répugnance de la langue parlée pour l’inversion ».
Ces tendances sont confirmées pour l’interrogation par plusieurs études basées notamment sur des corpus de français parlé. Il en ressort que l’inversion est pratiquement absente en français oral spontané (à l’exception du français canadien, voir plus bas). Ce constat apparaît par exemple chez Pohl (1965), Behnstedt (1973), Söll (1983) et Coveney (2002), voir § 4.3. Selon Fontaney (1991), qui n’a rencontré aucune inv-scl dans les quatre corpus oraux qu’elle a exploités, « la forme se fait littéraire et désuète ou sert à marquer un niveau de formalité ou de politesse, comme au téléphone « Monsieur X est-il là ? » ».
Les études concernant l’inversion après adverbes sont moins nombreuses, mais elles indiquent aussi une affinité des inversions de clitiques avec les contextes de français soutenu et/ou écrit. Jonare (1976 : 138-142), qui a étudié les phénomènes d’inversion après adverbes initiaux dans plusieurs romans et journaux, mentionne l’existence d’une corrélation entre l’inv-scl et le « niveau de style ». Elle relie la construction ‘peut-être + inversion de clitique’ à un style soigné et celle en ‘peut-être + sujet-verbe’ à la langue populaire (elle recense cette construction principalement chez Céline et Charrière). La séquence ‘peut-être que + sujet-verbe’, quant à elle, témoignerait d’un niveau stylistique intermédiaire. Pour Guimier (1997), l’usage de l’inv-scl ou de l’ordre sujet-verbe après un adverbe initial relève plus du médium écrit ou oral que du registre de langue (il observe peu d’inversions à l’oral, même dans les styles soutenus). Le dépouillement de corpus oraux montre que les inversions de clitiques après adverbes sont très rares en français parlé spontané. À l’écrit en revanche, l’inv-scl est utilisée de manière majoritaire avec certains adverbes initiaux comme peut-être, à peine ou aussi (voir les chiffres § 4.3).
À l’écrit, les incises de discours rapporté présentent presque toujours une inversion du sujet (qui peut être une inv-scl ou une inversion nominale). L’ordre sujet-verbe et l’usage de la particule que se rencontrent principalement dans des contrefaçons d’oral spontané, comme en (71).
(71) « C’est quoi ce bordel ? que j’y dis. - Orly, qu’y me fait. - Orly mes fesses ! j’y dis. - Orly ouest », qu’il fait. [Queffélec, f]
En français parlé spontané, les incises de discours rapporté sont peu fréquentes, et il semble que leurs rares occurrences fassent apparaître l’ordre canonique ou que plus volontiers que l’inv-scl.
4.2.3. Interrogatives en -ti(l)
(72) (a) C’est-il un métier, ramasseur ed merde ed clebs ? [Caradec]
(b) Quand c’est-il qu’on pourra voir ? [Genevoix]
(c) Jsais-ti moi ? [Queneau]
(d) Alors, vous êtes-ti bien à votre affaire là-dedans? demandait le maire en s’approchant. [Chevallier]
Il n’est pas simple de décider si ces formulations interrogatives relèvent de l’inv-scl ou non ; en revanche, il est généralement admis qu’elles sont issues de l’inversion complexe (Dauzat 1958, Renchon 1967, Chevalier & al. 1978, Arrivé & al. 1986, etc.) : la séquence /til/ (aussi /ti/) est produite par l’inversion du clitique il (le t étant soit une désinence du verbe soit une épenthèse d’origine analogique, v. supra §1.1.2) ; elle s’affranchit de la 3e personne du masculin singulier, pour être finalement réanalysée comme un morphème marqueur d’interrogation. Blinkenberg y voit une métanalyse affectant forme et fonction, et Lerch un phénomène relevant de l’hypercorrectisme. Pour Vendryès, le -ti est appelé à être le « symbole unique de l’interrogation ». Il faut signaler qu’au Québec, un phénomène similaire se réalise en -tu (plus précisément prononcé [tsy]) :
(73) (a) Vous avez-tu eu peur (b) ils vont-tu le garder là indéfiniment Caline, des dizaines d’années ? (c) ces hommes-là vient-tu fous ? [< Elsig]
Dater l’émergence de ces emplois de -ti(l) est problématique : les datations proposées par les chercheurs varient généralement entre le XVIe, le XVIIe, et le XVIIIe siècles. Mais Renchon mentionne déjà un cas de c’est-il dans un mystère de Troyes au XVe siècle : C’est-il sur cette ânesse-là ? (en l’absence d’un contexte plus large, cet exemple n’est pas entièrement probant : à cette époque, il pourrait aussi s’interpréter C’est lui sur cette ânesse-là ?). Il est probablement impossible de décider à quel moment le phénomène apparaît dans la langue parlée, mais il est certain en tout cas que c’est au XVIIIe siècle qu’il se répand dans la littérature, avec le développement d’une littérature populacière, « poissarde » (Vadé, etc.). Il est généralement admis que le phénomène est en déclin de nos jours, pour avoir, selon Dauzat et Grevisse, été beaucoup stigmatisé par la norme. C’est vraisemblablement à cause de cette stigmatisation que la séquence -ti(l) a échoué à devenir le marqueur unique de l’interrogation. Cette formule se révèle cependant fort utile dans certains emplois, notamment lorsqu’il s’agit d’interroger une assertion en c’est que, surtout affectée d’une valeur causale : est-ce que ne pouvant pas faire l’affaire, c’est-il que fournit une solution moins lourde que est-ce que c’est que (Mes doigts sont engourdis. C’est qu’il fait froid. *Est-ce qu’il fait froid ? vs C’est-il qu’il fait froid ? Est-ce que c’est qu’il fait froid ?). Il est intéressant de noter que la formule -ti(l) est utilisée non seulement pour les questions les plus classiques de demande d’information, mais aussi pour des interrogations à valeur conditionnelle ou suppositive (Tu planterais ti que des petits pois… ; Quand elle tomberait ti sur la ferme… <Renchon) :
(74) Figure à part, il n’y eût-il que l’état, quelle femme peut résister aux attraits d’un homme de justice [Sade <Renchon]
Foulet note même des emplois où -ti ne fait que donner « une nuance d’incertitude » (quoi qu’i n’en soit ti…) Il faut en conclure que, tout comme l’inversion de clitique en contexte interrogatif, -ti(l) marque moins une interrogation stricto sensu qu’une « modalité épistémique d’indécision ou ontique d’éventualité » (Berrendonner, à paraître).
4.2.4. Variations diatopiques
La variation diatopique la plus représentative est certainement celle qui concerne l’usage des questions à inv-scl dans le Canada francophone. Comme il a été dit plus haut, la variante interrogative à inv-scl y est encore d’usage courant alors qu’elle a pratiquement disparu du français oral européen. Il semblerait cependant que certaines régions françaises, notamment la Normandie, connaissent encore un usage relativement élevé d’inv-scl interrogatives. En 1958, F. Bar écrivait à propos de l’interrogation à inversion de clitique : « elle était vivace il y a une trentaine d’années en Charente-Maritime. Au témoignage des étudiants de Caen, elle l’est encore en Normandie » (cité par Renchon, 1967, 79).
En ce qui concerne les inv-scl après adverbes, des différences diatopiques semblent pouvoir être observées au niveau lexical. Ainsi, il semble que l’inv-scl après rarement soit plus fréquente au Québec qu’ailleurs, et après difficilement en Afrique francophone. L’inv-scl après non seulement paraît également bien répandue en français du Québec, où elle suscite des dénonciations normatives (certains y voient un calque de l’anglais not only + inversion), tandis que certains ouvrages ou sites internet normatifs admettent non seulement parmi les adverbes déclencheurs d’inversion. Ces différentes tendances devraient encore être confirmées par des enquêtes systématiques.
4.3. Données statistiques
4.3.1. En contexte interrogatif
Plusieurs études ont quantifié le nombre d’occurrences des inversions de clitique dans des propositions interrogatives, tant en français oral qu’en français écrit. La comparaison des chiffres à travers les différentes études n’est pas toujours aisée, en raison des méthodes parfois divergentes utilisées par les chercheurs pour calculer la proportion d’inv-scl dans les propositions interrogatives.
Dans le cas des questions totales, toutes les constructions interrogatives sont généralement disponibles d’un point de vue grammatical, mais le contexte pragmatique peut requérir ou exclure l’usage d’une construction en particulier (certaines demandes de confirmations, ou certaines questions se terminant par hein, par exemple, ne peuvent s’exprimer que par la variante sujet-verbe). Certains auteurs calculent la proportion d’inv-scl par rapport à toutes les interrogations rencontrées indépendamment de leur compatibilité grammaticale ou pragmatique avec l’inv-scl, alors que d’autres ne comptabilisent que les interrogations compatibles avec l’apparition d’une inv-scl : les résultats peuvent donc varier passablement en fonction du mode de comptage adopté.
Au titre des questions partielles (avec morphème interrogatif), le problème de l’interchangeabilité des diverses constructions interrogatives se pose surtout au niveau grammatical. Par exemple, la postposition du sujet nominal (quand part le train ?) est possible avec la plupart des mots interrogatifs mais plus difficile avec pourquoi (cf. exemple (45) supra) et qui sujet est très rarement suivi d’une inv-scl. L’inv-scl avec qui sujet est même souvent réputée impossible (Kayne 1972, 98), bien qu’on en rencontre quelques occurrences, en particulier lorsque qui sujet est suivi d’un élément partitif :
(75) (a) Bonjour, qui peut-il me dire si je peux passer un SMS à partir de mon PC vers un téléphone mobile ? [web]
(b) Dans l'histoire de l'Humanité, qui a-t-il déjà eu la présence d'esprit de renvoyer des notes de frais qu'on lui avait demandé d'avancer ? [web]
(c) Qui d'entre vous peut-il de mémoire citer une seule oeuvre magistrale de ce prosateur devenu éditorialiste de droite dans le quotidien espagnol ! [web]
(d) À part lui, qui d'autre peut-il prendre cette initiative? [Tomaino Ndam Njoya <google livres]
(e) Bonjour à tous, Qui parmi vous a-t-il déjà essayé le traitement du professeur Ibrahim Saraçoglu spécialisé en phytothérapie? [web]
Presque chaque mot interrogatif entraîne des restrictions grammaticales particulières, de sorte que les études qui quantifient l’utilisation des formes de la question partielle divisent généralement leurs résultats en fonction du mot interrogatif utilisé.
Nous ne mentionnons ci-dessous que les résultats concernant les questions totales. Les comptages effectués sur les interrogatives partielles sont en effet impossibles à exploiter, du fait que les critères varient de manière importante selon les auteurs, rendant la comparaison des chiffres obtenus très difficile à interpréter. D’une manière générale, les inv-scl sont rares en français oral spontané, autant pour les questions totales que partielles. Les chiffres donnés par Elsig montrent cependant que l’inv-scl est bien vivante en français québécois, où elle apparaît presque exclusivement avec les sujets de deuxième personne tu et vous.
Corpus | Proportion d'inv-scl | Nb total de questions |
---|---|---|
Pohl (1965) - correspondance privée | 98% | 84 |
Le Querler (1994) - presse | 82% | 168 |
Corpus | Proportion d'inv-scl | Nb total de questions |
---|---|---|
Behnstedt (1973) - radio | 20 | 12069 |
Behnstedt (1973) - conversations familières | 0,6% | 521 |
Coveney (2002) - entretiens | - | 180 |
Elsig (2009) - entretiens frçs québécois | 32% | 632 |
4.3.2. Après adverbe initial
Les données statistiques concernant les inversions de clitiques sont beaucoup moins nombreuses dans le contexte des propositions adverbiales que dans celui des interrogations. En français oral spontané, les inv-scl après adverbe sont presque inexistantes, ce qui explique l’absence de données statistiques sur le sujet.
Français oral
Le dépouillement de quelques corpus de français oral montre que l’usage de l’inv-scl est très marginal après un adverbe. Les rares cas rencontrés s’inscrivent presque tous dans des expressions figées ou semi-figées (voir plus bas).
Français écrit
Jonare (1976) a relevé de nombreuses inv-scl dans un corpus formé de romans et de journaux ou revues, tous publiés après 1950. Ses analyses portent sur une dizaine d’adverbes pouvant être suivis de l’inv-scl. Jonare a répertorié et compté tous les cas d’inversions de clitique, mais également les autres structures syntaxiques où pouvaient apparaître les adverbes étudiés. Ses chiffres permettent donc de comparer la proportion d’inv-scl après adverbes, avec celle d’autres structures en concurrence. Les adverbes ci-dessous sont ceux pour lesquels Jonare a accumulé le plus d’exemples. Le nombre total inclut toutes les occurrences de l’adverbe en position initiale (suivi ou non de l’inversion, ou de que).
Adv. initial | Nombre total | Nombre d'inv-scl |
---|---|---|
peut-être | 450 | 347 (77%) |
sans doute | 282 | 238 (84%) |
aussi | 255 | 166 (65%) |
au moins + du moins | 133 | 78 (58%) |
à peine | 103 | 86 (83%) |
Nos propres comptages (effectués dans Frantext, sur tout ou partie du XXe siècle) corroborent ces chiffres :
Adv. initial | Nombre total | Nombre d'inv-scl |
---|---|---|
peut-être | 144 | 119 (82%) |
sans doute | 128 | 115 (90%) |
aussi | 145 | 101 (69%) |
au moins + du moins | 274 | 122 (45%) |
à peine | 88 | 85 (97%) |
tout au plus | 135 | 119 (88%) |
en vain | 75 | 40 (53%) |
à coup sûr | 103 | 4 (4%) |
assurément | 175 | 5 (3%) |
apparemment | 114 | 1 (1%) |
Jonare (1976) montre encore qu’une proposition à adverbe initial peut présenter des caractéristiques syntaxiques plus ou moins favorables à l’apparition d’une inv-scl : alors que la présence d’un sujet SN n’a que peu d’influence sur l’usage des inv-scl, la personne du verbe est plus déterminante, les clitiques il(s) et elle(s) étant proportionnellement mieux représentés dans les inv-scl que je, tu, nous et vous. Jonare observe également que lorsqu’un élément est intercalé entre l’adverbe initial et le groupe sujet-verbe, les probabilités d’avoir une inv-scl diminuent par rapport aux cas où le groupe verbal suit directement l’adverbe.
4.3.3. Collocations lexicales
L’analyse de corpus oraux révèle que l’utilisation des inversions de clitique à l’oral se maintient principalement dans des locutions figées ou semi-figées. Pour l’interrogation, les inversions les plus fréquentes se rencontrent dans les tours suivants : voyez-vous, comprenez-vous, n’est-ce pas, que sais-je, comment veux-tu que…, comment dirais-je. L’inversion de clitique après les adverbes toujours et encore est fréquente à l’oral dans les locutions toujours est-il et encore faut-il. Au niveau des incises à inversion, il n’est pas rare de rencontrer à l’oral les formes paraît-il et semble-t-il. On peut noter encore l’usage courant des tournures en ne serait-ce que (valeur hypothético-concessive) à l’oral.
4.4. Évaluation des données
4.4.1. Inversion du sujet clitique à l’oral
Les inv-scl étant très rares à l’oral, il est difficile d’obtenir des informations concluantes sur leurs utilisations effectives par les locuteurs. En effet, la plupart des études basées sur des corpus oraux ne peuvent que constater l’absence d’inv-scl ou rendre compte de quelques occurrences trop peu nombreuses pour donner lieu à des estimations statistiques. Pour obtenir des résultats plus significatifs, il faudrait pouvoir travailler sur des corpus plus volumineux et/ou de natures plus variées.
4.4.2. Données rares et inaperçues
Certains exemples présentés dans les sections précédentes correspondent à des constructions rares, passées inaperçues et/ou considérées comme impossibles. On pense principalement aux cas suivants :
- L’inv-scl qui précède l’adverbe (supposé être) déclencheur d’inversion : exemples (28) et aussi (81) infra.
- L’inv-scl liée à la présence d’un constituant initial non adverbial : exemples (34)
- L’inv-scl qui apparaît dans une P enchâssée : avec un adverbe initial - exemples (48) - ou sans adverbe initial – les relatives des exemples (35)
- Le cumul d’une inv-scl avec les marqueurs est-ce que – exemples (66-67) ou que – exemples (69)
- Les inversions complexes avec qui sujet : exemples (124)-(128).
Parmi les données rares, passées inaperçues ou réputées impossibles, on peut encore mentionner les difficultés d’accord en cas de co-occurrence entre un sujet SN et un SCL. En effet, en cas d’inversion complexe, il arrive que les sujets clitiques inversés ne soient pas accordés avec le sujet (nominal) du verbe qu’ils suivent, mais avec un autre argument verbal :
(76) Peut-être ces absences les arrangeaient-ils tous les deux [Grenier, f]
Morin (1985), soutient que ce phénomène survient uniquement lorsqu’un pronom objet précède le verbe. Dans de tels cas, le clitique postposé s’accorderait avec l’objet clitique plutôt qu’avec le sujet. Morin donne pour exemple l’énoncé cela la gêne-t-elle, construit pour les besoins de son étude, mais largement attesté sur le web (des énoncés tels que cela la regarde-t-elle ou cela lui a-t-elle... sont également bien représentés sur internet et prouvent que le phénomène n’est pas isolé). L’existence d’exemples tels que (77) suggère que l’accord du clitique inversé peut aussi se faire avec un objet indirect qui précède le verbe (dans les exemples suivants, lui et leur réfèrent à des individus masculins):
(77) (a) Cette solution lui a-t-il été proposé ? [email professionnel]
(b) Ainsi, cette parcellisation du travail, assortie de la latitude des agents de base – majoritairement des femmes – leur donnent-ils l’impression de réellement contribuer à la sauvegarde du modèle social français, d’autant que leurs conditions de travail ont été enfin améliorées. [Revue française de sciences politiques]
Il peut aussi arriver que le clitique inversé impliqué dans une inversion complexe ne reprenne pas les traits de genre et/ou de nombre du SN sujet mais fasse apparaître un accord « sémantique », lié aux caractéristiques du référent désigné par le SN sujet : en (78) le féminin elle s’explique par le fait que la question s’adresse à des femmes et en (79), le pluriel ils correspond aux différents acteurs dont est composé le gouvernement.
(78) Coucou à toutes, depuis un moment j’aimerai remplacer mon spray kakabeurk pour mes cheveux par un spray fait maison. Est-ce que quelqu’un a-t-elle déjà tenté une recette? [web]
(79) Quel rôle le gouvernement ont-ils joué dans la civilisation ? Gouvernement se réfère aux législateurs, administrateurs et arbitres dans la bureaucratie administrative qui contrôlent un État à un moment donné et au système de gouvernement par lequel ils sont organisés. [web]
5. Bilan
5.1. Parmi les notions les plus intéressantes mises en lumière par l’inversion du sujet clitique, il faut mentionner la conception qui considère les sujets clitiques comme des affixes remplissant une fonction de marqueurs d’accord (Lambrecht 1981, Auger 1995, Berrendonner à par.) D’abord, cette conception a des conséquences sur la notion de flexif, qui s’étend ainsi à des affixes de syntagmes (v. §1.1.1). Ensuite, elle implique certaines révisions des thèses en vigueur dans le domaine de la sémantique des désignateurs : si les sujets clitiques sont des flexifs verbaux, les constructions verbales du type il vient sont des constructions à sujet ø, et les valeurs référentielles communément attribuées aux pronoms sont donc en réalité à imputer à une absence de sujet. Au plan de la syntaxe, cette conception implique que le français est une langue à sujet non obligatoire, ce qui demande de réviser la doctrine traditionnelle concernant son statut à l’égard du ‘paramètre pro-drop’.
5.2. Comme le montre la section 3, les différentes interprétations et descriptions de l’inversion de clitique n’ont qu’une portée partielle ; aucune d’elles n’est capable à elle seule de rendre compte de toutes les occurrences ni de tous les aspects de l’inv-scl. On peut mettre en doute que l’inv-scl soit un phénomène homogène, monolithique et unifonctionnel. Il semble raisonnable au contraire d’y voir la manifestation segmentale de phénomènes divers, répondant à divers besoins et pouvant remplir diverses fonctions.
Les deux possibilités de remplacer l’inv-scl en cas de sujet nominal semblent indiquer qu’elle peut répondre à deux enjeux distincts. Dans les contextes où l’inv-scl commute avec l’inversion complexe, c’est la succession ‘V + SCL’ qui est recherchée, tandis que dans les contextes où elle alterne avec l’inversion nominale, c’est plutôt la position initiale du verbe (ou immédiatement derrière un constituant initial) qui est en jeu. On peut ainsi distinguer par exemple l’inv-scl des interrogatives totales (viendra-t-il ? Gilles viendra-t-il ? *viendra Gilles ?) et celle des incises de DR (dit-il, dit Gilles, *Gilles dit-il). À noter que certaines structures (une partie des interrogatives partielles et des structures à adverbe initial, notamment) se satisfont des deux types (Depuis quand court-il ? Depuis quand court Gilles ? Depuis quand Gilles court-il ?).
De plus, l’inv-scl peut remplir diverses fonctions. Elle peut, selon les contextes,
(i) servir au marquage de la modalité (hypothétique, interrogative, etc.)
(ii) participer au marquage du statut d’enchâssement
(iii) jouer le rôle d’un substitut de que
Transversalement à ces différentes fonctions, l’inv-scl apparaît dans la majorité de ses contextes comme une variante prestigieuse, ce qui lui confère une fonction connotative de marqueur d’un registre soutenu, formel.
Certaines occurrences d’inv-scl cumulent toutes ces fonctions :
(80) à peine eut-il mis le pied sur les marches, il se souvint que Rachel habitait au-dessous. [Martin du Gard, f]
Dans cet énoncé, l’inv-scl participe, avec à peine, à la modalisation de l’assertion, et au marquage d’un registre plutôt élevé (vs à peine il avait mis le pied…) ; elle marque la dépendance entre deux propositions, et pourrait, dans un autre registre, commuter avec que (à peine qu’il avait mis le pied, il se souvint…) ; de plus elle est certainement un résidu de la syntaxe ancienne V2. Dans d’autres énoncés, cf. exemples de la section 3, l’inv-scl ne remplit pas toutes les fonctions.
5.3. Études à faire
Les contextes dans lesquels on rencontre l’inversion du sujet clitique sont nombreux et divers ; certains d’entre eux ont été très peu explorés, et il n’est même pas certain qu’ils aient été tous identifiés (v. §1.3.1). C’est dire que le domaine de l’inv-scl comporte encore de nombreuses zones d’ombre susceptibles d’être éclairées par de nouvelles recherches. Parmi les études restant à faire, on peut suggérer les suivantes.
- L’inversion de clitique favorisée par un adverbe en position non-initiale est encore très mal connue. Elle a souvent lieu avec encore, mais on la rencontre également avec d’autres adverbes :
(81) (a) Une clause dans le contrat oral prévoyait en effet la possibilité de descendre à Brioude un jour par mois. Fallait-il encore trouver un moyen de locomotion assez rapide pour parcourir deux fois quinze kilomètres sans que la journée en soit trop écourtée. [Lanzmann, f]
(b) On peut ergoter sur le fait qu’il manque une approche « auteur » des adaptations au cinéma d’Harry Potter. Faut-il encore ne pas trahir l’écrit. David Yates réussit brillamment l’exercice de transposition […] [presse, courrier des lecteurs]
(c) Bourreau de travail, Lully dirigeait en outre l’opéra du Palais-Royal à Paris. Est-il peut-être nécessaire de rappeler que l’opéra était à l’époque une entreprise privée, non subventionnée par l’État. [Encyclopédie alpha]
(d) J’ai grandi entourée de livres et de papiers à l’imprimerie de mon père, ce lieu est-il certainement à l’origine de cette passion que je cultive aujourd’hui. [web]
- L’inversion provoquée par la position initiale de quand bien même mériterait aussi une étude :
(82) (a) De quoi réclamer réparation financière en raison du préjudice subi. Un procès en perspective, quand bien même l’inévitable ramdam ferait-il de la publicité à un livre qui ne devrait pas dépasser les 25 000 exemplaires malgré un fort battage médiatique. [web, blog]
(b) Quand bien même y aurait-il déclin des formes de la discussion en société, il serait illégitime d’en inférer la disparition de l’esprit critique. [Lipovetsky, f]
Dans ces contextes, le comportement singulier de quand bien même semble se différencier de celui d’un subordonnant (cf. quand : *quand le chat n’est-il pas là, les souris dansent), sans devenir pour autant celui d’un adverbe (*l’inévitable ramdam ferait quand bien même de la publicité…) Une étude permettant d’y voir plus clair serait bienvenue.
- Le caractère « prestigieux » de l’inv-scl engage à mesurer la part de l’hypercorrection responsable d’un certain nombre de ses emplois. Il serait intéressant à cet égard d’étudier les co-occurrences de est-ce que et de l’inv-scl, qu’on observe en (78) et (67). Ce type d’étude nécessiterait (et favoriserait en même temps) une théorisation plus précise des phénomènes d’hypercorrection.
6. Annexes
6.1. Liste des abréviations utilisées :
f | Frantext |
inv-scl | Inversion du sujet clitique |
SN | Syntagme nominal |
SV | Syntagme verbal |
V | Verbe |
6.2. Ouvrages cités
Allaire, S. (1982), Le modèle syntaxique des systèmes corrélatifs, Thèse de Rennes II, Service de reproduction des thèses, Université de Lille III, Champion.
Arrivé & al. (1986), La grammaire d'aujourd'hui : guide alphabétique de linguistique française, Paris : Flammarion.
Auger, J. (1995). « Les clitiques pronominaux en français parlé informel : une approche morphologique ». Revue québécoise de linguistique, vol. 24.
Behnstedt, P., (1973), Viens-tu? Est-ce que tu viens? Tu viens? : Formen und Strukturen des direkten Fragesatzes im Französischen, Tübingen : G. Narr.
Berrendonner, A., (2008). « Dislocation et conjugaison en français contemporain », Cahiers de praxématique 48, 85-110.
Blinkenberg, A. (1928), L'ordre des mots en français moderne, København : A. F. Høst : Levin & Munksgaard.
Chevalier, Jean-Claude, Claire Blanche-Benveniste, Michel Arrivé & Jean Peytard (1978), Grammaire Larousse du français contemporain, Paris, Librairie Larousse.
Couquaux, D. (1986), « Les pronoms faibles sujet comme groupes nominaux », Mitsou Ronat (éd), La Grammaire modulaire, Paris : Les Editions de Minuit.
Coveney, A., (2002), Variability in Spoken French: interrogation and negation, Bristol : Intellect Books.
Creissels, D. (1995). Éléments de syntaxe générale. Paris : PUF.
Culbertson, J. (2010). « Convergent evidence for categorical change in French : from subject clitic to agreement marker ». Language 86, 85-132.
Dauzat, Albert (1958), Grammaire raisonnée de la langue française, Lyon, Edition IAC.
De Cat, C. (2007). French Dislocation, Interpretation, Syntax, Acquisition. Oxford : Oxford University Press.
De Cornulier (2004), « Sur la valeur de l’« incise » et sa postposition: Signe mimique et « style indirect libre », Leclère, Chr. & al. éds, Syntaxe, Lexique et Lexique-Grammaire, Volume dédié à Maurice Gross, Lingvisticae Investigationes Supplementa 24, 105-111.
Di Cristo (2013), La prosodie de la parole, Bruxelles, Marseille : De Boeck Solal, coll. Voix parole langage.
Elsig, M., (2009), Grammatical variation across space and time : the French interrogative system, Amsterdam : John Benjamins Publishing Company.
Fontaney, L., (1991), « A la lumière de l’intonation », La question, C. Kerbrat-Orecchioni (éd.), Lyon : PUL.
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