Adeline Patard
(12-2018)
Pour citer cette notice:
Patard (A.), 2018, "L'imparfait de l'indicatif en français", in Encyclopédie grammaticale du français,
en ligne: encyclogram.fr
DOI; https://nakala.fr/10.34847/nkl.8e88ny3l
1. Découpage du domaine.
1.1. L’IMP : origine du terme et définition traditionnelle
Le terme imparfait vient du latin imperfectus, participe adjectival formé à partir du préfixe privatif in- et du verbe perficio « faire complètement, achever, accomplir » : le mot signifie ainsi étymologiquement ce qui est « incomplet, inachevé, inaccompli ». Dans son acception grammaticale, le terme apparaît d’abord sous la plume des grammairiens latins du début de l’ère chrétienne dans l’expression praeteritum imperfectum pour désigner un temps du passé (ou praeteritum) qui a la particularité de présenter une situation comme n’étant « pas totalement accomplie » (Mellet 2009 : 5). Les grammairiens français utilisent d’abord le calque du latin prétérit imparfait avant d’adopter à partir de la Renaissance l’ellipse imparfait. Le sens reste proche de celui du terme latin et correspond peu ou prou à celui qu’on lui connaît dans la tradition grammaticale, à savoir celui d’une forme verbale ayant une dimension « temporelle » (ancrage de la situation dans le passé) et « aspectuelle » (déroulement non achevé de la situation). C’est ce terme qui est aujourd’hui habituellement utilisé, dans les grammaires traditionnelles et par les linguistes, pour renvoyer aux flexions -ais, -ais, -ait, -ions, -iez, -aient du verbe français.
1.2. Cadres théoriques des approches de l’IMP
L’imparfait de l’indicatif du français (désormais IMP) a été étudié dans différents cadres théoriques. Étant donné la diversité et l’éclatement de ces cadres, nous avons choisi de ne présenter dans cette section que les principaux courants.
1.2.1. L’approche vériconditionnelle
Pour l’approche vériconditionnelle, qui est l’héritière d’une longue tradition en philosophie de la logique, le langage renvoie à des entités du monde (réelles ou fictives) qui existent indépendamment de la représentation que le langage en donne. En conséquence, les énoncés sont soumis à des conditions de vérité et possèdent une référence temporelle qui est conçue comme le moment ou l’intervalle de temps où l’énoncé est vrai. Dans cette approche, les temps verbaux permettent de repérer temporellement des situations du monde réel (événements, processus ou états) par un jeu de relations entre différents moments du temps.
Ce type d’approche s’appuie généralement sur le système de repérage formel proposé par le logicien américain H. Reichenbach (Reichenbach 1947) pour qui les temps verbaux expriment des relations entre trois coordonnées temporelles : le point de l’événement E (ou event point), le point de la parole S (ou speech point) et le point de référence R (ou reference point). Reichenbach ne donne pas de définition précise du point de référence, laissant ainsi le champ libre à des interprétations diverses et parfois contradictoires (Patard 2007a : 52-56). Selon ce système, les temps simples du passé décrivent deux relations : la concomitance de E et R (notée E,R) et l’antériorité de R par rapport à S (notée R-S). Pour rendre compte des temps imperfectifs comme l’IMP, Reichenbach complète son dispositif en faisant de E une période étendue plutôt qu’un point (Reichenbach 1947 : 291) (cf. figure 1).
Figure 1. L’IMP et le passé simple selon Reichenbach (1947 : 289)
Le système de Reichenbach est encore à l’heure actuelle très influent, à la fois dans un courant référentialiste (voir les sections 1.2.3 et 1.2.4) mais aussi en-dehors de celui-ci (voir p. ex. le modèle intervallaire développé par L. Gosselin (1996, 2005)). Il a également suscité de nombreuses critiques qui concernent, pour ce qui est de l’IMP, la façon dont est traitée l’opposition aspectuelle entre temps perfectifs et temps imperfectifs et sur la nature ou la nécessité du point R (voir p. ex. Vetters 1996).
1.2.2. Les approches « représentationnelles »
Pour les approches « représentationnelles », les temps verbaux servent moins à référer à une réalité mondaine, c’est-à-dire à aider au repérage temporel d’une situation (perspective référentialiste adoptée entre autres dans l’approche vériconditionnelle), qu’à construire une représentation particulière de la situation.
1.2.2.1. L’approche guillaumienne
Une première approche représentationnelle et principalement francophone s’est développée, avant Reichenbach puis parallèlement à l’approche vériconditionnelle, dans le cadre de la psychomécanique du langage fondée par Gustave Guillaume. Pour Guillaume et ses successeurs, le signifié des temps verbaux correspond à différents modes de représentation d’une situation par l’esprit humain, ces représentations étant le résultat d’opérations psychiques ou mouvements de pensée (ce que signale le préfixe psycho- dans psychomécanique du langage). Dans cette approche, les temps verbaux sont caractérisés par une opération de pensée appelée chronogénèse. Dans le cas de l’IMP, la chronogénèse aboutit à une image sécante et passée de la situation décrite « comportant, sous la charge d’accomplissement [ou d’incidence], une surcharge d’accompli [ou de décadence] » (Guillaume 1991 : 95). Autrement dit, l’IMP donne à voir la situation comme appartenant au passé (conséquence de sa surcharge de décadence) et comme étant en partie accomplie et en partie à accomplir (combinaison de charges d’incidence et de décadence).
L’approche guillaumienne se distingue aussi par sa position monosémiste affirmée des unités linguistiques : en effet, une distinction claire est opérée entre, d’une part, l’invariant sémantique propre à chaque forme dans le système d’une langue (appelé signifié de puissance) et qui correspond dans le cas de l’IMP à sa représentation sécante et passée et, d’autre part, les différentes valeurs particulières (ou signifiés d’effet) que cet invariant peut prendre en discours : p. ex. les interprétations narrative, hypothétique, d’atténuation etc. que l’IMP peut avoir en contexte. La formulation d’un sens aspectuel sécant et la recherche d’un invariant sémantique, abstrait de la diversité des interprétations en discours, sont certainement les deux apports majeurs de la théorie guillaumienne aux études actuelles sur l’IMP.
1.2.2.2. L’approche inactuelle de Damourette et Pichon
Une seconde approche représentationnelle est l’approche « psychologique » proposée par Jacques Damourette et Edouard Pichon dans leur monumentale grammaire Des mots à la pensée (Damourette et Pichon 1911-1936). Ils formulent dans le tome 5 une approche inédite des temps verbaux où la classique catégorie du temps est remplacée par trois « répartitoires » (ibid. : vol. 5, § 1701-1706) : la temporaineté (qui permet d’établir un rapport temporel direct, de postériorité ou d’antériorité, avec le présent), l’énarration (qui permet de concevoir le passé et le futur de façon abstraite sans aucun lien avec le présent de la parole) et enfin l’actualité (qui détermine la sphère subjective à partir de laquelle est conçue la situation). Cette dernière notion, qui commande notamment l’emploi de l’imparfait, oppose l’actualité noncale (du latin nunc « maintenant) centrée sur le « moi-ici-maintenant » du locuteur, à l’actualité toncale (du latin tunc « à ce moment-là ») caractérisée par « le placement du fait verbal dans une autre sphère d’action, une autre actualité, que celle où se trouve le locuteur au moment de la parole » (ibid. : vol. 5, 177). Les tiroirs toncaux (IMP, plus-que-parfait, conditionnel présent et passé) sont marqués par les désinences -ais, -ais, -ait, -ions, -iez et -aient. Parmi ces tiroirs, l’IMP est considéré comme le toncal pur car il ne se distingue du présent, tiroir indifférencié dans les trois répartitoires temporels, que par son caractère toncal, c’est-à-dire par le décentrage qu’il opère vis-à-vis de l’actualité du locuteur.
Cette analyse du signifié de l’IMP tranche radicalement avec l’approche traditionnelle car elle remet en question sa valeur temporelle passée pour lui préférer un sens inactuel plus abstrait : la dissociation avec l’actualité du locuteur (voir la section 3.1.1). Cette valeur permet de rendre compte non seulement des emplois temporels passés de l’IMP, mais également des emplois où il revêt des nuances modales comme la contrefactualité, l’hypothèse, le souhait, l’empathie, etc. :
(1) Son plafond est tombé sur sa table. Si elle avait été là, elle était tuée. (Entendu par Damourette et Pichon ; ibid. : 229)
(2) Si vous aviez moins de savon sur les joues, je vous embrasserais de tout cœur. (M. Dekobra ; ibid. : 238)
(3) Si je pouvais tuer tous ceux qu’elle a aimés ! (A. France, Thaïs ; ibid. : 239)
(4) Il faisait des grosses misères à sa maman, le vilain garçon. (Entendu par Damourette et Pichon ; ibid. : 241)
Ces emplois modaux manifesteraient des instanciations particulières du sens inactuel : la situation décrite serait rejetée en dehors de la sphère actuelle du locuteur, dans un monde irréel ou improbable, centré sur un autre locuteur etc. Ce traitement unifié des emplois temporels et non temporels de l’IMP en termes d’inactualité va trouver un large écho, notamment dans les approches « cognitive » et « énonciative » de ce temps (voir le paragraphe suivant).
1.2.2.3. Les approches « cognitive » et « énonciative »
Nous appellerons « approche cognitive » de l’IMP l’approche qui s’inscrit dans le courant des « grammaires cognitives » venus d’Outre-Atlantique (voir notamment l’influence de Langacker 1987 et 1991 et de Fauconnier 1985/1994) et qui s’efforcent de relier les phénomènes langagiers à des mécanismes cognitifs généraux en considérant comme fondamentale la nature symbolique du langage. Dans ce cadre, l’étude des représentations cognitives ou « concepts » associés aux unités linguistiques occupe une place centrale.
Les travaux sur l’IMP dans cette approche s’accordent avec l’hypothèse de Damourette et Pichon selon laquelle ce temps ne possède pas une valeur temporelle intrinsèque. Plus précisément, l’IMP indique que l’événement est vu de l’intérieur, depuis un point de vue distinct de celui du locuteur, mais conçu par ce dernier ; autrement dit l’IMP donne accès à un nouvel espace mental (cf. Cutrer 1994 ; De Mulder et Vetters 2002 ; De Mulder 2004) ou à un plan virtuel (De Mulder et Brisard 2006 ; Brisard 2010) doté d’un « conceptualisateur » propre et donc dissocié du plan actuel défini par la situation de locution (ou ground). Cette valeur de l’IMP peut être qualifiée d’épistémique car elle rend compte d’une croyance du locuteur sur la réalité de la situation dénotée : le locuteur conçoit celle-ci comme étant exclue de sa réalité immédiate, ce qui peut se traduire par une interprétation passée (lorsque la situation appartient dans le plan actuel à l’époque passée) ou par une interprétation irréelle, improbable etc. (lorsque la situation appartient au plan virtuel).
L’approche « énonciative » de l’IMP, qui est surtout développée dans le cadre de la théorie des opérations énonciatives ou TOE (Culioli 1999), propose un type d’analyse similaire. Tout comme les grammaires cognitives, celle-ci se préoccupe moins de la référence à un monde extralinguistique que de la représentation de cette référence par le langage. Néanmoins, elle manifeste un point de vue moins conceptuel et plus purement linguistique : l’accent est mis sur la construction de la « valeur référentielle » d’un énoncé à des travers des opérations dont les formes de l’énoncé sont la trace.
Dans la TOE, l’IMP est habituellement associé à une opération de changement de repère consistant en l’établissement d’un centre déictique secondaire (passé ou irréel), distinct du repère d’origine constitué par la situation d’énonciation (Fuchs et Léonard 1979 ; Le Goffic 1986b, 1995 ; Lebaud 1993 ; Merle 2001). Ce décentrage par rapport au hic et nunc du locuteur peut être considéré comme un phénomène dialogique (ou polyphonique) car il suppose une dissociation de la source énonciative (Mellet 2000, 2012) ; l’IMP a également pu être conçu comme opérant une « prédication attributive », c’est-à-dire comme attribuant à la situation une propriété (le prédicat) qui la singularise (de Vogüé 1993, 1999a, 1999b).
Les conceptions épistémiques et énonciatives de l’IMP rejoignent ainsi l’analyse de Damourette et Pichon en ce que la situation dénotée est envisagée à partir d’un point de vue ou d’un centre de repérage dissocié de l’actualité présente de l’énonciateur-locuteur.
1.2.3. Les approches textuelles et discursives
Ce type d’approches se distingue par l’intérêt porté au sens exprimé au-delà de la phrase, au niveau du texte et du discours : pour elles, le sens communiqué ne se limite pas à la seule combinatoire des dénotations des unités phrastiques mais repose aussi largement sur des phénomènes textuels et discursifs. Les linguistes travaillant sur l’IMP dans cette perspective s’interrogent sur la contribution de ce tiroir à la structuration des textes (ensembles cohérents d’énoncés) et des discours (textes mis en relation avec leur condition de production).
Dans une première perspective de typologie textuelle, l’IMP présente une distribution particulière en fonction du type de texte, du fait qu’il rend compte (ou non) d’une attitude énonciative du locuteur. Cette approche est défendue notamment par Benveniste (1966) et Weinrich (1973), bien que les deux auteurs arrivent à des conclusions différentes : pour le premier, l’IMP peut s’employer indifféremment dans les deux types de textualités qu’il distingue, l’histoire et le discours, tandis que le second considère l’IMP comme la marque exclusive des textes relevant du récit – ce qui correspond approximativement à l’histoire de Benveniste - (voir section 3.2.1 pour une présentation plus détaillée de ces analyses).
Une seconde perspective intéressée par la cohésion et la cohérence des textes développe l’idée que la dichotomie deixis / anaphore habituellement utilisée dans le domaine (pro)nominal peut être transposée au domaine verbal. Dans cette perspective, l’IMP est vu comme un marqueur intrinsèquement anaphorique ou, du moins, exhibant un fonctionnement anaphorique sous-tendu par sa valeur aspectuelle. Selon cette conception, l’IMP est référentiellement non autonome et nécessite un antécédent pour ancrer la situation dans le temps, par opposition à des tiroirs comme le passé composé ou le passé simple qui seraient plus aptes à repérer seuls la situation décrite. Différentes variations de cette idée ont été formulées, qui divergent selon la source de l’antécédent de l’IMP (textuel, informationnel ou mémoriel), sa nature (temporel ou situationnel) ou bien encore selon le lien anaphorique (coréférence/coïncidence, ou méronomie). Ces différentes analyses sont exposées en section 3.2.2.
Une troisième perspective référentialiste s’inscrivant dans le courant de la sémantique formelle se focalise sur l’interprétation dynamique des discours : il s’agit de l’approche développée en DRT (Discourse Representation Theory, Kamp et Reyle 1993) et, dans une version étendue intégrant une dimension pragmatique, la SDRT (Segmented Discourse Representation Theory, Lascarides et Asher 1993, Asher et al. 1995, Asher et Lascarides 2003). Dans ces deux théories, la représentation élaborée lors de l’interprétation d’un discours s’enrichit par incrémentation des référents introduits dans chaque nouvel énoncé. Dans cette perspective, l’IMP permet d’introduire une situation atélique passé(e) qui englobe le dernier moment de référence R introduit (le plus souvent par un prédicat événement) (Kamp et Rohrer 1983). Ainsi, dans l’énoncé Quand Pierre entra (e1), Marie téléphonait (e2), le prédicat à l’IMP réfère à un nouvel état, antérieur à t0 et incluant le point de référence introduit par l’énoncé précédent au passé simple :
Figure 2. Fonctionnement textuel de l’IMP
(d’après Kamp et Rohrer 1983 : 255)
Comme le soulignent différents auteurs, cette approche de l’IMP est aussi clairement anaphorique : l’IMP n’est pas apte à construire seul la référence de la situation dénotée, mais doit s’appuyer sur un moment de référence donné dans le cotexte gauche. Il s’ensuit que, textuellement, l’IMP fait stagner le temps tandis qu’un tiroir comme le passé simple le fait progresser. L’analyse de Kamp et Rohrer a influencé de nombreux travaux qui se sont intéressés au fonctionnement textuel de l’IMP (et des temps verbaux en général), mais a également suscité des critiques, parmi lesquelles on peut citer l’absence de prise en compte de la dimension aspectuelle de l’IMP.
Mentionnons enfin une hypothèse plus pragmatique formulée par P. Caudal dans le cadre formel de la SDRT (Caudal et al. 2003, Caudal et Roussarie 2005a, Caudal et Vetters 2005). Pour lui, le point de vue illocutionnaire exprimé par l’IMP (c’est-à-dire la façon dont il donne à voir un référent situationnel sur le plan aspectuo-temporel, modal et médiatif) est sous-spécifié, ce qui le rend ouvert à tout type d’actes de langage , contrairement au passé simple qui n’admet, par exemple, que des actes de langage relationnels de type narration, c’est-à-dire faisant avancer le temps. Selon Caudal, le co(n)texte jouerait donc un rôle essentiel en déterminant dans une très large mesure l’interprétation de l’IMP en discours. Cette dernière analyse converge avec une autre approche pragmatique de l’IMP s’inscrivant cette fois dans le cadre de la théorie de la pertinence, celle-ci est présentée dans le paragraphe suivant.
1.2.4. L’approche pragmatique dans la théorie de la pertinence
En tant que pragmatique cognitive, la théorie de la pertinence part de l’idée que le sens des énoncés est sous-déterminé linguistiquement et que son élucidation s’appuie crucialement sur des processus inférentiels et sur la prise en compte du contexte. Cette théorie est développée par Sperber et Wilson qui érige comme principe central celui de la pertinence (Sperber et Wilson 1986) qui s’apparente à l’une des maximes conversationnelles identifiées par Grice (1979), la maxime de relation. Selon ce principe, toute communication réussie repose sur la pertinence des informations données par les énoncés : celles-ci doivent produire un maximum d’effets contextuels (c’est-à-dire être contextuellement adéquates) et demander un minimum d’effort de traitement de la part de l’interlocuteur. La théorie de la pertinence propose également de séparer le contenu conceptuel des expressions lexicales - qui offre une représentation mentale des entités du monde, individus ou événements - du contenu procédural des expressions grammaticales (telles que les temps verbaux) - qui guide le traitement conjoint des représentations mentales désignées par les lexèmes (Wilson et Sperber 1990, Moeschler et al. 1994, Moeschler 1998c, Luscher 1998/2002). Pour décrire le contenu procédural des temps verbaux, cette approche utilise le système de Reichenbach (section 1.2.1) et revendique une position explicitement référentialiste (voir p. ex. Saussure 2003).
Même si certains auteurs avancent que les informations transmises par les temps verbaux pourraient être de nature à la fois conceptuelle et procédurale (Vetters 1998 ; Vetters et De Mulder 2000 ; Sthioul 2007 ; Moeschler et al. 2012), l’IMP est généralement considéré dans la théorie de la pertinence comme une expression procédurale sous-spécifiée qui donne des instructions sur la façon de traiter la situation décrite par le prédicat verbal (Moeschler 1994, 1998b, 2000a ; de Saussure et Sthioul 1999, 2005 ; Sthioul 2000a, 2000b ; de Saussure 2003)5. Sa sémantique de base correspond ainsi à l’inclusion d’une variable sous-déterminée (que de Saussure note P) à l’intérieur de la situation dénotée E (soit P ⊂ E) ainsi qu’un décrochage avec la situation d’énonciation S (P ≠ S). Sur le plan textuel, le premier élément de sens a pour conséquence que l’IMP donne, par défaut ou comme trait faible, une instruction nulle sur l’ordre temporel : le temps ne progresse pas avec l’IMP (c’est-à-dire que le point de référence reste le même), sauf si des éléments co(n)textuels forts indiquent le contraire.
Enfin, de Saussure et Sthioul (Sthioul 1998a, 2000a, 2000b ; de Saussure et Sthioul 1999, 2005 ; de Saussure 2003) utilisent l’opposition classique dans la théorie de la pertinence entre usage descriptif et usage interprétatif pour rendre compte de la polysémie de l’IMP en discours. En usage descriptif, où l’énoncé a pour vocation de représenter un état de fait, l’IMP actualise une valeur par défaut, à savoir l’inclusion du dernier point référentiel dans une situation passée. En usage interprétatif, l’énoncé renvoie, sous l’influence du co(n)texte, à « un sujet de conscience » qui observe la scène de l’intérieur ; l’IMP n’exprime alors pas obligatoirement le passé et peut s’enrichir pragmatiquement de toute une série d’effets de sens ou emplois : narratif (avec le plus souvent progression du temps), atténuatif, forain, hypocoristique, (voir section 4 pour des illustrations de ces emplois).
1.3. Termes et notions
Afin de rendre compte des différents termes et notions employés dans la littérature pour décrire le signifié de l’IMP, nous partirons des notions de temps et d’aspect qui sont aujourd’hui attachées à la tradition grammaticale française au moins depuis Beauzée (1767). Dans la grammaire de Port-Royal (Arnauld et Lancelot 1676/1997), qui offre un siècle auparavant un modèle d’analyse du temps verbal, la dimension aspectuelle est en effet encore absente, et l’IMP y est décrit comme un « présent » du passé, conception qui sera d’ailleurs reprise dans certains modèles récents (Vet 1980). Mais à partir du XVIIIe siècle, le signifié de l’IMP se caractérise par une double composante : (i) une composante temporelle passée et (ii) une composante aspectuelle imperfective (voir figure 5 infra).
1.3.1. Temps
En grammaire, la notion de temps renvoie à une catégorie sémantique exprimée par certains morphèmes qui ont la capacité de localiser temporellement un moment ou une situation dans une époque donnée. C’est le cas des flexions du verbe qui permettent d’ancrer la situation décrite par l’énoncé dans le passé, le présent ou le futur. Damourette et Pichon (1911-1936) ont proposé de les appeler tiroirs verbaux. Ce néologisme permet de faire la distinction entre tiroir (forme verbale) et temps (valeur sémantique). Cf. l’opposition entre tense et time en anglais ou Tempus et Zeit en allemand (alors que le terme français de temps est ambigu à cet égard). Selon la tradition grammaticale, l’IMP exprime le temps passé en posant la situation décrite dans l’énoncé comme antérieure au moment de la parole.
Le système de Reichenbach (1947) (voir section 1.2.1), qui repose sur l’idée d’un moment de référence, a permis de préciser la notion de temps telle qu’elle est exprimée par les tiroirs verbaux. En effet, comme l’ont suggéré différents travaux (Klein 1994, 2009 ou Gosselin 1996), il semble plus juste de définir le temps verbal, non comme la relation entre la situation décrite par le prédicat verbal et le moment de la parole, mais comme la relation entre le moment de la parole et un troisième moment du temps (le point de référence de Reichenbach ou le temps topique de Klein (topic time = moment du temps dont parle l’énoncé, au sujet duquel il est dit quelque chose). Autrement dit, l’ancrage temporel opéré par les tiroirs verbaux semble toujours médié par un moment tiers. Pour un tiroir du passé comme l’IMP, la nécessité d’introduire un troisième moment apparaît dans un énoncé comme :
(5) De Gaulle était le premier président de la Vème République.
Si les tiroirs du passé encodaient directement l’antériorité de la situation vis-à-vis du moment de la parole, alors la situation [de Gaulle être le premier président de la Vème République] devrait précéder entièrement le moment de la parole sans coïncider avec lui, ce qui n’est évidemment pas ce que l’énoncé veut dire (de Gaulle est toujours le premier président de la Vème République). C’est pourquoi une majorité de linguistes reconnaissent aujourd’hui la nécessité (au moins pour certains tiroirs verbaux) d’un moment tiers, point de référence ou temps topique, pour définir le temps verbal . En l’occurrence, le passé correspond à la dénotation d’un point de référence ou temps topique antérieur au moment de la parole (et non à l’antériorité de la situation vis-à-vis du moment de la parole). Dans cette perspective, la situation est présentée comme étant le cas à ce moment du passé, mais cela n’empêche pas la situation d’être valide à d’autres moments du temps (par exemple au moment présent).
En somme, l’IMP est un tiroir qui exprime le temps passé car il renvoie à un moment tiers antérieur au moment de la parole. Pour ce qui est de la relation entre ce moment tiers et la situation décrite, elle concerne cette fois ce que la tradition grammaticale désigne sous le terme d’aspect.
1.3.2. Aspect
1.3.2.1. À la différence du temps verbal, l’aspect verbal n’est pas une catégorie déictique car il ne rend pas compte d’un rapport avec le moment de la parole, mais intéresse la structure temporelle interne de la situation décrite (Comrie 1976 : 5). Selon une conception large, l’aspect inclut tout phénomène se rapportant à la structure interne d’une situation ou à ses différentes phases (Martin 1971, Lyons 1977, Coseriu 1980, Binnick 1991). Dans une conception plus stricte, on distingue habituellement deux dimensions : l’actionnalité et l’aspect grammatical. La nécessité de cette distinction a été défendue par plusieurs auteurs (Smith 1991, Bache 1995, Depraetere 1995, Filip 1999, Bertinetto et Delfitto 2000, Borik 2002). Néanmoins, d’autres auteurs adoptent une conception unidimensionnelle de l’aspect, selon laquelle les phénomènes aspectuels concernent essentiellement les types de situation (Verkuyl 1972 ; Langacker 1987 ; Moens et Steedman 1988 ; De Swart 1998, 2000 ; Michaelis 2004). Une réflexion sur les deux types d’approches, unidimensionnelle ou bidimensionnelle, se trouve chez Sasse (2001). Pour d’autres auteurs encore, l’aspect possède trois dimensions ou plus selon que l’on distingue en supplément l’aspect de phase, l’aspect de perspective, l’aspect quantificationnel ou de l’itération etc. (Dik 1997, Tournadre 2004, Gosselin 2011, Gosselin et al. 2013).
- L’actionnalité (aussi appelée Aktionsart, mode d’action, ou aspect lexical) correspond à une ontologie des situations décrites par les prédicats verbaux (ou, pour certains auteurs, aux propriétés linguistiques de ces prédicats (Borik 2002)). Différents types de situations sont identifiés en fonction de leur propriétés temporelles. Parmi les classifications les plus répandues, on peut citer l’opposition télique / atélique (Garey 1957), particulièrement pertinente pour étudier le fonctionnement linguistique de l’IMP, qui contraste les situations comportant une borne intrinsèque de celles qui en sont dépourvues (p. ex. atteindre le sommet vs marcher). Une autre typologie très utilisée est la quadripartition de Vendler (1967) qui distingue les états (p. ex. aimer, vivre, savoir), les activités (p. ex. chanter, marcher, jouer du piano), les accomplissements (p. ex. faire ses courses, écrire une lettre, marcher pendant deux heures) et les achèvements (p. ex. éclater, réussir, s’endormir) en fonction de leur statut statif/dynamique, ponctuel/duratif ou borné/non borné. Ce dernier critère est remplacé dans certaines analyses par le critère d’homogénéité/hétérogénéité : un prédicat est dit « homogène » si la prédication est vraie pour tous les sous-intervalles compris dans l’intervalle de temps qu’il désigne.
Quant à l’aspect grammatical (aussi appelé viewpoint), il correspond cette fois à la perspective donnée sur la situation décrite par le prédicat : cette dernière peut être vue de façon partielle ou globale, accomplie ou non-accomplie, etc. La notion d’aspect grammatical peut être formalisée en termes de relations de repérage : on dira alors qu’il correspond à la relation entre un moment du temps (le point de référence de Reichenbach ou le temps topique de Klein) et le temps interne de la situation. Ainsi, dans l’énoncé (5) précédemment cité :
(5) De Gaulle était le premier président de la Vème République.
l’IMP établit une relation (d’inclusion) entre le moment passé qu’il dénote temporellement et la situation [de Gaulle être le premier président de la Vème République] : l’IMP renvoie à un moment du passé où c’est le cas que de Gaulle est le premier président de la Vème République.
1.3.2.2. Dans la tradition grammaticale française, on considère habituellement que l’opposition dans le domaine du passé entre l’IMP et le passé simple (désormais PS) relève de l’aspect grammatical (voir toutefois la section 3.1.2 pour des approches divergentes). Cette opposition est envisagée différemment selon les auteurs, ce qui se reflète dans le choix de la terminologie employée :
(a) Ponctualité vs durativité et globalité vs sécance.
Une première interprétation de l’opposition IMP/PS est celle en termes de ponctualité/durativité, par exemple proposée par Leeman (2003). Le PS est alors vu comme ponctuel en ce qu’il fait abstraction du déroulement interne de la situation. Dans cette optique, l’aspect ponctuel ne donne tout simplement aucune information sur la durée objective de la situation (sans signifier pour autant que celle-ci est momentanée), la réduisant ainsi à ses contours, c’est-à-dire à un point abstrait.
D’autres auteurs préfèrent voir dans le PS un temps global qui représente la totalité du déroulement de la situation depuis sa borne initiale jusqu’à sa borne finale ; la globalité du PS s’oppose alors l’aspect sécant de l’IMP (voir le paragraphe infra).
Pour Leeman (et pour d’autres), l’IMP serait quant lui duratif car il décompose la durée de la situation en « phases successives », en l’occurrence en présentant la situation comme en partie accomplie (Leeman 2003 : 24). La durativité de l’IMP ainsi conçue est posée comme équivalente de l’aspect sécant que l’on retrouve dans les approches guillaumiennes (Martin 1971, Wilmet 2003, Bres 2005a, Barceló et Bres 2006). En effet, pour Guillaume, l’IMP donne « une image double » de la situation qui est vue en partie déjà accomplie et en partie virtuelle, à accomplir (Guillaume 1991 : 95).
Toutefois, comme le notent Bres (2005 : 57) ou Patard (2007a : 175), la vision sécante de la situation n’est pas le signifié propre de l’IMP, mais une conséquence qu’il faut inférer de sa valeur imperfective ou « non-incidente » (utilisant le terme guillaumien d’incidence, Bres (2005a : 26) définit l’IMP comme non-incident, c’est-à-dire comme représentant la situation dénotée en son cours, au-delà de sa borne initiale et en deçà de sa borne finale). Cette valeur peut être à tout moment neutralisée par un élément du co(n)texte. Ainsi, il n’est pas toujours possible d’interpréter que la situation va se poursuivre ultérieurement (6) et, parfois même, la situation apparaît comme n’étant pas encore en partie accomplie (7) :
(6) (…) les deux journalistes vous le savez ont été enlevés il y a 10 jours maintenant en Irak alors qu’ils se rendaient à Nadjaf (France Info ; Patard 2007a : 293) ⇒ Les journalistes n’achèveront pas leur voyage jusqu’à Nadjaf.
(7) Le garçon obéit et il partait, lorsque al-Zindiq le retint. - Viens par ici, fils. As-tu soif ? (T. Ali et G. Buti, À l’ombre du grenadier ; Patard 2014a : 79) ⇒ L’acte de partir n’est pas entamé.
En conséquence, on peut considérer que l’interprétation sécante ne fait pas partie du sens aspectuel dénoté par l’IMP mais qu’elle en est dérivée (d’où son caractère non-obligatoire).
(b) Point de vue externe interne et point de vue objectif vs subjectif.
Un second type d’opposition repose sur une métaphore visuelle et spatiale des tiroirs verbaux : ceux-ci permettraient de visualiser la situation dénotée selon différents points de vue. Dans cette perspective, l’opposition aspectuelle entre PS et IMP est traitée en termes de point de vue externe / point de vue interne (Vetters 1992, Gosselin 1996, Rideout 2002, De Mulder 2003, Mellet 2003, De Mulder et Brisard 2006) : le PS donnerait à voir la situation de l’extérieur, à partir ce que Vetters (1992) appelle un « point de perspective » externe14, tandis que l’IMP rendrait compte de son déroulement de l’intérieur15. Cette conception de l’opposition aspectuelle PS/IMP peut être représentée à l’aide de la figure 3 :
Figure 3. Le point de perspective aspectuelle P et l’opposition perfectif/imperfectif
(d’après Vetters 1992)
La localisation du point de perspective, qu’il soit situé entre E et S ou qu’il se confonde avec le présent, pose cependant problème. Voir l’analyse de Patard (2007a : 116-118) sur cette question, et pour une réflexion approfondie sur les relations entre les notions d’aspect et de point de vue, l’excellente synthèse de Bres (2003a).
L’opposition entre point de vue externe et point de vue interne est souvent plus ou moins explicitement associée à l’opposition entre une représentation objective et une représentation subjective de la situation : en envisageant la situation de l’extérieur, le PS en donnerait une vision objective, comme un fait détaché de tout point de vue, alors que l’IMP, en en rendant compte de l’intérieur, représenterait la durée de la situation telle qu’elle peut être vécue par un sujet. Cette conception fait écho à la distinction que l’on fait traditionnellement en narratologie entre trois catégorie de récit (Genette 1972): (i) le récit non-focalisé où le narrateur est omniscient, (ii) le récit en focalisation interne où le narrateur adopte le point de vue d’un personnage, et (iii) le récit en focalisation externe où le narrateur tend à s’effacer de telle sorte que les faits semblent racontés de l’extérieur. L’idée d’un PS « objectif » et d’un IMP plus « subjectif » est présente chez de nombreux auteurs (Fleischman 1991 ; Rabatel 2003 ; de Saussure et Sthioul 1999, 2005 ; Nølke et Olsen 2003 ; De Mulder et Brisard 2006). De Saussure et Sthioul considèrent par exemple que, dans certains types d’emploi qu’ils appellent usages interprétatifs - les emplois narratifs, d’atténuation, forain et hypocoristique, « l’imparfait amène le destinataire (…) à construire un sujet de conscience qui « observe la scène » de l’intérieur » (de Saussure 2003 : 240). Exemple :
(8) Le train quitta Genève. Quelques heures plus tard, il entrait déjà en Gare de Lyon. (Sthioul 1998a : 213)
Toutefois, plusieurs auteurs observent que l’IMP peut prendre dans les textes une valeur objectivante et le PS une valeur subjectivante (voir encore Rabatel 2003, Sthioul 1998a ou Nølke et Olsen 2003, mais aussi Bres 2003a et Leeman 2003). L’objectivité du PS et la subjectivité de l’IMP ne sont donc pas des valeurs intrinsèques de ces tiroirs, mais des interprétations récurrentes favorisées par leurs signifiés respectifs.
(c) Perfectif vs imperfectif.
Les termes perfectif et imperfectif utilisés en en typologie des langues sont ceux qui semblent actuellement les plus consensuels et les plus largement répandus dans la littérature, c’est donc cette terminologie que nous adoptons ici. Il convient cependant d’en préciser le sens qui peut varier selon les auteurs.
L’opposition perfectif/imperfectif peut d’abord souligner la (non)-complétude de la représentation donnée de la situation décrite (Garey 1957, Vet 1980). Ces termes sont alors synonymes d’accompli et d’inaccompli, qui sont aussi parfois employés dans les analyses (p. ex. Gosselin 1996, 2005 ou Desclès 1994, 2000). (Toutefois, l’opposition accompli/inaccompli peut aussi renvoyer à la différence aspectuelle qui existe entre les formes simples et les formes composées (De Both-Diez 1985) ; à cause de cette ambiguïté, nous ne retiendrons pas cette terminologie).
Le PS, porteur de l’aspect perfectif, signale que la situation a atteint son terme, tandis que l’IMP imperfectif ne donne qu’une représentation incomplète de la situation, d’où l’interprétation possible d’un inachèvement. Cette conception, qui met l’accent sur l’achèvement du procès, fait que le terme de perfectif peut s’appliquer, non seulement au PS, mais aussi à un temps composé comme le passé composé (désormais PC), la différence entre les deux formes tenant au fait que le PS représente la situation dénotée jusqu’à son terme tandis que le PC la donne à voir au-delà de son terme (Vet 1980 : 79-80). Dans ce sens, le terme perfectif ne semble donc pas assez précis et susceptible de confusion, c’est pourquoi nous lui préférons la seconde acception présentée infra.
L’opposition perfectif/imperfectif peut aussi être aussi entendue comme l’opposition entre représentation partielle et représentation globale de la situation dénotée (De Both-Diez 1985, Smith 1991, Gosselin 1996, Vetters et De Mulder 2000, Caudal et Vetters 2003, Bres 2005a, Patard 2007a). L’imperfectivité de l’IMP renvoie alors à la représentation partielle donnée de la situation, qui est envisagée au-delà de sa borne initiale et en-deçà de sa borne finale. En termes reichenbachiens, R (ponctuel ou duratif) est inclus dans la durée de E (figure 4). Par opposition, la perfectivité du PS renvoie à sa capacité à envisager la situation entièrement, dans sa durée globale. En termes reichenbachiens, R et E coïncident parfaitement (qu’ils soient conçus comme ponctuels ou comme ayant une certaine durée) :
Figure 4. Valeurs aspectuelles de l’IMP et du PS
En résumé, pour la tradition grammaticale et pour un certain nombre de spécialistes, l’IMP se définit comme un passé imperfectif. Cette valeur temporelle et aspectuelle de l’IMP peut être formalisée dans le système de Reichenbach par la double relation suivante : E < S (temps passé), R ⊂ E (aspect imperfectif) :
Figure 5. La valeur aspectuelle et temporelle de l’IMP
Cette double valeur de l’IMP a été, depuis une trentaine d’années, remise en cause par un certain nombre d’approches qui mettent en question à la fois sa dimension temporelle passée et sa dimension aspectuelle imperfective. Celles-ci sont présentées et discutées en section 3.
2. Références bibliographiques importantes.
Vetters, C. (1996), Temps, aspect et narration, Amsterdam - Atlanta : Rodopi.
Ouvrage de linguistique générale proposant une synthèse critique de la littérature sur le temps et l’aspect verbal. Excellent point de départ pour le lecteur non initié.
Gosselin, L. (1996), Sémantique de la temporalité en français. Un modèle calculatoire et cognitif du temps et de l'aspect, Louvain-la-Neuve : Duculot.
Ouvrage présentant un modèle intervallaire du temps et de l’aspect verbal s’inspirant de la grammaire cognitive. Le lecteur informé y trouvera des propositions stimulantes sur le fonctionnement des tiroirs verbaux (dont l’IMP) ainsi qu’une réflexion épistémologique sur les sciences du langage.
de Swart, H. (1998), Aspect Shift and Coercion, Natural Language & Linguistic Theory 16/2 : 347-385.
Un des travaux les plus cités et commentés sur le temps et l’aspect, notamment dans le domaine de la sémantique formelle. Ce long article offre une analyse de l’opposition IMP/PS dans le cadre de la DRT (voir section 3.1.2.2 pour une discussion critique).
de Saussure, L. (2003). Temps et pertinence. Éléments de pragmatique cognitive du temps, Bruxelles : De Boeck-Duculot.
Ouvrage présentant un modèle pragmatique et procédural des marqueurs temporels dans le courant de la théorie de la pertinence. On y trouvera une argumentation en faveur de l’approche référentialiste ainsi qu’une synthèse très utile de la littérature sur le temps linguistique.
Bres, J. (2005a), L’imparfait dit narratif, Paris : CNRS-éditions.
Ouvrage dédié à un emploi particulier de l’IMP mais qui illustre parfaitement l’approche aspectuelle d’inspiration guillaumienne qui est ici argumentée. L’étude repose sur une base empirique très large (700 exemples authentiques) et développe une analyse très fine des ingrédients contextuels à l’origine de l’effet de sens « narratif ».
Patard, A. (2007a), L’un et le multiple. L’imparfait de l’indicatif en français : valeur en langue et usages en discours, thèse de doctorat. Montpellier : Université Paul-Valéry – Montpellier III.
Thèse consacrée à l’IMP et défendant le point de vue aspectuo-temporel. Celle-ci offre une synthèse des problématiques liées à l’analyse sémantique de l’IMP ainsi qu’une discussion critique des différentes approches de ce tiroir. La thèse offre par ailleurs la base empirique la plus étendue avec l’analyse d’un corpus de plus de 4400 occurrences illustrant les différents emplois de l’IMP à travers différents genres oraux et écrits.
Pour plus d’informations, voir la Bibliographie méthodique > Notice
3. Analyses descriptives, résultats et modélisations
Dans la présente section, nous esquissons les principaux arguments développés par les modèles et descriptions présentés en section 1.2 ainsi que les controverses qui les opposent. Cela nous permettra de discerner points de blocage et de consensus ainsi que les nouvelles voies de recherche qui se dessinent.
La plupart des études sur l’IMP sont des analyses sémantiques qui ont cherché à déterminer un invariant sémantique conceptuel (qu’il soit aspectuo-temporel ou autre) à partir duquel sont dérivées les diverses interprétations dans les textes (section 3.1).
De nombreux travaux ont également souligné l’importance de la contribution de l’IMP au niveau textuel, discursif et pragmatique, allant parfois jusqu’à remettre en cause un contenu conceptuel (cf. les analyses textuelles et discursives présentées en section 3.2).
Nous reviendrons enfin sur les emplois de l’IMP qui ont également fait l’objet d’une abondante littérature (section 3.3).
3.1. Analyses sémantiques.
Le paradigme sémantique le plus répandu dans la littérature sur l’IMP est encore certainement le paradigme aspectuo-temporel qui s’inscrit dans une tradition grammaticale remontant à Beauzée (1767/1974). Selon ce paradigme, l’IMP possède comme sémantique de base une valeur temporelle passée et une valeur aspectuelle imperfective (voir section 1.3 pour une définition précise de ces termes). Toutefois, avec un net regain d’intérêt pour le temps verbal en général depuis les années 1980 et surtout 1990, on constate l’émergence (ou le renouvellement) de paradigmes alternatifs qui remettent en cause, d’une part, la valeur temporelle de l’IMP et, d’autre part, sa valeur aspectuelle.
3.1.1. Sur la valeur temporelle de l’IMP
3.1.1.1. Dans le paradigme aspectuo-temporel, l’IMP est une forme signifiant le temps passé : il sert à localiser une situation à partir d’un repère antérieur à la situation d’énonciation ; l’IMP renvoie ainsi la plupart du temps à un état de fait passé :
(9) Il était blond, il était beau / Il sentait bond le sable chaud (É. Piaf, Mon légionnaire)
Cette conception temporaliste, largement dominante jusqu’à la fin du XXème siècle, se trouve formulée dans des modélisations théoriques diverses : notamment les approches s’inspirant du modèle de Reichenbach (cf. section 1.2.1) et les approches dans le sillage de la psychomécanique de Guillaume (cf. section 1.2.2), mais aussi certaines approches anaphoriques (cf. section 1.2.5).
3.1.1.2. La thèse temporaliste se heurte néanmoins à un ensemble d’emplois où l’IMP ne semble pas vraiment exprimer le passé. Dans ces emplois dits « modaux » (voir section 3.3 pour un essai d’inventaire), l’IMP semble plutôt manifester un positionnement du locuteur vis-à-vis de l’état de fait décrit et/ou vis-à-vis de son interlocuteur, par exemple un jugement concernant la réalisation (incertaine ou irréelle) d’une situation (10) ou bien l’atténuation d’un acte de langage (11) :
(10) Si un jour tu partais sans retour, les fleurs perdraient leur parfum (É. Piaf, Si tu partais)
(11) Je voulais / venais vous demander d’intercéder en ma faveur. (Vetters 2001 : 182)
En raison de ces emplois, des auteurs avancent que l’IMP n’a pas une valeur fondamentale temporelle mais possède un sémantisme abstrait sous-déterminé qui subsume ses interprétations temporelles et modales. Dans cette hypothèse, ce sont des éléments du co(n)texte qui orienteraient l’interprétation dans un sens temporel ou modal.
La thèse d’une sous-spécification a trouvé une première formulation dans la théorie psychologique de Damourette et Pichon (1911-1936) avec la notion d’actualité toncale : l’IMP, en tant que tiroir inactuel et toncal pur, déplace la situation décrite dans une actualité autre que celle du hic et nunc du locuteur (cf. section 1.2.3) ; pour cette raison, l’IMP peut aussi bien renvoyer à une actualité passée (comme en (9)) qu’à une actualité irréelle ou potentielle (comme en (10)). Cette thèse a connu de nouvelles formulations à partir des années 1980 et 1990, notamment dans les courants de la grammaire cognitive et de la linguistique énonciative (cf. section 1.2.4) : dans ces deux types de théories, l’IMP permet d’envisager la situation à partir d’un point de vue épistémique ou d’un repère énonciatif secondaire, distinct de celui de l’énonciateur-locuteur.
Les tenants d’une conception temporaliste de l’IMP opposent à la thèse d’une valeur sous-spécifiée non-temporelle plusieurs objections (Berthonneau et Kleiber 1994 ; Gosselin 1999b ; Patard 2010a, 2011, 2014 ; De Mulder 2012), par exemple son degré d’abstraction qui la rendrait trop puissante et infalsifiable, ou le fait qu’elle n’explique pas a priori pourquoi l’interprétation passée prototypique apparaît obligatoirement dans un énoncé minimalement contextualisé (p. ex. Il neigeait, (Bres 2005a : 5)). Les travaux en linguistique contrastive et en typologie des langues soulèvent également des questions : pourquoi les temps du passé dans les langues naturelles ne peuvent-ils pas produire seuls une interprétation modale mais doivent-ils pour cela se combiner à des marqueurs modaux (comme le subordonnant si en français) ? Pourquoi les emplois modaux des temps du passé sont-ils « irréguliers et idiosyncrasiques » dans les langues, c’est-à-dire variables et non prévisibles, alors que les emplois temporels sont « pleinement réguliers et productifs » (James 1982 : 398) ?
3.1.1.3. Des partisans de la thèse temporaliste ont proposé une piste qui pourrait expliquer ces faits : les usages modaux de l’IMP ne seraient pas une simple élaboration ou spécification co(n)textuelle de son invariant sémantique, hypothèse soutenue par exemple par Guillaume, mais correspondraient plutôt à des extensions d’emploi où la modalité est dérivée par un mécanisme qui reste à préciser.
Une première hypothèse, qui n’est guère plus défendue aujourd’hui, postule une dérivation par transfert métaphorique (Fleischman 1989) : la distance temporelle avec le présent déictique serait exploitée métaphoriquement pour exprimer une distance modale vis-à-vis de la réalité du locuteur.
Une seconde hypothèse aujourd’hui assez répandue, et que l’on peut qualifier de pragmatique, fait du sens modal une interprétation inférée co(n)textuellement à partir du signifié (aspectuo-)temporel de l’IMP. Le sémantisme de l’IMP constitue alors un des ingrédients intervenant dans le calcul interprétatif permettant d’inférer la modalité. Des études suggèrent que le processus inférentiel à l’origine des interprétations modales repose, non seulement sur le sens temporel passé, mais également sur le sens aspectuel imperfectif ; par ailleurs, les inférences modales seraient conventionnalisées au sein de constructions, qui feraient ainsi partie de la compétence des locuteurs (Detges 2010 ; Caudal 2011 ; Patard 2014a, ms ; Patard et De Mulder 2014).
Par ailleurs, des études, souvent les mêmes, montrent que l’IMP a une portée sémantique extra-prédicative dans certains emplois modaux, notamment les emplois à valeur d’incertitude comme l’emploi hypothétique:
(12) Si Pierre était riche, il achèterait une voiture. (Gosselin 1999 : 38)
Dans ces emplois, l’IMP ne sert pas à décrire la situation dénotée par le prédicat mais réfère à l’évaluation modale de la proposition ou à son énonciation, dont il offre une représentation aspectuo-temporelle. La portée extra-prédicative apparaît dans des énoncés manipulés comme (12’) où l’IMP ne s’applique pas au prédicat (être riche) mais à une expression extra-prédicative (c’est vrai que) :
(12’) Si C’était VRAI QUE Pierre est riche, il achèterait une voiture. (ibid.)
L’interprétation extra-prédicative survient également dans des usages a priori non modaux. Il s’agit d’énoncés où l’IMP semble fonctionner comme un marqueur évidentiel, en situant dans le passé la source des informations communiquées par le locuteur :
(13) (a) Ton avion partait à 16h40 ? (Bres 2005b : 25)
(b) [Edmond vient d'être arrêté par des marins sur un bateau. Ils le présentent à leur capitaine.]
Le capitaine à Edmond : Qui donc es-tu ?
Edmond : Soldat ! Et demain je partais pour rejoindre l'armée où le devoir m'appelle.
(E. Scribe, Le Serment ; Patard 2012 : 87)
En (13), on peut analyser l’IMP comme renvoyant à une énonciation passée correspondant à un dire ou une pensée antérieur(e), d’où les paraphrases possibles :
(13’) (a) Tu M'AS DIT QUE ton avion partait à 16h40 ?
(b) Et JE PRÉVOYAIS de partir demain rejoindre l'armée où le devoir m'appelle
La portée externe au prédicat est en outre à l’origine du phénomène que Iatridou (2000) appelle « fake tense » et « fake aspect » (voir aussi Squartini 1995, 2001) : le morphème de l’IMP serait « inhibé » ou « neutralisé » dans un emploi comme l’emploi hypothétique, autrement dit l’IMP ne donne pas obligatoirement une représentation passée et imperfective de la situation (Caudal et al. 2003, Caudal 2011 ; Patard 2011, 2014a, ms ; Patard et De Mulder 2014). C’est ce qu’illustre l’énoncé (14) où le prédicat à l’IMP gagnait réfère à une situation future (« demain ») envisagée perfectivement : la réalisation du gain doit être accomplie pour permettre l’achat décrit dans l’apodose :
(14) Si Pierre gagnait au loto DEMAIN, il achèterait une voiture.
Ce type de phénomène tient au fait que la valeur passée et imperfective de l’IMP ne porte pas sémantiquement sur le prédicat, mais sur un élément de niveau supérieur (évaluation modale ou énonciation), matérialisable entre autres par l’expression c’est vrai que. La représentation passée et imperfective de cette entité supérieure peut être analysée comme l’absence de prise en charge de la proposition par le locuteur dans le présent (le locuteur se défausse sur une source passée), celle-ci serait ainsi à l’origine de l’implicature modale d’incertitude : en ne prenant pas en charge la proposition, le locuteur jette un doute sur la réalisation de la situation (Caudal 2011, Patard 2014a, ms).
3.1.2. Sur la valeur aspectuelle de l’IMP
3.1.2.1. Dans le paradigme aspectuo-temporel classique, l’IMP est porteur d’une valeur aspectuelle grammaticale qui l’oppose au PS ; grâce à celle-ci, il offre une certaine perspective sur le temps interne de la situation dénotée. La nature précise de cet aspect grammatical « imperfectif » (par opposition à l’aspect « perfectif » du PS) peut varier selon les modèles théoriques et selon les travaux : sécance (notamment en psychomécanique du langage), durativité, point de vue interne/subjectif (par exemple en linguistique cognitive), incomplétude, représentation partielle etc. (voir section 1.3.2). Cette valeur aspectuelle semble attestée par le comportement de l’IMP à l’égard de certains tests linguistiques . Ainsi, l’IMP est généralement peu compatible en contexte semelfactif avec les circonstants délimitatifs, p. ex. des circonstants explicitant la durée globale de la situation dénotée (en 50 minutes) ou bien la/les borne(s) initiale et/ou finale de la situation (du matin au soir) :
(14) (a) Le 5 juin 1989, Jules ??rentrait chez lui
en 50 minutes. (Vetters 1996 : 115)
(b) Le 5 juin 1989, Jules ??étudiait chez lui
du matin au soir. (Vetters 1996 : 115)
Dans le même type de contexte, le PS apparaît beaucoup plus naturel :
(14’) (a) Le 5 juin 1989, Jules rentra chez lui en 50 minutes.
(b) Le 5 juin 1989, Jules étudia chez lui du matin au soir.
Cette différence d’acceptabilité procède de l’incapacité de l’IMP à référer à la durée globale de la situation ou à ses limites, contrairement au PS qui est en « harmonie » avec les circonstants délimitatifs. Néanmoins, des énoncés tels que (14) peuvent être acceptables dans une lecture narrative de l’IMP lorsque son emploi vise justement à produire un effet stylistique dissonant (Caudal et Vetters 2003 ; Bres 2005a).
Lorsque le contexte n’impose pas de lecture semelfactive, la combinaison de l’IMP avec des circonstants délimitatifs produit systématiquement une interprétation habituelle. L’IMP renvoie alors à une série non-délimitée de situations répétées :
(14’’) (a) Jules rentrait chez lui en 50 minutes. (= avait l’habitude de rentrer)
(b) Jules étudiait chez lui du matin au soir. (= avait l’habitude d’étudier)
Cette interprétation peut être analysée comme le produit d’une réinterprétation contextuelle de la portée de l’IMP permettant de résoudre le conflit entre l’aspect non borné de l’IMP et les bornes imposées par le circonstant délimitatif (voir Gosselin (1996 : chap. 5) pour une théorisation des conflits linguistiques et de leur résolution).
La valeur imperfective non bornée de l’IMP semble également confirmée par sa préférence tendanciellement forte de se combiner avec des prédicats atéliques décrivant des situations dépourvues de fin naturelle. Dans le large corpus multi-genre étudié dans Patard (2007a : 298-299), les emplois avec des prédicats atéliques représentent environ trois quart des emplois, parmi lesquels on compte approximativement deux tiers de prédicats statifs (15a) et un tiers de prédicats de type activité (15b) :
(15) (a) Le cyclone Frances à 8 heures heure française était à peu près à 500 kilomètres à l’est-sud-est de la Floride (journal radiophonique)
(b) À midi, des enfants jouaient dans la cour. Il entendait leurs cris à travers un demi-sommeil. (Modiano, Une jeunesse)
On peut qualifier ces emplois d’« harmoniques » (Bybee et al. 1994) dans la mesure où la représentation partielle donnée par l’IMP, sans prise en compte des limites de la situation, s’accorde sémantiquement avec la nature non bornée des états et des activités. Par opposition, l’IMP ne s’emploie en proportion que peu avec des prédicats téliques dénotant des situations pourvues d’une fin naturelle, c’est-à-dire des accomplissements et des achèvements. Toutefois, lorsque le cas se présente, c’est que d’autres éléments du cotexte demandent par ailleurs l’emploi d’une forme imperfective, par exemple l’inclusion d’un événement « incident » qui vient interrompre dans son cours la situation dénotée par l’IMP (16a) ou bien encore l’expression d’une série non délimitée d’événements (16b) : ces éléments permettent de transformer un événement borné en une série d’événements non bornée (Molendijk 2001 ; Patard 2007a : 300-305) :
(16) (a) six soldats israéliens qui effectuaient une incursion sont morts après l’explosion de leur blindé attaqué à l’explosif (Journal télévisé)
(b) Ce garçon de vingt ans a avoué quatre hold-up, commis à Perpignan et à Montpellier selon une technique similaire. Il se procurait d’abord une moto, en épluchant les petites annonces passées par des particuliers. Il demandait au vendeur d’essayer l’engin, en laissant des papiers d’identité en gage. Seul problème : les papiers étaient faux, le garçon disparaissait avec la moto et attaquait des bureaux de poste. (Presse écrite)
Ce comportement de l’IMP à l’égard des circonstants délimitatifs et des classes actionnelles de prédicats peut être considéré comme typique d’une forme imperfective.
3.1.2.2. Une autre approche aspectualiste de l’IMP s’appuie sur une conception unidimensionnelle de l’aspect : selon cette seconde approche (Verkuyl 1972, Langacker 1987, Moens et Steedman 1988), il n’existe fondamentalement pas de différence entre aspect grammatical et actionnalité (ou Aktionsart), mais ces aspectualités concernent toutes deux des classes ontologiques de situations. Dans cette perspective, l’IMP et le PS ne donnent pas un point de vue imperfectif ou perfectif sur la situation, mais sélectionnent des classes particulières de situations (de Swart, 1995, 1998, 2000, 2011 ; Michaelis 2004 et Molendijk et al. 2004). Ainsi, pour de Swart, l’IMP et le PS sont des opérateurs temporels du passé « sensibles à la nature aspectuelle de la description sur laquelle ils opèrent » (de Swart 1995 : 106). Selon cette hypothèse et dans le sillage l’analyse de Kamp et Rohrer (1983), l’IMP opère sur des états (s) et le PS sur des événements (e) (accomplissements ou achèvements), d’où la sémantique de ces deux temps :
(17) (a) PS : λP. ∃e [P(e) & e < n]
(b) IMP : λP. ∃s [P(s) & s < n]
(P note une description de situation ou prédicat, et n le moment de la parole. On peut ainsi lire informellement que, pour un prédicat P au PS, il existe un événement e qui précède le moment de la parole et que, pour un prédicat P à l’IMP, il existe un état s qui précède le moment de la parole).
Cette définition permet de rendre compte du fait que l’IMP s’applique effectivement en majorité à des prédicats dénotant des états.
Pour traiter des cas, a priori conflictuels, où l’IMP s’allie à des prédicats non statifs, de Swart postule que l’IMP déclenche une réinterprétation contextuelle ou coercion qui transforme la description sur laquelle il opère : l’IMP va ainsi présenter une situation non-stative comme un état, entraînant de ce fait une lecture cursive ou habituelle. Ainsi, pour de Swart, les prédicats à l’IMP des énoncés suivants renvoient à des états, ce qui peut paraître contre-intuitif (voir également les exemples (16) supra):
(18) (a) Quand Marie rentra,Pierre faisait la vaisselle.
(b) À 8 heures, Anne sortait lorsque le téléphone sonna.
(c) À cette époque-là, je faisais mes courses chez l’épicier du coin.
(d) Paul se couchait tard. (de Swart 1995 : 108)
Le même phénomène de coercion s’observe, selon de Swart, avec des circonstants délimitatifs ; en effet, comme nous l’avons remarqué précédemment (14’’), ce type de contexte produit une interprétation habituelle :
(19) (a) Anne jouait du piano pendant deux heures.
(b) Anne écrivait une lettre en une demi-heure. (de Swart 1995 : 110)
Une analyse similaire est proposée par Michaelis (2004), mais cette fois dans le cadre d’une grammaire des constructions.
De Swart (de Swart 1998, 2000, 2011 ; Molendijk et al. 2004) apporte une modification au modèle en étendant l’application de l’IMP aux situations de type activités ; cela lui permet de prendre en compte les cas, assez nombreux, où l’IMP sert à décrire des activités sans entraîner de coercion, c’est-à-dire sans transformer l’activité en état :
(20) hier soir / les producteurs de choux-fleurs bloquaient la voie ferrée Rennes-Brest (Journal télévisé)
En effet, ces contextes sont généralement compatibles avec la construction progressive être en train de qui n’admet pas les situations de type état :
(20’) hier soir / les producteurs de choux-fleurs étaient EN TRAIN DE bloquer la voie ferrée Rennes-Brest
À première vue, l’approche de de Swart, fondée sur une conception unidimensionnelle de l’aspect, semble pouvoir rendre compte du fonctionnement aspectuel de l’IMP tout en faisant l’économie de la notion d’imperfectivité.
Néanmoins, cette analyse se heurte au cas possible où l’IMP est combiné à un prédicat télique sans déclencher de coercion, c’est-à-dire de réinterprétation habituelle (contrairement aux exemples (19)), alors que le modèle de de Swart prédit justement l’impossibilité d’avoir l’IMP avec un prédicat dénotant un événement (accomplissement ou achèvement) sans coercion. Pourtant, ce cas de figure se rencontre fréquemment dans l’emploi narratif (voir section 2.1. et section 3.3) :
(21) Elle a fini par fuguer à Kaboul, où elle a été recueillie par une femme généreuse. Quelques mois plus tard, elle épousait un jeune cousin de sa bienfaitrice dont elle était tombée amoureuse. (Magazine féminin)
En (21), l’IMP s’applique à une situation de type achèvement dénotée par le prédicat épouser un jeune cousin qui impose une lecture semelfactive. Or, si l’IMP n’opérait que sur des états ou des activités, son emploi dans cette phrase devrait être inacceptable car la situation dénotée reste un achèvement et l’IMP ne peut s’appliquer à des achèvements. Ce type d’exemple semble donc remettre en cause les prédictions découlant d’une approche unidimensionnelle de l’aspect. Au contraire, une approche bidimensionnelle de l’aspect ne prédit pas une contradiction insoluble, mais seulement une disharmonie entre l’imperfectivité de l’IMP et la nature bornée de la situation ; cette disharmonie, qui n’est pas résolue par réinterprétation contextuelle mais au contraire visée par l’intention stylistique du locuteur, produit l’effet dissonant souvent constaté dans ce type de contexte.
On peut par ailleurs voir dans ce qu’on appelle le « paradoxe imperfectif » (ou imperfective paradox, Dowty 1979), un autre indice que ce tiroir n’opère pas seulement sur une classe particulière de situations, mais offre véritablement un point de vue imperfectif sur la situation dénotée. Le paradoxe imperfectif réfère originellement aux propriétés implicatives de la forme progressive anglaise mais l’IMP présente aussi ces propriétés : avec un prédicat atélique, l’IMP implique la réalisation de la situation (22a), d’où son possible remplacement par un PC (22b) ; par opposition, avec un prédicat télique (23a) l’IMP ne peut impliquer la réalisation de la situation et ne peut donc pas être remplacé par un PC (23b). Précisons que ce phénomène s’observe dans des énoncés isolés et correspond à une lecture par défaut.
(22) (a) Luc était amoureux. ⇒ Luc a été amoureux.
(b) Luc regardait la télé. ⇒ Luc a regardé la télé.
(23) (a) Luc construisait une maison. ⇏ Luc a construit une maison.
(b) Luc réglait l’addition. ⇏ Luc a réglé l’addition.
Dans une approche unidimensionnelle de l’aspect, les énoncés tels que (23a) semblent poser problème : si la situation est réinterprétée comme état ou activité par l’usage de l’IMP, l’implication de la réalisation de la situation devrait être déclenchée et donner la même interprétation qu’en (22) avec des états et des activités. Or, ce n’est pas le cas : la non-réalisation de la situation est maintenue en (23), signe que les prédicats n’ont pas subi de coercion et sont restés téliques.
En revanche, dans une approche bidimensionnelle de l’aspect, la notion d’imperfectivité prise comme point de vue intérieur et partiel sur la situation permet d’expliquer le « paradoxe » illustré en (22) et (23) (Smith 1991, Klein 1994, Gosselin 1998, Caudal et Roussarie 2005a ou encore Kazanina et Phillips 2007). Dans cette perspective, l’IMP renvoie à une portion interne de la situation et ignore ses bornes. Or, comme le souligne Garey (1957 : 106), les situations téliques telles que dénotées en (23) ne sont réalisées que si leur fin naturelle est atteinte ; cela signifie qu’on ne peut pas dire de la situation qu’elle s’est réalisée. Autrement dit, l’IMP ne peut pas impliquer que la situation a été le cas parce que son imperfectivité ne lui permet pas d’asserter que la situation s’est déroulée jusqu’à son terme.
3.2. Analyses textuelles et discursives
Une abondante littérature est aussi consacrée à la contribution linguistique de l’IMP au-delà de la phrase, dans la structuration des textes (ensembles cohérents d’énoncés) et des discours (textes mis en relation avec leur condition de production). La question qui semble traverser l’ensemble de ces approches est de savoir si les fonctions textuelles/discursives de l’IMP peuvent se substituer ou non à sa valeur sémantique aspectuo-temporelle.
3.2.1. IMP et textualité
Certains travaux font dépendre le signifié temporel des temps verbaux, et notamment de l’IMP, du type de textualité dans lequel ils apparaissent (Benveniste 1966, Weinrich 1973). Ces textualités sont définies en fonction de l’attitude énonciative du locuteur et des marques temporelles (tiroirs verbaux, circonstants) qui en rendent compte (voir Confais 1995/2002, Vetters 1996, 1998 ou encore Barbazan 2006 pour une discussion de ce type d’approche).
3.2.1.1. Pour Benveniste (1966 : 238), les temps verbaux appartiennent à deux systèmes distincts et complémentaires reflétant deux plans de l’énonciation : l’histoire et le discours. Le locuteur y signale par des marques linguistiques (temps verbaux et marques de personne notamment) s’il se distancie ou non de l’acte d’énonciation :
(i) l’histoire ou récit historique se caractérise par « la présentation [de] faits survenus à un certains moments du temps, sans aucune intervention du locuteur dans le récit » ; ce plan se construit essentiellement sur l’opposition IMP/PS, où l’IMP décrit le décor, l’arrière-plan, et le PS le premier plan.
(ii) le discours, au contraire, « suppos[e] un locuteur et un auditeur et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » ; tous les temps sont possibles à l’exception de « l’aoriste », c’est-à-dire du PS.
Comme le souligne De Both-Diez (1985), l’approche de Benveniste, loin d’être incompatible avec une conception aspectuo-temporelle du temps verbal, s’articule parfaitement avec elle : en effet, les oppositions aspectuelles permettent d’expliquer en partie les plans de l’énonciation décrits par Benveniste et notamment l’opposition IMP/PS qui fonde le récit. Ainsi, l’imperfectivité de l’IMP le voue à décrire des situations « non-transitionnelles », c’est-à-dire des états, qui constituent la toile de fond du récit ; et, quand les situations sont « transitionnelles », c’est-à-dire dynamiques, l’IMP « neutralise » leur aspect transitionnel en les présentant dans leur cours : les actions décrites ne font en conséquence pas avancer le récit :
(24) Maintenant, les nuits obtenaient une pureté extraordinaire, sidérale : le ciel était si noir qu'il paraissait sans atmosphère, comme les astres morts ; il rinçait les montagnes et multipliait les étoiles. (J. Carrière, L'épervier de Maheux ; De Both-Diez 1985 : 15)
Au contraire, le PS instaure grâce à sa perfectivité une vision dynamique des événements qui permet de faire progresser le récit.
3.2.1.2. Weinrich (1973) s’inspire, dans son modèle, de l’approche énonciative et textuelle de Benveniste mais en la radicalisant. Contrairement à Benveniste, les temps verbaux n’expriment pour lui ni le temps ni l’aspect, mais signalent deux « attitudes de locution », c’est-à-dire deux types de relation locuteur-auditeur demandant un certain degré d’attention ou de « tension » de la part de l’auditeur : (i) le récit (ou monde raconté) ne requiert qu’une attention relâchée de l’auditeur alors que le commentaire (ou monde commenté) l’invite à maintenir une attention soutenue.
Dans son modèle, l’IMP appartient à l’ensemble des temps narratifs ; de ce fait, il n’exprime pas le temps mais « signale qu’il y a récit ». L’un des arguments avancés est le fait que les romans d’anticipation (tel que 1984 de George Orwell) sont écrits au passé et non au futur, alors que les faits narrés sont postérieurs à l’écriture. Selon Weinrich, ce serait le signe que les temps ne situent pas dans une époque donnée, mais indiquent si le texte est narratif ou commentatif.
Cependant, comme le remarque Vetters (1996 : 181), Weinrich oublie de faire la distinction entre l’auteur et le narrateur (Genette 1972). Les événements qui sont racontés dans les romans d’anticipation, tels que La planète des singes de Pierre Boulle qui se déroule dans un avenir lointain (à partir du 25ème siècle), sont postérieurs au moment de l’énonciation de l’auteur dans le monde réel, mais ils sont antérieurs à la position du narrateur qui raconte l’histoire dans le monde raconté. Vetters signale un argument qui va dans ce sens : les tiroirs du passé ne sont pas utilisés dans les romans prospectifs où les événements narrés se situent après l’énonciation du narrateur. Ce sont des formes futures qu’on emploie alors :
(25) [...] vous boirez lentement, les mains libres et l’esprit libre, un café latte mousseux, bien confortablement assis devant le spectacle, [...] lisant les quotidiens que vous viendrez d’acheter au moment même où le cycliste les aura livrés. (Butor ; Vetters 1996 : 181)
C’est donc par rapport au narrateur que les tiroirs narratifs comme l’IMP expriment le passé.
Weinrich remet également en cause l’opposition aspectuelle entre le PS (ou le PC) et l’IMP et lui substitue l’opposition de mise en relief entre arrière-plan et premier plan. Pour Weinrich, le PS (ou le PC) indique le premier plan : il souligne que les événements dénotés sont de première importance (Weinrich 1973 : 114). Par opposition, l’IMP marque l’arrière-plan, les événements dénotés donnent des informations considérées comme secondaires. La notion de mise en relief telle qu’elle est conçue par Weinrich a été vivement critiquée, notamment à cause de son caractère trop vague et inopérant (Molendijk 1990 : 6-11 ; Patard 2007a : 293-295). De plus, la distinction entre arrière-plan et premier-plan et l’opposition perfectif / imperfectif ne sont pas nécessairement incompatibles, comme le souligne De Both-Diez (1985) mentionnée précédemment.
3.2.2. IMP et anaphore
La question du fonctionnement anaphorique de l’IMP est certainement celle qui a le plus intrigué les linguistes depuis les années 1980. À l’origine des très nombreux travaux dédiés à cette question se trouve la transposition de la notion d’anaphore utilisée dans le domaine (pro)nominal au domaine verbal (voir notamment Mc Cawley 1971 et Partee 1973, 1984). Bien qu’utilisant des terminologies et des cadres théoriques fort différents, les approches anaphoriques ont comme dénominateur commun de considérer l’IMP comme un tiroir anaphorique, c’est à-dire un tiroir référentiellement non autonome qui nécessite un antécédent pour référer temporellement à la situation (voir Vet 1999, Kleiber 2003 pour des synthèses de ces approches). L’IMP se distingue ainsi d’autres tiroirs comme le PC ou le PS qui seraient plus aptes à repérer seul la situation décrite.
Une première question qui se pose dans cette perspective est de savoir si le fonctionnement anaphorique de l’IMP est un trait propre à cette forme, ou s’il découle de sa valeur aspectuelle. Dans le premier cas, l’IMP serait un marqueur intrinsèquement anaphorique, dans le second cas, son anaphoricité serait une propriété dérivée de son sémantisme qui n’apparaîtrait que dans certains contextes d’emploi. La seconde question débattue concerne la nature et la source de l’antécédent ainsi que le type de relation anaphorique : les réponses apportées sont nombreuses et souvent divergentes. Celles-ci sont résumées dans les paragraphes qui suivent.
3.2.2.1. L’approche textuelle de l’anaphore
Un premier type d’approche s’inscrit directement dans le sillage de l’analyse classique de la référence pronominale. Il se fonde essentiellement sur la présence ou non dans le texte d’un antécédent linguistique qui sert à interpréter le temps verbal. Si le temps s’appuie sur un antécédent linguistique, il est alors anaphorique. Sinon il est déictique. On note toutefois des désaccords sur la nature de la relation anaphorique.
a. Une première perspective dite « coréférentielle » (terme employé dans Kleiber 1993) est développée par Houweling (1986) : l’IMP est considéré comme anaphorique car il coréfère avec son antécédent linguistique (Houweling 1986 : 165). Comme le souligne Kleiber (1993 : 135), cette approche entraîne une conception équivoque de l’anaphore et de la deixis temporelle et mène en réalité à une double opposition : (i) celle textuelle entre les temps non autonomes nécessitant un antécédent linguistique et les temps référentiellement autonomes ; (ii) celle coréférentielle entre les temps qui réfèrent au même intervalle temporel que leur antécédent et les temps qui réfèrent à un intervalle temporel différent.
b. Dans une seconde perspective développée entre autres par Hinrichs (1986), il n’est plus question de coréférence. Seul le critère textuel est maintenu. Un temps est alors qualifié d’anaphorique lorsqu’il renvoie à un point de référence donné indépendamment par le cotexte. Si au contraire le temps situe l’événement directement par rapport au moment de l’énonciation, celui-ci a un fonctionnement déictique. On remarquera que, contrairement à Houweling, Hinrichs parle comme Partee d’emplois (déictiques ou anaphoriques) plutôt que de classes de temps. Dans ce modèle, l’IMP ne serait donc pas intrinsèquement anaphorique, mais aurait des usages anaphoriques (26) ou déictiques (27) :
(26) Pierre entra. Marie téléphonait. (Kleiber 1993 : 137)
(27) [Paul est parti à la mer faire de la planche à voile,
activité qui tombe à l’eau à cause de la pluie. Paul rentre plus tôt que prévu,
puis au locuteur de lui faire une réflexion]
Tiens, il pleuvait ! (Tasmowski-De Ryck 1985 : 69)
Ainsi, dans l’énoncé (26), la situation dénotée par téléphonait est simultanée à celle introduite par le PS entra, de ce fait l’IMP y est anaphorique. En (27), au contraire, l’IMP a un fonctionnement déictique car il ne s’appuie sur aucun élément cotextuel.
c. Dans une autre approche qui s’éloigne de l’analyse classique, l’idée d’anaphore textuelle est aussi exploitée pour rendre compte du rôle des temps verbaux dans la cohérence temporelle des textes. On retrouve cette idée théorisée dans le cadre de la DRT par Kamp et Rohrer (1983 : 252-254) (voir section 1.2.5). Pour eux, les temps verbaux donnent des instructions sur l’introduction (ou non) d’un nouveau point de référence dans le discours. Ainsi,
- la phrase au PS introduit un nouvel événement antérieur à t0 et suivant chronologiquement l’événement précédent, l’ancien point de référence est remplacé par un nouveau point de référence correspondant à l’événement nouvellement introduit ;
- la phrase à l’IMP introduit un nouvel état antérieur à t0 et incluant le dernier événement au passé simple, l’ancien point de référence est conservé.
Soit p. ex., avec [a ⊂ b] signifiant que a est inclus dans b :
(28) Quand Pierre entra, Marie téléphona.
[entra < téléphona]
(29) Quand Pierre entra, Marie téléphonait.
[entra ⊂ téléphonait]
En (28) le PS introduit pour Kamp et Rohrer un nouveau point de référence tandis qu’en (29), l’IMP maintient l’ancien point de référence. Le fonctionnement du PS et de l’IMP est schématisé dans la figure 6.
Figure 6. Passé simple,imparfait et ordre temporel
(d’après Kamp et Rohrer 1983 : 254-255)
En somme, l’IMP serait anaphorique car référentiellement non autonome : il s’attache au dernier point de référence donné dans le cotexte, contrairement au PS qui est apte à introduire seul un nouveau point de référence. Il s’ensuit que, textuellement, l’IMP fait stagner le temps tandis que le PS le fait progresser. Notons que, pour Kamp et Rohrer, les points de référence ne sont pas nécessairement établies par le cotexte, mais peuvent être éventuellement inférés du contexte.
d. Molendijk propose une approche similaire dans une série d’articles (Molendijk 1990, 1993, 1994, 1996, 2001, 2002) mais cherche plus explicitement à définir le signifié de l’IMP (et du PS) en termes de rapports temporels. Molendijk pose que l’IMP « présente le fait (moment) avec lequel il établit un rapport de simultanéité, comme un bloc temporel inanalysable » (1993 : 171-172) (c’est nous qui soulignons). Il insiste sur le fait que l’IMP n’exprime pas l’inclusion mais la simultanéité globale, et s’appuie, pour le montrer, sur des cas d’IMP qu’il qualifie de « perfectifs » comme en (30) :
(30) Hélène était la fille du roi de Pologne. (Molendijk 1990 : 18)
Selon Molendijk, la situation être la fille du roi de Pologne est valable pendant toute la période délimitée par le sujet : celle qui couvre la vie d’Hélène. Celui-ci serait donc bien globalement simultané avec un autre fait/moment.
Molendijk précise par ailleurs que les rapports temporels qui structurent un texte ne sont pas nécessairement établis entre des faits explicitement décrits, mais peuvent relier des entités présupposées ou impliquées comme dans l’exemple :
(31) Jean se mit en route dans sa nouvelle Mercedes. Il attrapa une contravention. Il roulait trop vite.
Ici, Molendijk explique que l’événement dénoté par l’IMP roulait, ne se rattache pas temporellement au procès précédent attrapa mais à un procès implicite il se déplacer dans un véhicule qui est à la fois une présupposition de rouler trop vite et une implication de se mettre en route. L’IMP signale alors un rapport de simultanéité globale entre l’événement décrit et l’événement présupposé/impliqué. Enfin, Molendijk (1996) ajoute un principe de cohérence textuelle qui conditionne l’interprétation d’un rapport temporel entre deux énoncés : selon ce principe, le rapport temporel doit se doubler d’un lien logique tel que : causalité/explication (Jean alla chez le médecin. Il était malade.), manière/précision (Un homme se promenait dans la rue. Il boîtait fortement) etc. En conséquence, la relation anaphorique entre l’IMP et son antécédent textuel n’est pas uniquement de nature temporelle, mais doit également être conceptuelle. On retrouvera cette idée approfondie chez Berthonneau et Kleiber (voir infra).
L’approche de Molendijk en termes de simultanéité globale s’oppose explicitement aux approches aspectuelles fondées sur la notion d’imperfectivité (voir section 3.2.1). En effet, comme nous venons de le voir, l’IMP renvoie pour lui de façon globale à une situation coïncidant temporellement avec une situation précédemment décrite ou implicitée, il serait donc tout autant perfectif que le PS. Nous renvoyons aux différentes analyses critiques de cette thèse (voir notamment Berthonneau et Kleiber 1993 ; Vetters 1993c, 1996 ; Vetters et De Mulder 2000 ; Salkie 2000 ; Bres 2005b, 2007 ; Patard 2007a). Notons seulement que les imparfaits « perfectifs » cités par Molendijk (ex. 30) ne le sont pas nécessairement (Vetters 1996 : 130-131, Patard 2007a : 91-92). Enfin la thèse de la simultanéité globale semble contredite par l’emploi difficile de l’IMP avec un adverbe temporel de « totalité » :
(32) *pendant toute l’année, Jean travaillait à la Poste. (Irandoust 1998 : 73)
Si l’IMP signifiait la simultanéité globale, l’exemple devrait être acceptable. Ce type d’énoncé semble plutôt aller dans le sens de l’hypothèse de Kamp et Rohrer d’une relation d’inclusion/recouvrement avec l’antécédent temporel.
3.2.2.2. L’approche mémorielle de l’anaphore
Au lieu de mettre l’accent sur le lieu de l’antécédent (dans le cotexte ou dans le contexte), des auteurs vont plutôt se focaliser sur l’existence ou non d’un antécédent, quelle que soit l’origine de cet antécédent. Dans cette optique, un temps sera considéré comme anaphorique s’il renvoie à un moment déjà saillant dans le cotexte ou la situation d’énonciation. C’est la voie « mémorielle » qu’ont choisie entre autres Tasmowski-De Ryck (Tasmowski-De Ryck 1985, Tasmowski-De Ryck et Vetters 1996) et Vet (1985b).
Pour Tasmowski-De Ryck, l’IMP notamment « de rupture » s’appuie toujours sur un point de référence connu, « à l’avant-plan de la conscience des locuteurs » (1985 : 69), que celui-ci soit donné par le cotexte (quinze jours plus tard dans l’exemple (33)) ou par la situation d’énonciation (le moment où Paul devait faire de la planche à voile pour l’exemple (34)) :
(33) Quinze jours plus tard, lady Burbury qui résidait en compagnie de son époux dans leur domaine de Burbury, s’éprenait d’un jeune pasteur des environs, venu déjeuner au château. (Aymé, Le passe-muraille)
(34) [Paul est parti à la mer faire de la planche à voile,
activité qui tombe à l’eau à cause de la pluie. Paul rentre plutôt que prévu,
puis au locuteur de lui faire une réflexion]
Tiens, il pleuvait !
Une analyse très similaire est donnée par Vet (1985b) dans le cadre de la DRT. Pour ce dernier, l’IMP est anaphorique car il donne à l’interlocuteur l’instruction de chercher un antécédent temporel dans la S(tructure de) R(eprésentation) D(iscursive) dont il dispose, c’est-à-dire parmi les informations obtenues à partir du cotexte et de la situation d’énonciation. Vet reprend ensuite l’idée d’une relation d’inclusion de Kamp et Rohrer : l’antécédent doit être inclus dans l’événement discursif à l’IMP.
Tasmowski-De Ryck et Vetters (1996) continuent l’approche anaphorique en termes de nouveau/connu en rapprochant le fonctionnement des temps verbaux de celui des déterminants dans les syntagmes nominaux (plutôt qu’avec celui des pronoms). Ils suggèrent, pour trois temps du français (le PS, l’IMP et le PC), les équivalences :
Passé simple = SN indéfini
Passé composé = SN démonstratif
Imparfait = SN défini
Tasmowski-De Ryck et Vetters comparent l’IMP à l’article défini car les deux morphèmes s’appuient sur un « cadre relationnel » différent du cadre énonciatif pour renvoyer au référent (objet ou événement) :
(35) J’ai quitté la maison en fermant la porte.
L’article défini la implique ainsi que le référent porte se rapporte au cadre relationnel avoir quitté la maison, et donc qu’il s’agit de l’unique porte d’entrée. De même, l’IMP associe la situation référée à un cadre relationnel passé qui peut être présent dans le cotexte ou le contexte, ou bien être inféré à partir d’eux comme en (36) où le cadre relationnel est impliqué par le cotexte précédent :
(36) Jean a allumé une cigarette. La fièvre donnait au tabac un goût de miel.
Ici, l’état de fait décrit dans la seconde phrase renvoie à la situation qui succède à l’événement dénoté dans la première phrase (allumer), c’est-à-dire au moment où Jean fume.
L’approche proposée par Tasmowki-De Ryck et Vetters a le mérite de prendre en compte une spécificité commune aux temps verbaux et aux déterminants : leur tâche référentielle « ancillaire » (Kleiber 1993 : 157-158), ils ne réfèrent pas eux-mêmes à des entités extralinguistiques (l’objet décrit par le nom, ou l’événement dénoté par le verbe), mais aident à localiser ces entités.
3.2.2.3. L’approche thématique
Avec des auteurs comme Ducrot puis, dans son sillage, Anscombre, on s’écarte sensiblement du modèle pronominal pour penser une caractérisation informationnelle de l’IMP fondée sur les notions de thème ou d’espace discursif. Leurs analyses (proches de la thèse de de Vogüé (1993, 1999a, 1999b) selon laquelle l’IMP relève de la prédication attributive) ne se présentent pas vraiment comme des approches de l’anaphore temporelle ; cependant on y retrouve l’idée d’une non-autonomie référentielle de l’IMP et le rejet d’une valeur aspectuelle imperfective de ce tiroir.
Pour Ducrot, l’IMP a pour caractéristique définitoire de présenter la situation dénotée comme « propriété » ou « caractéristique » du thème et de qualifier celui-ci « dans sa globalité » (Ducrot 1979 : 6). Le thème correspond alors à « la tranche de temps [dont] on parle ou à l’intérieur de laquelle on considère l’être dont on parle »et peut être implicite ou donné cotextuellement ; le propos est quant à lui constitué par « l’information donnée au sujet du thème », c’est-à-dire, pour un temps verbal, la situation qu’il permet de localiser. Soit l’exemple (37) :
(37) L’année dernière à Paris il faisait chaud.
L’IMP permet ainsi de présenter l’événement faire chaud comme un attribut général du thème l’année dernière.
Anscombre va poursuivre dans la même voie que Ducrot mais en remplaçant la notion de thème par celle, plus large, d’espace discursif : un espace discursif constitue, selon lui, le « cadre » dans lequel s’inscrit la situation décrite par l’énoncé (Anscombre 1992 : 45). L’IMP présente la situation évoquée « comme une propriété de l’espace discursif temporel », par opposition au PC qui présente la situation « comme un événement dont l’espace discursif [...] est le lieu ». Ainsi dans l’exemple :
(38) Max était courageux / a été courageux.
Le prédicat à l’IMP était courageux dénote une propriété de l’espace discursif temporel fourni par Max. À l’inverse, le prédicat au PC a été courageux renvoie à un événement qui est arrivé à Max. Pour Anscombre, cette définition rend compte du fait que l’IMP ne fait généralement pas progresser le temps entre deux énoncés car il décrit une propriété de l’espace discursif introduit par le prédicat précédent (contrairement au PC qui réfère véritablement à un événement) :
(39) Quand Victor Hugo mourait, en 1885, toute la France récitait / a récité ses poèmes.
Observons que l’approche thématique de l’anaphore implique nécessairement une relation de coréférence globale avec l’antécédent informationnel : comme l’IMP sert à qualifier des propriétés du thème (ou de l’espace discursif), la situation dénotée (qui décrit ces propriétés) doit nécessairement coïncider temporellement avec lui. Ce type d’approche rejoint ainsi l’analyse de Molendijk en termes de simultanéité globale (voir section 3.2.2.1) et se heurte donc aux mêmes difficultés pour expliquer la difficile combinaison de l’IMP avec des circonstants de totalité (voir aussi Berthonneau et Kleiber 1993 : 63).
3.2.2.4. L’approche méronomique de l’anaphore
Berthonneau et Kleiber ont developpé dans une série d’articles (Berthonneau et Kleiber 1993, 1994, 1996, 1997, 1998, 1999, 2003, 2006 ; Kleiber 2003, 2006) une hypothèse originale sur le fonctionnement anaphorique de l’IMP qu’ils substituent à son aspect imperfectif. Dans leur hypothèse, la conception « coréférentielle » classique de l’anaphore est toutefois insuffisante et doit être révisée. Par exemple :
(40) [On sonne à la porte. Jules va ouvrir. Quand il revient au salon, Marie lui demande]
Qu’est-ce qu’il *voulait / *disait ? (Berthonneau et Kleiber 1993 : 63)
Selon les auteurs, l’inacceptabilité de cet énoncé montre qu’il ne suffit pas d’un antécédent temporel accessible (ici le moment passé correspondant au coup de sonnette) pour autoriser l’usage de l’IMP (voulait/disait).
Leur critique à l’égard des approches coréférentielles amène Berthonneau et Kleiber à formuler des hypothèses alternatives sur l’anaphoricité de l’IMP : (i) l’antécédent n’est pas seulement une entité temporelle, mais plus largement une situation accessible, et (ii) la relation qui relie l’IMP à son antécédent n’est pas purement temporelle, mais associative et méronomique, autrement dit cette relation est motivée par un lien conceptuel du type partie/tout. En somme, la situation dénotée à l’IMP est un « ingrédient » d’une autre situation jouant le rôle d’antécédent. Soit l’exemple souvent repris :
(41) Jean se mit en route dans sa nouvelle Mercedes. Il attrapa une contravention. Il roulait trop vite.
Berthonneau et Kleiber expliquent ici que la situation décrite par roulait trop vite constitue une partie de la situation passée décrite précédemment attrapa une contravention. Si l’on remplace maintenant trop vite par avec plaisir, il n’y a plus de lien logique ou conceptuel entre les deux situations, d’où l’étrangeté de l’énoncé :
(42) Jean se mit en route dans sa nouvelle Mercedes. Il attrapa une contravention. Il ?roulait avec plaisir.
Le lien méronomique de type partie/tout s’avère très utile pour expliquer certains énoncés résistant aux analyses classiques et permet de rendre compte économiquement de nombreux emplois de l’IMP. Néanmoins, les tenants des autres approches anaphoriques n’ont pas manqué de souligner que ce lien était, suivant les cas, trop ou trop peu contraignant (Molendijk 1996 ; Tasmowski-De Ryck et De Mulder 1998). Ainsi, de l’aveu même de Berthonneau et Kleiber (1993 : 70), il est parfois bien difficile de récupérer une relation anaphorique qui ne suppose pas plus qu’une coïncidence spatio-temporelle :
(43) Paul entra. Marie faisait la vaisselle.
Ce fait est confirmé la possibilité d’utiliser l’IMP avec un circonstant temporel qui ne peut donc pas instaurer de lien partie/tout, mais seulement une coïncidence temporelle (De Mulder et Vetters 1999 : 43) :
(44) En 1953, Edmund Hillary escaladait l’Everest.
Or, la seule prise en compte d’un cadre (spatio-)temporel revient, d’une certaine façon, à réinstaurer le critère de coréférence temporelle.
Par ailleurs, comme l’observe Molendijk (1996 : 118), le lien partie/tout ne suffit pas pour permettre l’emploi de l’imparfait. Ainsi, dans l’énoncé (45), il existe un lien de cause à effet entre la situation dénotée par l’imparfait (brûlait un feu rouge) et son antécédent (attrapa une contravention), pourtant l’IMP est impropre :
(45) Jean se mit en route dans sa nouvelle Mercedes. Il attrapa une contravention. *Il brûlait un feu rouge.
Pour Berthonneau et Kleiber, la raison de l’impropriété de l’IMP est de nature aspectuelle (1998 : 54-57). Selon eux, le problème vient de ce que brûler un feu rouge est un prédicat télique qui nécessite l’atteinte d’une culmination pour être vrai : un feu rouge n’est pas brûlé tant qu’on ne l’a pas franchi. En conséquence, dans le scénario d’une verbalisation, le feu doit être brûlé (la culmination doit être atteinte) pour qu’il y ait contravention ; mais, avec l’IMP, la culmination n’est pas atteinte, la relation causale entre les deux situations n’est donc pas satisfaite, d’où l’emploi impossible de l’IMP.
Paradoxalement, cette explication sous-entend que l’incompatibilité de l’imparfait est due ... à son aspect imperfectif : l’IMP donne à voir un procès télique dans son cours (brûlait un feu rouge), alors que sur le plan de la cohérence textuelle, celui-ci doit être représenté comme achevé (a brûlé un feu rouge). Avec cette explication, on s’éloigne donc de l’hypothèse anaphorique méronomique pour revenir vers une conception aspectuelle de l’IMP.
3.3. Emplois de l’IMP.
Plusieurs typologies des emplois de l’IMP ont été proposées dans la littérature (Caudal et al. 2003, Wilmet 2003, De Mulder 2004, de Saussure et Sthioul 2005, Barcelo et Bres 2006 ou encore Patard 2007a, 2014a). Celles-ci se fondent souvent sur des critères hétéroclites : effets de sens, élément co(n)textuels, phénomènes inférentiels etc. La typologie présentée ci-dessous s’appuie sur l’intention communicative du locuteur : chaque emploi correspond à une visée expressive particulière qui peut être mise en lumière à l’aide de tests de substitution. Soit l’exemple :
(46) (a) Il était mince, il était blond, il sentait
bon le sable chaud, mon légionnaire (E. Piaf, Mon légionnaire)
(b) Il est mince, il est blond, il sent bon le sable chaud, mon légionnaire.
L’usage du présent à la place de l’IMP entraîne un changement d’époque : la situation passée devient actuelle. La substitution montre que, dans cet énoncé, l’usage de l’IMP vise à situer un état de fait dans le passé. De même dans l’exemple suivant :
(47) (a) Une seconde de plus [le taureau] l’éventrait. (G. Flaubert, Un cœur simple)
(b) Une seconde de plus [le taureau] l’éventra.
En remplaçant l’IMP (47a) par un PS (47b), l’interprétation contrefactuelle {non p} – la non-réalisation de l’acte dénoté par le prédicat – disparaît au profit d’une interprétation factuelle – l’acte d’éventrer a eu lieu. Ce fait permet de mettre en valeur l’intention expressive contrefactuelle motivant l’emploi de l’IMP.
À partir de ce type de tests, on peut proposer le classement suivant des emplois de l’IMP :
Tableau.Classement des emplois de l’IMP
4. Données.
Les travaux sur l’IMP reposent essentiellement sur deux types de données. D’une part, les analyses se fondent souvent sur des énoncés forgés et ont recours à des tests linguistiques fondés sur des jugements de grammaticalité ou d’acceptabilité. Ces données, bien que très utiles pour mettre en valeur certaines contraintes linguistiques ou certains effets de sens, présentent des inconvénients bien connus : jugements introspectifs incertains ou conflictuels, mise à l’écart des usages non-normatifs etc.
D’autre part, les linguistes s’appuient également sur l’observation d’énoncés authentiques, qui sont recueillis de façon non-systématique (saisis « sur le vif ») ou systématique (dans un corpus délimité). Il existe aujourd’hui plusieurs ouvrages et monographies présentant quantité d’énoncés naturels qui permettent de couvrir de très nombreux aspects de l’usage de l’IMP (Damourette et Pichon 1911-1936, Bres, 2005a, Barceló et Bres 2006, Patard, 2007a).
Néanmoins, il n’existe pas suffisamment de données quantitatives et les quelques-unes dont on dispose (Engel 1990, Tyvaert 2000, Bres, 2005a, Rebotier 2005, Patard 2007a, Abdel Nour 20011) ne sont pas vraiment comparables car les statistiques sont obtenues à partir de corpus très différents (notamment du point de vue des genres textuels). La recherche en diachronie reste aussi très limitée (voir section 2). Quant aux données variationnistes et expérimentales, elles sont malheureusement inexistantes.
5. Bilan.
5.1. Notions importantes pour le domaine étudié
Parmi les concepts clés utilisés dans les analyses de l’IMP apparaissent ceux de temps, d’aspect, de modalité, d’anaphore, qui sont à la fois employés pour définir son invariant sémantique (cf. section 3.1.), son statut ou ses usages textuels et discursifs (cf. section 3.2.) et ses emplois en co(n)texte (cf. section 4.2). Néanmoins, comme la discussion l’a mis en évidence, aucun de ses concepts ne fait consensus et les débats autour d’eux sont encore vifs. Au-delà des dissensions terminologiques et définitionnelles (cf. sections 1.3 et 3.2.2.), la controverse se cristallise principalement autour de deux oppositions :
- temps versus modalité : l’IMP localise-t-il dans le passé et/ou indique-t-il une distance (épistémique) vis-à-vis de l’actualité du locuteur ?
- aspect versus anaphore : l’IMP réfère-t-il de façon imperfective à la situation et/ou de façon non-autonome ?
À défaut de consensus, les linguistes semblent toutefois s’accorder sur la nécessité pour un modèle explicatif :
- de rendre compte de la polyfonctionnalité de l’IMP (articulation de la ou des valeurs en langue avec les interprétations en co(n)texte) ;
- de reconnaître les différents niveaux de son fonctionnement linguistique et de leurs intrications (sémantique, syntaxique, textuel, discursif et pragmatique).
5.2. Études à faire
L’analyse des données classiques (voir leur présentation en section 4) ne permet plus, semble-t-il, de faire bouger les lignes qui structurent le débat. Il est grand temps d’enrichir les discussions de nouvelles données : diachroniques et quantitatives (les données disponibles restent très limitées), mais aussi variationnelles et expérimentales (quasiment inexistantes à l’heure actuelle).
Note 1:
Une autre approche dite « cognitive » de l’IMP est développée par Gosselin (1996, 2005) dans le cadre d’un modèle calculatoire d’inspiration reichenbachienne. Son approche est « cognitive » dans la mesure où elle se fonde sur le concept de métaphore (notamment les métaphores spatiales du temps), central en linguistique cognitive (Lakoff et Johnson 1985). Pour Gosselin, les représentations associées au temps verbal mettent en œuvre la métaphore de la « monstration/perception » du temps : les tiroirs verbaux permettent d’ouvrir une « fenêtre » à travers laquelle la situation dénotée est « montrée/perçue » par le sujet de l’énonciation. Dans ce modèle cognitif, le moment de référence de Reichenbach est réinterprété comme l’intervalle temporel à partir duquel s’effectue la monstration/perception de la situation. Dans le cas de l’IMP, l’intervalle de référence est antérieur à l’énonciation (sens passé) et est inclus dans « l’intervalle du procès » (sens « inaccompli »).
Note 2:
La notion de point de vue illocutionnaire fait explicitement référence à celle de point de vue chez Smith (1991) et présente des similarités dans sa dimension aspectuelle avec la métaphore de la monstration chez Gosselin (1996). La notion d’acte de langage est ici élargie aux relations de discours considérées comme des actes de langage relationnels entre deux énoncés, suivant le traitement offert en SDRT (Asher et Lascarides 2001).
Note 3:
La question de la nécessité d’une troisième coordonnée temporelle rejoint la discussion sur l’opposition temps absolus / temps relatifs (Yvon 1951, Chung et Timberlake 1985, Comrie 1985) : les temps absolus impliquent une relation directe entre la situation et le moment de l’énonciation, tandis que les temps relatifs dénotent une relation indirecte médiée par un ou plusieurs repères temporels supplémentaires. Pour des synthèses, voir Vetters 1996 ou Patard 2007a : 69-76.
Note 4:
Voir cependant Verkuyl 1989, Fuchs et al. 1991, de Swart 1995 et Gosselin 1996 (chap. 2 et 5) pour les précautions à prendre dans l’usage des tests linguistiques, notamment concernant les glissements de sens pouvant être causés par certaines configurations linguistiques.
Note 5:
- L’intention communicative motivant l’usage de l’imparfait ne coïncide pas nécessairement avec l’interprétation finale de l’énoncé : en effet, celle-ci s’enrichit souvent de nuances provenant du co(n)texte donnant lieu à des effets de sens spécifiques, d’où les exemples d’effets de sens donnés dans le tableau. Ces effets de sens ne constituent pas un inventaire exhaustif. Certains d’entre eux (effet de rupture, irréel du présent, souhait, imminence contrecarrée, atténuation, effet forain, effet hypocoristique) sont habituellement recensés comme types d’emploi à part entière dans les typologies existantes.
- Ex. (50) : il s’agit du schéma d’incidence décrit par Pollack (1976) qui consiste en l’interruption d’une situation dénotée à l’aide d’un IMP par une autre situation.
- Ex. (52) : tel que décrit par exemple dans Tasmowski-De Ryck 1985 ou dans Berthonneau et Kleiber 1999.