LA RECTION

Alain Berrendonner
José Deulofeu
(08-2020)

Pour citer cette notice:
Berrendonner (A.) & Deulofeu (J.), 2020, "La Rection", in Encyclopédie grammaticale du français,
en ligne: encyclogram.fr
DOI: https://nakala.fr/10.34847/nkl.1c60wy11

 


1. Histoire de la notion.



1.1. Origine.

La notion de rection a été mise en usage par des grammairiens du 12e siècle (P. Hélie, A. de Villedieu) pour décrire les rapports verbe-arguments en latin. Dès l’origine, cette notion allie deux aspects, l’un sémantique, l’autre formel [Chevalier 1968 : 55 ; Auroux 1992 : 164 sq. ; Bouard 2007 : 81] :
- Au plan sémantique, un verbe signifie une action mais pas les êtres qu’elle concerne, et il appelle donc des arguments (sujet, objet) nécessaires pour en compléter le sens ;
- Au plan formel, les noms d’arguments dépendent du verbe parce qu’ils portent une marque de cas imposée par celui-ci.


1.2. En grammaire française.

1.2.1. Cette conception de la rection, avec ses deux aspects, se retrouve ne varietur chez les grammairiens du français jusqu’au 18e siècle :

Un verbe doit être suivi d’autant de noms déterminants, qu’il y a de sortes d’émotions que le verbe excite nécessairement dans l’esprit. J’ai donné, quoi ? et à qui ? [Du Marsais, Principes de grammaire]

Ce sont les mots indéterminés [= les verbes, ndlr] qui, dans le langage des Grammairiens, gouvernent ou régissent les noms déterminans. […] C’est une métaphore prise d’un usage très-ordinaire de la vie civile. Un grand gouverne ses domestiques, & les domestiques attachés à son service lui sont subordonnés ; il leur fait porter sa livrée, le public la reconnoît & décide au coup d’œil, que tel homme appartient à tel maître. Les cas que prennent les noms déterminatifs sont de même une sorte de livrée ; c’est par là que l’on juge que ces noms sont, pour ainsi dire, attachés au service des mots qu’ils déterminent. [Encyclopédie, art. Gouvernement]

(En français, ce sont des prépositions qui différencient formellement les divers régimes, et on les tient donc pour des marques de cas, équivalant aux désinences casuelles du latin ).

1.2.2. Tout change au milieu du 18e siècle, avec Girard [1747] puis Beauzée [1756]. Celui-ci conçoit la flexion casuelle comme le propre des mots, sur le modèle morphologique du latin, et en conclut que « le français ne décline point ». Des rapports verbe-arguments, il ne retient par conséquent que l’aspect sémantique, et à la notion de rection, il substitue celle de complémentation . C’est cette conception qui a prévalu dans les grammaires ultérieures, et notamment dans les grammaires scolaires du 19e siècle à nos jours. D’où une disparition de la notion de régime au profit de celle de complément, avec pour conséquences :

- des difficultés à établir une typologie des compléments qui rende compte non seulement de leurs sémantismes, mais aussi de leurs propriétés formelles [Chervel 1977 : 173 sq.]).

- un usage extensif de la notion de complément qui, ayant une définition très large, a pu être appliquée à toutes sortes d’éléments sans considération de leur statut régi ou non (« compléments de phrase » [Gardes-Tamine 1988 : 107], « de l’énoncé », « de l’énonciation » [Wilmet 1998 : 536 sq.]…).  

1.2.3. Au cours du 20e siècle, la notion de rection a cependant été remise en vigueur. Cette résurgence tient à divers facteurs, dont :

- la méthodologie structuraliste, qui a eu pour effet de ramener l’attention sur les caractéristiques formelles, et de leur donner la priorité sur les critères d’analyse logico-sémantiques ;

- le souci de mettre de l’ordre dans la typologie des compléments, et notamment de distinguer les dépendants du verbe des « faux compléments » qui ne dépendent pas de lui [Blanche-Benveniste 1981] ;

- le développement de théories attribuant à la notion de cas une réalité universelle : postulats chomskyens selon lesquels toute langue comprend un mécanisme d’assignation de cas par les gouverneurs sur leurs compléments [Chomsky 1991 : 290 sq.] ; modélisation de la sémantique prédicative en termes de ‘cas profonds’ [Fillmore 1968]… Ces théories des cas réhabilitent la notion de régime pour le français.


1.3. Dans la tradition de la grammaire comparée.

1.3.1. À la conception classique des faits de rection, la linguistique comparée des langues indo-européennes est venue ajouter une hypothèse concernant leur genèse diachronique. Selon Meillet & Vendryes [1933 : 572 sq.] les relations de rection sont nées de la ritualisation de rapports juxtapositifs entre des unités primitivement indépendantes :

[En indo-européen,] Les mots de la phrase étaient autonomes et indépendants les uns des autres. Ils ne se gouvernaient pas entre eux. Le procédé dominant de la phrase indo-européenne est l’apposition. [… Puis] Les mots tendent à s’unir en groupes définis dans lesquels la forme de l’un est commandée par un autre. Au type d’apposition d’éléments autonomes se substitue peu à peu un type nouveau caractérisé par la rection. [572-573]

Le scénario proposé est que des contraintes formelles de cooccurrence (= rections) se sont progressivement substituées à des relations purement sémantiques établies entre des membres de phrase autonomes (les désinences casuelles étant à l’origine de simples marqueurs de rôles sémantiques)  :

Un verbe indo-européen ne « gouvernait » pas le cas de son complément ; mais le nom apposé au verbe se mettait au cas exigé par le sens qu’il exprimait lui-même. […] Progressivement, les choses ont changé ; les verbes ont, comme on dit, « gouverné » les noms en leur imposant un cas déterminé. [576-577]

Selon Meillet & Vendryès, cette fossilisation de certains rapports sémantiques en contraintes formelles entraîne la coexistence dans les phrases de groupes organisés sur le mode de la rection et d’éléments restés sans lien de dépendance avec eux, comme p. ex. les particules du grec ou les constructions absolues :

Les constructions absolues consistent en l’introduction dans la phrase d’un membre qui n’a pas de rapport grammatical avec les autres. L’usage des constructions absolues remonte à l’indo-européen et résulte de l’autonomie des mots ; il devait y être libre. [617]

1.3.2. Plus récemment, les théoriciens de l’emergent grammar [Givón 1979 ; Hopper 1988] ont formulé une thèse convergente, selon laquelle les structures syntaxiques naissent par ritualisation de collocations lexicales en discours :

Grammar develops as the originally free collocations of lexical items become fixes in a particular structure. [La Polla 2003 : 127].

De cette dérive du discursif au grammatical, il résulte en particulier que de nombreux morphèmes de relation sont multifonctionnels, et fonctionnent alternativement comme marqueurs de dépendances rectionnelles et comme indicateurs de relations pragmatiques :

In a number of languages the prosodic, morphological, and semantic cues that might characterize the sentence do not always converge. Dependent clause markers appear pervasively in what seem, on prosodic and semantic grounds, to be independent sentences. A closer look shows that these markers are being used to signal pragmatic dependency among larger elements in discourse. The markers of dependency serve several recurring functions in discourse. [Mithun 2005]

1.3.3. Dans le domaine du français, ces idées ont eu pour écho la description de divers membres de phrase comme étant des ‘périphériques’ qui échappent à la syntaxe de rection, et ne sont reliés aux autres que par des fonctions d’ordre informationnel : constituants disloqués [Vendryes 1923 ; Perrot & Louzoun 1974 ; Perrot 1978], propositions temporelles cadratives [Combettes 2013], associés [Blanche-Benveniste 1981], adverbiaux extra-prédicatifs [Bonami & Godard 2007], etc.

Suivant cette perspective, une des tâches de la grammaire est de « bien distinguer dans les énoncés attestés ce qui est de l’ordre de la contrainte grammaticale et ce qui met en jeu des sélections lexicales ou des contraintes pragmatico-discursives » [Deulofeu 2016]. Se pose ensuite le problème du rapport entre ces deux sortes de contraintes : sont-elles entremêlées, ou relèvent-elles de niveaux de structuration distincts, qui se superposent ou se recouvrent dans les discours ?

 


2. Terminologie


Les relations de rection reçoivent selon les théories diverses appellations, qui sont toutes des métaphores de la domination hiérarchique : régime, dépendance, gouvernement, hypotaxe, relation tête-dépendants… Ce foisonnement terminologique reflète la multiplicité des approches du phénomène.

2.1. Rection vs Régime.

Ces deux termes ont d’abord été synonymes. Par régime, on entend, stricto sensu, une relation syntaxique de sélection, notamment casuelle :

Il signifie en grammaire l’action d’un mot sur un autre, qui emporte la manière régulière de les joindre ensemble. Le régime du verbe actif est l’accusatif, les verbes neutres n’ont point de régime, les prépositions ont divers régimes. [Acad. 1694]

C’est par métonymie que le terme en est venu à désigner le second membre du rapport de sélection, c’est-à-dire l’acolyte régi, ce qui fait que « régime signifie à la fois rectio et regimen » [Hjelmslev 1968 : 54].

2.2. Régime vs Complément.

Dans certaines grammaires du 19e siècle [Giraud-Duvivier 1856 : 596 ; Bescherelle 1877 : 492], ces deux termes sont réputés synonymes. Cependant, dans l’usage qui en est fait actuellement, il y a entre eux une différence d’extension (v. supra § 113). Les auteurs qui usent du terme de régime le réservent pour désigner une sous-espèce de compléments sélectionnés par une unité lexicale, principalement par un verbe ou par une préposition.

2.3. Rection vs Subordination.

Il arrive que certains auteurs emploient ces deux termes comme synonymes (p. ex. Tesnière, voir infra § 311). Mais dans l’usage ordinaire, institué par les grammaires scolaires, la notion de subordination n’est utilisée que pour décrire les rapports entre propositions dans les phrases complexes [Gardes-Tamine 1988 : 36 ; Arrivé & al. 1986 : 640]. Ces rapports dits ‘logiques’ sont censés lier une proposition ‘principale’ à des propositions ‘subordonnées’. Ils ne coïncident pas régulièrement avec des relations de rection, ni même, souvent, avec quelque relation syntaxique pertinente que ce soit, si bien que la notion usuelle de subordination a fait l’objet de critiques de toutes parts [Le Goffic 1993 : 78 ; Riegel & al. 1994 : 786 ; Sabio 2011 ; Debaisieux 2013…]. Il en ressort que la grammaire aurait tout intérêt à se passer de cette notion confuse. (Voir les notices auxquelles renvoie l’entrée subordination de l’index terminologique).

2.4. Hypotaxe vs Parataxe.

Ce couple de termes reflète l’idée que les discours sont composés de deux types de constructions, les unes dont les membres sont liés par des dépendances (hypotaxe), les autres formées par simple juxtaposition d’unités indépendantes (parataxe). La notion de parataxe sert notamment à décrire de façon rudimentaire la succession des phrases dans les textes. Ex.

La langue moderne a laissé tomber six à sept conjonctions de l’ancien français. Le nombre restreint de subordonnants s’explique peut-être par la préférence de se servir de propositions isolées (parataxe) : Ne l’attends pas. Il ne peut venir. Il est malade, pour ‘Ne l’attends pas car il ne peut venir parce qu’il est malade’. [Kukenheim 1968 : 149]

Cependant, l’idée que les relations d’hypotaxe sont normalement marquées par un mot grammatical placé en tête du membre dépendant (car, parce que ci-dessus) a conduit à qualifier de paratactiques toutes les constructions où un tel mot fait défaut, y compris des dépendances dont les termes sont simplement accolés [Béguelin 2010 : 3]. D’où l’appellation de ‘subordonnées paratactiques’ attribuée parfois à certaines propositions dépourvues de mot ‘subordonnant’ initial mais néanmoins analysées comme dépendantes ; p. ex. celles qui contiennent une inversion du pronom clitique sujet en (1) :

(1)  (a) Une pleurésie l’a emportée à peine avait-elle débarqué à Marseille.
(b) Pleurait-elle, tout le monde se précipitait [Le Goffic 1994].

Une telle étiquette pouvant apparaître contradictoire, mieux vaut cependant parler en ce cas de P enchâssées sans marqueur, ou asyndétiques (asyndète = absence de mot de liaison [Deulofeu 1986]).

2.5. Valence.

Tel qu’il a été mis en usage par Tesnière [1959 : 238], ce terme désigne d’abord le nombre d’arguments sélectionnés par un verbe (ou actants). C’est une image empruntée à la physique : le verbe est comparé à un noyau atomique et les actants aux électrons qui gravitent autour. Secondairement, le terme de valence est parfois utilisé par métonymie au sens de complément valenciel, et sert à désigner spécifiquement les régimes sélectionnés par le verbe [Blanche-Benveniste 1981], par opposition aux autres types de compléments (v. § 351).

 


3. Problèmes de définition.


Toutes les théories grammaticales font usage de la notion de rection ou d’un équivalent, pour décrire une famille de relations syntaxiques asymétriques dont les rapports verbe-arguments sont le prototype. Il y a cependant diverses façons de définir ces relations, qui dépendent du cadre théorique adopté (structure assignée à la grammaire, notions primitives, formalisation pratiquée, universaux postulés, etc.). Le but de cette notice n’est pas de présenter une revue détaillée de ces théorisations, mais d’inventorier les propriétés empiriques qui ont été ou sont susceptibles d’être utilisées comme critères distinctifs des dépendances rectionnelles. Ces diverses propriétés ne sont pas mutuellement exclusives, et la plupart des grammairiens usent d’ailleurs conjointement de plusieurs d’entre elles.


3.1. Justifications lexico-sémantiques.

3.1.1. Selon une première approche, l’existence de rections est admise à titre d’axiome, appuyé sur des préalables sémantiques.

- C’est le cas chez Tesnière [1959], qui pose en principe qu’une phrase est un ensemble organisé de mots reliés par des rapports de dépendance, mais ne donne aucune définition empirique de ceux-ci : 

Les connexions structurales établissent entre les mots des rapports de dépendance. Chaque connexion unit en principe un terme supérieur à un terme inférieur. Le terme supérieur reçoit le nom de régissant. Le terme inférieur reçoit le nom de subordonné. […] Le subordonné dépend du régissant […] Le régissant commande ou régit le subordonné. [p. 13]

Tesnière admet par ailleurs l’existence de quatre espèces de mots pleins (Substantifs, Adjectifs, Verbes, Adverbes) entre lesquelles il postule une hiérarchie des dépendances : dans une phrase canonique, le verbe régit directement ou indirectement tout le reste ; les substantifs sont des dépendants du verbe, les adjectifs dépendent des substantifs, et les adverbes dépendent des verbes ou des adjectifs. Les rapports syntaxiques de dépendance découlent ainsi par nature d’une paradigmatique lexicale posée a priori, appuyée sur une sémantique sommaire (les verbes signifient des procès, dont les adverbes précisent les circonstances, et auxquels participent des objets nommés par les substantifs, lesquels ont des qualités nommées par les adjectifs).

- On trouve dans la théorie sens-texte [Mel'čuk 1988] une conception analogue des dépendances syntaxiques comme propriétés combinatoires des unités lexicales, découlant de leur sémantisme. À ceci près que tous les contenus lexicaux (sémantèmes) sont figurés d’une manière générale sous le format logique prédicat-arguments, en sorte que les dépendances syntaxiques sont dérivées de valences sémantiques.

3.1.2. Postuler ainsi des rections fondées sur la sémantique lexicale, c’est en faire des relations abstraites, indépendantes de leurs manifestations formelles et notamment du placement séquentiel de leurs termes. À un même rapport de rection peuvent correspondre plusieurs dispositifs linéaires différents. Pour Tesnière p. ex., les deux séquences Quel livre lit Alfred ? et Alfred lit le livre rouge instancient le même réseau de dépendances [p. 195] :

schémas

Et il peut aussi exister des rections à distance, dont les termes ne sont pas voisins dans la chaîne parlée (dans Les palmes dont je vois ta tête si couverte, le pronom relatif dont est régi par l’adjectif couverte). D’où des modèles stratifiés, dans lesquels les relations de rection et de concaténation sont traitées comme constituant deux niveaux de structuration distincts (ordre structural vs ordre linéaire chez Tesnière ; représentations syntaxiques vs morphologique chez Mel'čuk ; rections vs dispositifs de la rection dans la syntaxe du GARS).

3.1.3. La plupart des grammaires ont hérité de cette conception abstraite de la rection. Elle suppose que soient explicitées les lois de correspondance entre structures rectionnelle et séquentielle des énoncés. Mais c’est là une tâche de grande ampleur, quasiment coextensive à la grammaire elle-même, si bien que le problème des rapports entre rections et ordre des mots reste pour longtemps encore un chantier ouvert.


3.2. Héritage de propriétés.

3.2.1. Une tout autre façon de caractériser les dépendances rectionnelles est d’en fonder la définition sur l’héritage de propriétés entre unités constituantes et constituées. Certains syntagmes doivent en effet l’essentiel de leurs propriétés à l’un des éléments qu’ils contiennent. Celui-ci apparaît donc comme leur membre principal, dont les autres constituants ne sont que des dépendants accessoires.

- On trouve cette analyse appliquée sur critères sémantiques chez Damourette & Pichon [1911-33 : chap. VI]. Ceux-ci attribuent aux catégories grammaticales des sémantismes génériques, dits « valences » ou « essences logiques ». Or, certains syntagmes héritent leur essence logique de l’un de leurs constituants, qui en est donc le terme principal, régissant tous les autres. P. ex., une phrase nomme un fait, et elle le doit au sémantisme ‘factif’ de son verbe ; c’est donc celui-ci qui y régit tout le reste :

Le Roy des animaux en cette occasion/ montra ce qu’il estoit… Toute phrase exprime l’appréhension d’un fait nouveau. La factivosité  constitue la valence globale de la phrase entière. Comme d’autre part elle existe plus particulièrement dans le factif montra, nous devons concevoir que ce mot impose sa factivosité à l’ensemble. Nous donnons le nom de rection à ce phénomène d’imposition de valence, le nom de régent au mot qui impose sa valence, le nom de régimes à ceux qui se la laissent imposer. [p. 112]

- L’héritage de propriétés tant sémantiques que morpho-syntaxiques (distribution, sous-catégorisation) est aujourd’hui utilisé dans la plupart des grammaires formelles comme critère de définition et de reconnaissance des rapports de rection. Ceux-ci sont alors décrits en termes de ‘tête’ vs ‘dépendants’ :

If two or more elements cooccur in a syntactic arrangement, some kind of dependency exists between or among them. Typically, there is one dominant element which is the primary determinant of the properties of the arrangement ; it is referred to as the head, and the other elements are its dependent(s). [van Valin 2001 : 87]

La tête syntaxique d’un constituant est l’élément qui contrôle la distribution de ce constituant. Une telle définition présuppose évidemment que la distribution d’un constituant est contrôlée par un et un seul mot de ce constituant. Cette présupposition est en quelque sorte constitutive des grammaires de dépendance. [Kahane 2002 : 404]

La tête détermine la catégorie du syntagme, ainsi que ses propriétés morpho-syntaxiques (genre, nombre, mode, temps) et son type sémantique. Elle sélectionne également les compléments (leur nombre et leur catégorie). [GGF: ]

3.2.2. D’un point de vue typologique, on peut classer les langues selon que le marquage morphologique des relations de dépendance s’y fait sur les têtes ou sur les dépendants [Nichols 1986]. Le français, si l’on admet que le verbe y régit ses arguments, apparaît à cet égard comme une langue mixte : la dépendance verbe-sujet est marquée sur la tête (le verbe) par des désinences accordées, tandis que la dépendance verbe-régimes est marquée sur les dépendants (compléments) par des prépositions casuelles.

3.2.3. Parler d’héritage de propriétés suppose évidemment que l’on admette l’existence de syntagmes, et donc de rapports de constituance entre unités. Dans les grammaires qui les ignorent (comme p. ex. celle de Tesnière, qui ne connaît que les mots), ce critère n’est pas opératoire. Par ailleurs, il est exposé à une difficulté bien connue : le plus souvent, les propriétés morpho-syntaxiques d’un syntagme ne dépendent pas d’un seul de ses constituants mais de plusieurs, ce qui rend difficile à justifier la désignation de l’un d’eux comme tête. Ex.

(2)  Les enfants en ont parlé à leur mère

Ce qui détermine la distribution de la forme verbale composée [ont parlé], c’est à la fois l’auxiliaire, dont elle tient son trait de nombre (= son aptitude à recevoir un sujet pluriel), et le participe auxilié, qui détermine sa valence (= son aptitude à construire deux compléments, l’un en de, l’autre en à). En vertu des définitions citées supra, chacun de ces deux mots peut donc prétendre au statut de tête. Pour opter en faveur de l’un ou de l’autre, on doit alors recourir à d’autres critères que l’héritage de propriétés, ou procéder par voie de postulats.  


3.3. Implication d’occurrence.

3.3.1. Une autre caractéristique utilisée pour définir les dépendances rectionnelles est l’existence entre leurs termes d’une implication d’occurrence unilatérale : une unité A régit l’unité B si on peut avoir A sans B, mais pas B sans A (soit : A ⇐ B). Ex.

(3)  (a) On parle de syntaxe / (b) On parle / (c) *On de syntaxe

Un verbe peut être employé sans complément (b), tandis que le complément ne peut pas être employé en l’absence de verbe (c). On peut donc identifier sur cette base le verbe comme régissant et le complément comme régi : parler ⇐ [de syntaxe]. Cette définition formelle de la rection est présente, sous diverses appellations, chez la plupart des théoriciens structuralistes : [Bloomfield 1970 : 183] (construction endocentrique) ; [Hjelmslev 1943=1968 : 42] (sélection) ; [Harris 1976 : 24] (nécessité) ; [Martinet 1985 : 86] (noyau vs expansion)…

3.3.2. Ainsi définie, la rection se distingue par son caractère asymétrique de deux autres constructions du même ordre :

- celles qui consistent en une implication bilatérale (A⇔B) entre deux termes dont chacun exige la cooccurrence de l’autre (constructions exocentriques, ou solidarités), comme p. ex. les SP en [chez ⇔ SN] ou [dès ⇔ SN] :

(4)  (a) Le Routard dort chez l’habitant. / *dort chez / *dort l’habitant.  [web]
(b) Les marins sont en mer dès l’aurore. / *dès / *l’aurore.  [web]

- celles qui sont formées par simple combinaison d’unités de même nature (A ∨ B) dont aucune n’implique la cooccurrence des autres (coordinations, ou jonctions). Ex.

(5)  On allait en Italie en Allemagne en Suisse en Hongrie en Espagne en Angleterre en Suède, tout ça dans des camions pourris, et on était les rois de ce monde. [Despentes, Vernon Subutex 2, 137]

Les solidarités sont le plus souvent traitées comme des cas particuliers de la relation tête-dépendants (est considéré comme une tête celui de leurs deux termes qui détermine la distribution du tout, p. ex. les prépositions en (4)). Quant aux coordinations, on s’accorde à y voir un type de relation sui generis qui diffère fondamentalement de la rection par l’absence d’asymétrie entre ses termes (ils ont tous les mêmes propriétés et « la même fonction dans la phrase » [Tesnière 1959 : 325]).   Notice  :

3.3.3. Pour identifier les implications d’occurrence, on recourt communément au test de suppression : dans une structure [A ⇐ B], le régissant A ne peut pas être supprimé sans qu’il en résulte une agrammaticalité (3c). Cependant, deux difficultés viennent compliquer l’usage de ce critère.

3.3.3.1. D’une part, le fait qu’un constituant apparaisse non supprimable peut tenir à une contrainte de nature pragmatique, et non à une rection syntaxique. Cf.

(6)  Je suis né en 1980 /  *Je suis né.

(7)  (a) Une star est née.
(b) Je crois que cet homme n’est pas né du tout. Il existe sans être né. [web]
(c) Je regrette d’être né, je trouve que la vie est une erreur funeste. [web]

En (6), le complément de temps apparaît « non ou difficilement supprimable » [Sabio 2011 : 35]. On ne doit cependant pas en conclure que sa présence est syntaxiquement impliquée par le verbe naître, car de nombreux exemples du type (7) prouvent le contraire. S’il apparaît indispensable en (6), c’est simplement parce que sans lui, cet énoncé serait dépourvu de toute pertinence informationnelle. Cela tient donc à une nécessité pragmatique, et non à une contrainte formelle de cooccurrence. Il n’est pas toujours facile de démêler si on a affaire à l’une ou à l’autre.

3.3.3.2. Une autre difficulté tient à l’existence de constructions elliptiques. En effet, comme tout régi implique et rend donc prévisible la cooccurrence d’un régissant, il arrive qu’on se dispense de verbaliser celui-ci, lorsque le contexte suffit à l’inférer. D’où une situation paradoxale : un constituant en principe obligatoire n’est pas réalisé en discours, justement parce qu’il est obligatoire (et donc implicitement récupérable). Ex.

(8)  Tapenade verte ou tapenade noire ? Personnellement, je préfère la verte. [web]

Le SN [la verte] pourrait donner à penser que dans les syntagmes nominaux, le nom est facultatif, et ne régit donc pas les adjectifs épithètes. Cependant, une autre hypothèse est que ce SN comprend bien un N recteur, mais que celui-ci est ellipsé, c’est-à-dire non spécifié parce qu’aisément inférable du contexte : [la []N verte]. Face à l’apparente facultativité d’un segment, on doit donc déterminer si celle-ci est de règle, ou si elle résulte d’une ellipse qui suppose au contraire sa présence obligatoire [Creissels 2006/I : 21]. Seules des considérations de généralité descriptive peuvent alors venir en aide. Dans le cas de (8) p. ex., la marque de féminin portée par l’adjectif, et l’interprétation de celui-ci comme propriété sous-catégorisante attribuée à un objet non dit, s’expliquent comme des faits réguliers, si l’on suppose un N recteur ellipsé, tête d’un syntagme de la forme [N ⇐ Adj].


3.4. Restrictions sélectives.

3.4.1. Une propriété souvent mentionnée lorsqu’il s’agit de caractériser les rapports de rection est le fait que les régissants imposent des restrictions sélectives aux éléments qu’ils régissent. Chaque verbe, p. ex., exige de ses compléments qu’ils appartiennent à une sous-classe d’unités porteuses de traits morphologiques spécifiques : plaire sélectionne des SN marqués [+datif, +animé], collectionner des SN [+pluriel], savoir des compléments de type [+propositionnel], etc. :

(9)  plaire à quelqu’un / *à quelque chose / *quelqu’un / *de quelqu’un
collectionner les conquêtes / *sa voisine
savoir qu’il pleut / *la pluie

(On dit que les compléments ainsi sélectionnés font partie de la valence du verbe [Tesnière 1969 : 238], v. § 225. Donc :

La notion de rection par une catégorie grammaticale suppose qu’il existe des contraintes de forme imposées par l’unité rectrice sur l’unité régie. […] L’élément recteur contraint le régi en le faisant entrer dans un certain paradigme : être régi par le verbe c’est être affilié par lui à une organisation paradigmatique. [Deulofeu 1991 : 21]

Dans un constituant, c’est la tête qui est responsable de la sélection du complément. [Puskás 2013 : 56]

3.4.2. Cependant, le fait qu’une unité X impose des restrictions sélectives à une unité Y ne suffit pas à lui seul à prouver que X régit Y. En effet, toute restriction sélective comporte une réciproque. Si p. ex. le verbe succéder exige un complément datif (proformes lui, leur ou SN en à proportionnels ) , il est tout aussi vrai qu’un complément datif ne peut se combiner qu’avec un sous-ensemble restreint de verbes : il sélectionne ceux qui, comme succéder, admettent un régime marqué datif :

(10)  (a) Il lui succède / plaît / nuit / indiffère / parle…, à ma sœur
(b) *Il lui dort / voit / insiste…, à ma sœur

Si le verbe impose une sous-catégorisation à son complément, le complément en exige donc tout autant de la part du verbe [Willems 1981 : 36]. D’une manière générale, les restrictions sélectives apparaissent ainsi comme des contraintes de convenance mutuelle, entre deux termes dont chacun implique l’appartenance de l’autre à un paradigme de partenaires compatibles.

Tout syntagme est donc le produit d’une relation d’interdépendance grammaticale établie entre deux signes lexicaux appartenant à deux catégories complémentaires l’une de l’autre. [Bally 1965 :102]

Il s’ensuit qu’on ne peut pas identifier la tête d’un syntagme par le seul fait qu’elle exerce des restrictions sélectives sur ses acolytes. L’existence de restrictions entre deux unités prouve simplement qu’elles forment un syntagme, mais ne dit pas laquelle de ces unités est responsable du comportement externe (distribution) de ce syntagme (cf. § 321).

3.4.3. Les relations d’accord sont des restrictions sélectives d’un type particulier, qui mettent en jeu des paradigmes morphologiques : dans Les chevaux hennissent, le SN sujet, du fait qu’il contient un morphème de pluriel, sélectionne un verbe contenant lui aussi un morphème de pluriel, et réciproquement. De même, un nom et son adjectif épithète s’imposent mutuellement l’appartenance à un genre (une boulangère vertueuse / *vertueux). On peut donc voir dans ces contraintes d’accord des indices de dépendance rectionnelle. Cela contredit l’opposition que faisait la grammaire de Port-Royal entre ‘syntaxe de régime’ et ‘syntaxe de convenance’, voir .

3.4.4. Au demeurant, l’identification des restrictions sélectives ne va pas toujours de soi. Celles qui imposent l’appartenance à une catégorie ou sous-catégorie morpho-syntaxique sont généralement reconnues. Elles se manifestent formellement par des commutations limitées aux éléments de cette catégorie, et/ou par l’alternance régulière avec certaines proformes caractéristiques de celle-ci. .

Dans Pierre admire le paysage, le paysage est régi par la forme verbale admire. En effet : (i) la forme est imposée : le paradigme des éléments qui peuvent commuter avec le paysage se limite à des groupes nominaux ; (ii) […] si le complément est pronominalisé (Pierre l’admire), une forme particulière du pronom doit être utilisée… [Lacheret & al. 2014 : 2679].

En revanche, les contraintes purement sémantiques, qui ne se manifestent que par des restrictions portant sur le lexique, ne sont souvent pas prises en compte, vu la difficulté à définir les paradigmes qui sont en jeu. On observe p. ex. que les SP médiatifs en d’après contiennent couramment des noms d’êtres humains, d’objets sémiotiques ou de percepts, tandis que d’autres noms n’y sont pas admis, ou obligent à calculer plus ou moins difficilement une interprétation figurée :

(11)  (a) D’après mon médecin, je peux reprendre le travail. [web]
(b) D’après ta lettre, tu as mené une vie paisible .[web]
(c) D’après ce que je vois et ce que j’entends, la situation à Champ-Dollon reste inquiétante. [web]

(d) ?D’après les poireaux, cette soupe est mauvaise.
(e) ?D’après mon train, je vais être en retard.
(f) ?D’après la grève, il n’y aura pas de bus.

Faut-il en conclure que ces SP sont soumis à une restriction sélective qui impose à leur nom d’appartenir à une certaine sous-classe lexicale (une ‘classe d’objets’ au sens de Gross [1994, 2008]) ? Et si oui, quel est le trait sémantique distinctif qui caractérise cette sous-classe ? Ou bien doit-on voir en (11) le simple effet d’une contrainte de vraisemblance référentielle ? Tout dépend de la façon dont on pose la limite entre les faits de syntaxe et ceux qui relèvent de la sémantique lexicale et de la pragmatique.


3.5. ‘Modalités’.

3.5.1. Les compléments valenciels qui suivent le verbe sont susceptibles de tomber sous divers marqueurs de modalité (au sens large) ou de mise en relief. Ils peuvent notamment :
(i) être niés en propre par une négation principale d’énoncé, et donc être mis deux à deux en contraste positif / négatif (12a).
(ii) être sous la portée étroite d’un quantifieur restrictif, d’un adverbe paradigmatisant [Nølke 1983] ou d’un adverbe modal (12b) ;
(iii) être le foyer d’une construction clivée en c’est…que (12c)   Notice   :

(12)  Elle en a parlé à sa mère.

(a) Elle n’en a pas parlé à sa mère, mais à son confesseur.
(b) Elle en a parlé seulement/ même/ aussi/ peut-être à sa mère.
(c) C’est à sa mère qu’elle en a parlé.

Les constituants périphériques (adverbes de phrase, marqueurs discursifs…), au contraire, n’admettent généralement pas ces modalisations. Ex.

(13)  Je n’ai pas envie. D’ailleurs il est trop tard. [web]

(a) *il n’est pas trop tard d’ailleurs, mais finalement
(b) *il est trop tard seulement / même d’ailleurs
(c) *c’est seulement d’ailleurs qu’il est trop tard

Les propriétés {i, ii, iii} semblent donc caractéristiques des compléments régis par le verbe, et exploitables en guise de critères pour identifier ceux-ci. C’est sur cette hypothèse que se fondent les analyses du GARS [Blanche-Benveniste 1981 : 63 ; 2010 : 118 ; Sabio 2011 : 35 ; Debaisieux 2013 : 69 ; etc.]. Adopter ces critères conduit à ranger au nombre des régimes du verbe non seulement ses compléments valenciels, mais aussi des compléments dits accessoires, circonstants, ajouts, faiblement régis ou de simple rection, qui ne semblent pas sélectionnés par lui (ils sont apparemment compatibles avec toutes sortes de lexèmes verbaux), et qui n’alternent pas avec des proformes caractéristiques. Les SP en malgré en sont un exemple parmi d’autres :

(14)  Elle est sortie malgré la pluie.

(a) Elle chantonne/ fait son jardin/ pense aux vacances/ profite de ses loisirs/ est contente… malgré la pluie

(b) C’est malgré la pluie que les militants de la Société Anti-Fourrure se sont réunit le samedi 13 février. [sic, w]

(c) ce film, je ne l’ai pas fait malgré moi : je l’ai voulu, vraiment.. [web]

(d) Et lorsque surgit un héros individuel […], c’est seulement malgré lui, par hasard, et dans son interaction avec le groupe. [Vion-Dury, w]

(e) Puisque ça doit arriver, ça arrivera même malgré moi, donc je peux faire ce que je veux, ça n’y changera rien. [web]

Il en résulte une classification des compléments en trois types fonctionnels  :

schéma

                                                             

3.5.2. Tenir les propriétés {i, ii, iii} pour caractéristiques des rections verbales ne va cependant pas sans poser des problèmes.

- D’une part, comme le signalent eux-mêmes les tenants de cette hypothèse [Sabio 2011 : 37], certains régimes valenciels ne les vérifient pas (pronoms clitiques) ou ne les vérifient pas toutes (pronoms quantifieurs, que P) :

(15)  (a) Je leur ai parlé. / *C’est leur que j’ai parlé. / *Je seulement leur ai parlé.

(b) Je n’ai rencontré personne. [web] / *Ce n’est personne que j’ai rencontré. / *Je n’ai rencontré que personne.

(c) Il savait que Marie était au courant / ?C’est que Marie était au courant qu’il savait.

- D’autre part, ces propriétés varient en fonction de la position des constituants dans l’énoncé. Un régime valenciel peut ainsi tomber ou non sous la portée de la négation, selon qu’il se trouve placé après le verbe ou détaché en tête de phrase (topicalisé). Cf.

(16)  (a) Il a offert ce diamant à sa femme.
  Il n’a pas offert ce diamant à sa femme, mais à sa fille.

(b) À sa femme, il a offert ce diamant.
  *À sa femme, il n’a pas offert ce diamant, mais à sa fille.

De même, le clivage d’un régime valenciel postverbal est généralement possible (= produit une paraphrase acceptable), mais celui d’un régime disloqué le transforme de topique en focus, et peut donc être jugé inacceptable (ce qui apparaît si l’on tient compte du contexte discursif). Cf.

(17)  (a) Le malheureux espère son salut, il l’attend de moi. [web]
              → ≅ C’est de moi qu’il l’attend.

(b) – Qu’attendez-vous de moi ?  – De vous, je n’attends rien.  [web]
              → ≠ C’est de vous que je n’attends rien.

Cela montre qu’en fait, seuls vérifient les propriétés {i, ii, iii} les constituants qui sont aptes par nature et par position à être porteurs du focus informationnel de l’énoncé.

- Quant au dispositif clivé, on a constaté qu’il s’applique aussi à certains éléments qui ne sont vraisemblablement pas régis par le verbe, comme les connecteurs de consécution ainsi, comme ça, pour ça [Sabio & Benzitoun 2013] (cf.   Notice   § 317) et les adverbes modaux [Groupe de Fribourg 2020], ce qui rend problématique son usage comme test de reconnaissance des rections verbales :

(18)  (a) vous avez les cars d’un côté les bus de l’autre […] il y a des poids-lourds qui font des livraisons tout ça ben c’est comme ça qu’il y a eu un accident il y a pas longtemps [CFPP2000]

(b) Tout inconsciente qu’elle fût, ce n’est pas peut-être, mais certainement que pour sa part, elle se voua à lui. [Du Bos, frantext]

- Au total, l’aptitude à tomber sous les modalités d’énoncé ou à subir le clivage ne sont donc pas des caractéristiques constantes et distinctives des éléments régis par le verbe, ni a fortiori des éléments régis en général. Ces propriétés caractérisent en fait les constituants focalisables. Ceux-ci coïncident le plus souvent avec les dépendants du verbe (12, 14), mais à côté de ces cas prototypiques, il existe aussi des régimes verbaux non focalisables (15, 16b, 17b) et, plus rarement, des focus non régis par le verbe (18). On ne peut donc pas se fier aux critères {i, ii, iii} pour distinguer infailliblement les éléments régis vs non régis. En pratique, il y moins de risque à en tirer des conclusions positives que négatives : si ces critères sont vérifiés, on a presque toujours affaire à des éléments régis ; mais lorsqu’ils ne sont pas vérifiés, il serait hasardeux d’en conclure à l’absence de rection.


3.6. Pseudo-critères.

D’autres propriétés sont parfois invoquées comme indices de rection, mais elles doivent être récusées comme non probantes.

3.6.1. Les ‘subordonnants’.

3.6.1.1. Selon une tradition grammaticale d’origine scolaire née au XIXe siècle, certains morphèmes placés en tête d’un constituant auraient pour fonction spécifique de marquer celui-ci comme régi. On attribue notamment cette fonction aux ‘conjonctions de subordination’ comme les que, si, quand, lorsque… qui introduisent des propositions (P) enchâssées régimes de verbe, et aux pronoms relatifs, censés marquer la dépendance d’une proposition par rapport à une tête nominale :

Le plus fréquent usage de la conjonction que, c’est de lier deux propositions dont la seconde est subordonnée à la première : je crois que vous avez raison. [Galtier, Nouveau cours de langue française, 1845 : 574]

Les subordonnées conjonctives pures [sont] introduites par que simple marque de subordination. [Arrivé & al. 1986 : 643]

Dans La femme qui a élevé Pierre n’est pas sa mère, qui remplit trois rôles différents : il marque la subordination, il représente le syntagme nominal la femme, et il manifeste une fonction à l’intérieur de la subordonnée. La relative n’a donc aucune indépendance, elle ne peut constituer une phrase à elle seule. [ibid. : 604]

3.6.1.2. L’idée que ces morphèmes sont par nature des marqueurs de rection repose sur un raisonnement inductif du genre : « le morphème m figure devant certaines propositions régies ; donc, toute proposition précédée de m est marquée comme régie ». Or, de nombreuses données empiriques montrent que cette généralisation n’est pas valide. Il existe des que P qui ne répondent pas aux critères de dépendance rectionnelle inventoriés ci-dessus (19) [Deulofeu 1986, 1999 : 354], et des propositions relatives qui constituent à elles seules des énoncés indépendants (20) [Groupe de Fribourg 2012 : 262] :

(19)  (a) il faut partir qu’il commence à faire sacrément nuit  [oral]
(b) quels Italiens ? qu’il y a pas que les Italiens qui parlent avec les mains [oral]
(c) tiens tu es là. que tu devais pas aller à Toulon ? [oral]

(20)  (a) Où l’on découvre une nouvelle cache de la P-26. [titre de presse]

(b) – Tu me passes des plaquettes anti-mites ?
     – Qui sont où ? [oral]

(c) – Je m’en irai quand ça me plaira.
     – À moins que tu ne me mettes hors de moi.
     – Auquel cas ?
     – Auquel cas, moi je te mettrai hors d’ici. [Courteline]

On peut faire le même constat à propos de quand   Notice   , de si   Notice   , de parce que [Debaisieux & Deulofeu 2004], etc. Il s’avère que la plupart des morphèmes décrits comme ‘subordonnants’ ont aussi des emplois en P indépendante, comme marqueurs de relations de discours inter-énonciatives [Mithun 2005, v. supra § 132]. Attribuer à ces morphèmes la fonction d’indicateurs de rection, c’est donc transférer sur eux une propriété qui n’appartient qu’à certaines – et certaines seulement – des constructions dans lesquelles ils entrent, autrement dit « morphologiser » indûment un fait de syntaxe. Conclusion : la notion de ‘subordonnant’ est éminemment suspecte, et les morphèmes qu’on décrit habituellement comme tels ne doivent pas être tenus d’office pour des marqueurs de rection.

3.6.2. Inclusion dans une P enchâssée.

En principe, l’enchâssement au moyen de que ou la relativisation ne sont applicables qu’à des syntagmes de catégorie P (propositions verbales). Le fait qu’un élément X figure à l’intérieur d’une séquence enchâssée par l’un de ces procédés incite donc à conclure qu’il en est un constituant, et à lui attribuer le rôle de membre de P régi. Or, cette conséquence n’est pas valide. Il se peut en effet que X soit un énoncé parenthétique inséré au milieu d’une P enchâssée, mais syntaxiquement indépendant de celle-ci [Deulofeu 2016]. Ex.

(21)  Voilà, j’ai 3 enfants de 8 à 3 ans et l’envie d’un 4ème très forte depuis que malheureusement j’ai du avorter il y a 2 ans. [web]

Ici, l’adverbe malheureusement, à la place duquel pourraient figurer une interjection ou une incise quelconque (hélas !, pauvre de moi, cruelle épreuve…), est susceptible d’être un énoncé averbal parenthétique, et sa présence à l’intérieur d’une que-P ne garantit nullement qu’il en fasse partie à titre d’ajout régi. D’une manière générale, le fait qu’un segment soit linéairement inclus dans une P enchâssée n’autorise donc pas à conclure ipso facto qu’il est rectionnellement connexe avec cette P.


3.7. Bilan.

- Au total, les propriétés par lesquelles on caractérise les relations de rection ne sont pas toutes distinctives, pas toutes équivalentes, et pas toutes décidables sans difficulté. En outre, la multiplicité des critères en jeu est de nature à entraîner des divergences d’analyse. Il s’ensuit que dans les pratiques grammaticales, l’identification des dépendances rectionnelles comporte souvent une certaine dose d’intuition. Pour la relation sujet-verbe, p. ex., trois descriptions contraires ont été proposées, selon que l’attention s’est portée sur l’un ou l’autre de ses aspects :

(i) Le sujet est régi par le verbe.
C’est la thèse de Tesnière, pour qui « le sujet est un complément comme les autres » [1969 : 109], et celle des grammaires de dépendance à sa suite [Blanche-Benveniste & al. 1987 : 32 ; Sabio 2011 : 33 ; Kahane 2001]. Elle procède du constat que chaque verbe sélectionne ses sujets possibles, et qu’il existe des verbes asubjectaux.

(ii) Le sujet régit le verbe.
Cette analyse, fondée sur l’idée que le sujet impose des marques d’accord au verbe, est présente dans quelques grammaires académiques, p. ex. chez Wagner & Pinchon [1962 : 23, 226] ou Béchade [1989 : 95].

(iii) Le sujet et le verbe sont deux constituants solidaires ;
chacun des deux implique la cooccurrence de l’autre, et leur relation n’est donc pas du type hypotaxique. C’est l’analyse qu’adopte Bloomfield [1970 : 183], ainsi que la plupart des grammaires syntagmatiques actuelles, qui posent en principe que tout verbe fini a obligatoirement un sujet [van Valin 2001 : 179, 195]. La même interdépendance est parfois exprimée en termes sémantiques : « pas de sujet sans prédicat, et vice-versa » [Bally 1965 : 102; Grevisse-Goosse 1993 : 327; Le Goffic 1993 : 132].

- La situation s’aggrave en outre dès qu’on sort du domaine des rections verbales, car certains des critères inventoriés ci-dessus cessent alors d’être opératoires : il n’existe plus de proformes caractéristiques des paradigmes sélectionnés ; on a affaire à des unités qui sont hors de portée des modalités d’énoncé et des marqueurs de focalisation ; à certaines d’entre elles (‘mots grammaticaux’), il est difficile d’assigner un sémantisme catégoriel… Cela rend malaisée la description des constructions rectionnelles à tête autre que verbale, qui restent encore relativement mal connues.

 


4. Le domaine de la rection.


La notion de rection est historiquement centrée sur un prototype : les rapports entre un verbe et ses compléments valenciels adjacents, qui vérifient toutes les propriétés énumérées ci-dessus. Mais il reste à déterminer dans quelle mesure elle peut s’appliquer à d’autres constructions syntaxiques qui présentent des caractéristiques analogues. L’ampleur des généralisations possibles, et partant l’étendue du domaine de la rection, dépendent de plusieurs facteurs, dont principalement les options théoriques auxquelles on souscrit concernant : (i) le type d’unités admises comme termes régissants ; (ii) le type de signifié attribué aux constructions rectionnelles.


4.1. Quels régissants ?

4.1.1. Parmi les grammaires qui font de la notion de rection un usage précis, la plupart n’envisagent comme régissants possibles que des unités élémentaires (‘mots’, ‘lexies’, morphèmes), à l’exclusion des syntagmes.

- Les unes n’attribuent le rôle de régissant qu’aux mots lexicaux, d’où une délimitation particulièrement étroite du domaine des constructions rectionnelles. Chez Tesnière, p. ex., les mots grammaticaux (verbes auxiliaires, prépositions, conjonctions…) s’en trouvent exclus ; ils sont traités comme des « satellites » qui « n’ont pas d’autonomie », mais sont « agglutinés » à un mot plein, seul apte à nouer des dépendances [1969 : 56-57]. Dans la syntaxe du GARS, la fonction de recteur est attribuée principalement aux verbes, mais reconnue aussi à certains noms [Blanche-Benveniste 1990 : 107 ; 2010 : 88] et adjectifs [Blanche-Benveniste & al. 1987 : 78], notamment à ceux qui sélectionnent des arguments marqués en cas (fidèle à X, fidélité à X). Son extension hors des constructions verbales n’est toutefois pas davantage examinée, l’objectif principal ayant été de caractériser celles-ci par opposition aux expansions périphériques des énoncés.

- D’autres modèles (de constituants ou de dépendance) admettent aussi au nombre des unités rectrices les morphèmes grammaticaux. On a ainsi proposé d’assigner pour têtes aux phrases les affixes verbaux de temps-aspect (modèles chomskyens, p. ex. [Rouveret 1987 : 45 ; Pollock 1998 : 27]), aux syntagmes nominaux les déterminants [Pollock 1998 : 30], et aux syntagmes [que P] le morphème que [Pollock 1998 : 42 ; Kahane 2002 : 404].

Dans un cas comme dans l’autre, la qualité de régissant se voit réservée à des unités qui sont les atomes de la syntaxe. Cela tient à une conception de celle-ci comme déterminée fondamentalement par le lexique : ce sont les têtes lexicales (= mots pleins) ou ‘fonctionnelles’ (= morphèmes grammaticaux) qui ‘projettent’ autour d’elles des constructions syntaxiques, en vertu de leurs aptitudes combinatoires intrinsèques et de leur sémantisme.

4.1.2. D’autres modèles (HPSG, TAG) procèdent au contraire d’une conception fonctionnelle-généralisée selon laquelle les unités de tous rangs, syntagmes compris, sont aptes à régir des dépendants :

La notion de tête en HPSG recouvre têtes lexicales (c’est-à-dire les catégories pré-terminales) et têtes syntagmatiques. […] À chaque niveau de l’arbre syntagmatique correspond une tête : le verbe, par exemple, est tête du syntagme verbal et le syntagme verbal tête de la phrase. [Abeillé 2002 : 53]

Nous admettons que la notion de tête constitue une fonction grammaticale qui peut être associée aussi bien à un mot qu’à un syntagme. [Mouret 2007 : 68]

Le même principe a cours dans les grammaires catégorielles, où tout syntagme est figuré comme l’application d’un opérateur à un opérande. L’analyse (22) [Desclés 1990 : 220], p. ex., suppose que les rôles de verbe (opérateur) et d’argument (opérande) peuvent tous deux être tenus par des syntagmes. Les unités de cette dimension peuvent donc remplir les fonctions de régissant aussi bien que de régi :

(22)  Noémon a épousé une très jeune fille.

schéma

4.1.3. Il est évident que l’option fonctionnelle-généralisée permet de décrire comme rectionnelles davantage de constructions que la conception lexicaliste. En particulier, elle offre la possibilité de traiter comme des régissants les propositions (P = syntagmes à tête verbale qui peuvent être soit énoncés en isolation soit enchâssés), et de ramener ainsi au statut d’éléments régis certaines expansions périphériques qui, selon la conception lexicaliste, échappent à la syntaxe de rection. C’est p. ex. le cas des SP ou adverbes exprimant une modalité médiative, qui peuvent dans ces conditions être décrits comme des modifieurs régis par la P sur laquelle ils portent (du moins lorsqu’ils sont mis avec celle-ci au compte d’un énonciateur cité, comme en (23)) [Berrendonner 2020c] :

(23)  (a) On nous a appris à la Croix-de-Vie […] que d’après la science moderne l’effet peut précéder la cause. [Beck, frantext]

(b) Mon élève […] m’informe que, d’après le niveau qu’il a mesuré avec la jauge manuelle (bâton gradué), le réservoir contient 65 ltr de carburant. [web]

(c) Le tribunal avait estimé que manifestement l’intention de M. X était que désormais le renouvellement serait annuel. [web]

(d) Depuis quelques temps, l’équipe de recherche et de développement Jonzac ont constaté que, de toute évidence, l’eau thermale était efficace sur la peau. [sic, w]

4.1.4. Remarque : l’alternative entre conceptions lexicaliste vs fonctionnelle-généralisée a aussi des conséquences en ce qui concerne l’analyse des constructions verbales. L’option lexicaliste conduit en effet à admettre l’existence de rections multiples (plusieurs régis pour un même régissant) et de doubles rections (deux régissants pour un même régi). Ex :

(24)  La nièce a parlé de cette affaire à sa sœur. [web]

(25)  Elle lui a marché sur le pied.

4.1.4.1. En (24), les syntagmes [de SN] et [à SN] impliquent tous deux la présence du verbe parler, et portent des marques de cas (prépositions) sélectionnées par celui-ci. On les décrit donc communément comme deux régimes ex aequo de ce verbe. C’est ce que reflète la notion usuelle de valence [Tesnière 1969 : 238]. Elle revient à analyser les constructions verbales comme des structures « plates », dans lesquelles tous les dépendants du verbe lexical (sujet, compléments valenciels, circonstants) sont des co-constituants de même rang. Soit, l’analyse en constituants suivante (A→B = A régit B) :

schéma

La conception fonctionnelle-généralisée permet au contraire d’établir une hiérarchie entre les divers régimes : on peut décrire le verbe comme régissant l’un d’eux, ce qui construit un SV régissant l’autre. (C’est la solution adoptée dans les grammaires catégorielles, voir ex. (22)). On rend compte du même coup des diverses possibilités de placement des compléments. Cf.

(24)  (a) La nièce a parlé de cette affaire à sa sœur. [web]
(b) La nièce a parlé à sa sœur de cette affaire.

schémas arborescents

On peut en outre rendre compte du fait que certains compléments non valenciels ne sont pas régis par le verbe, mais par tout un syntagme verbal (les circonstants temporels, p. ex., apparaissent sélectionnés par un SV entier, en fonction de ses traits de temps-aspect).

4.1.4.2. Quant à (25), le pronom lui y implique non seulement la cooccurrence du verbe, mais aussi celle du complément sur le pied, avec lequel il entretient des restrictions sélectives (cf. *Elle lui a marché, *Elle lui a marché sur le trottoir, *Elle lui a marché de Vézelay à Assise). Selon l’approche lexicaliste, on doit donc considérer qu’il est doublement régi, et par le verbe, et par ce complément. Ce qui suppose qu’un même élément puisse dépendre simultanément de plusieurs recteurs [Blanche-Benveniste & al. 1987 : 78]. Si par contre on admet des syntagmes pour régissants, on peut traiter le pronom lui comme régi par le SV [marcher sur les pieds], qui se comporte globalement comme un verbe prenant un argument datif : [lui → [marchersur les pieds]].

4.1.4.3. Admettre des syntagmes au nombre des unités rectrices permet de maintenir le principe que les dépendances rectionnelles sont toujours des relations biunivoques (= un seul régi par régissant, et un seul régissant par régi), ce qui peut constituer pour la grammaire une simplification avantageuse.


4.2. Homogénéité prédicative ?

On considère généralement, dans la droite ligne de la tradition aristotélo-fregéenne, que les constructions verbales ont pour sens une prédication, c’est-à-dire l’application d’un prédicat, signifié par le verbe, à des arguments, signifiés par ses dépendants (sujet, régimes valenciels) [Desclés 1991]. Les rections verbales se caractérisent ainsi par un contenu sémantique homogène, ou compositionnel [Debaisieux 2013 : 74, 454], si l’on entend par là le fait que régis et régissant contribuent ensemble à composer une même prédication. Deux perspectives sont alors ouvertes. (i) On peut faire l’hypothèse que cette homogénéité prédicative caractérise tous les faits de rection quels qu’ils soient, ce qui revient à confiner ceux-ci à l’intérieur des constructions qui expriment une proposition simple ou complexe. (ii) Ou bien faire l’hypothèse inverse que des relations de rection peuvent s’établir aussi hors de ces constructions. Selon l’option choisie, on sera conduit à analyser différemment certains assemblages syntaxiques. Cf. le rapport [Adj⇒N] en (26a) vs (26b) :

(26)  (a) Les nouveaux moutons sont arrivés, avec un beau bélier. [web]
(b) Il pleut il pleut bergère, rentrez vos blancs moutons.

En (26a), l’adjectif, à valeur restrictive, s’adjoint au nom pour définir l’actant sujet, et il s’intègre de façon homogène au contenu propositionnel asserté. On peut paraphraser :

(a)  ≅   (mouton(x) & nouveau(x)) ⊃ arrivé(x)

Mais en (26b), l’adjectif est une ‘épithète de nature’ qui ne contribue pas à la même prédication que le nom. Il exprime à côté de celle-ci une ‘prédication seconde’, qui rappelle incidemment un fait connu (≅ <Rentrez vos moutons, qui comme on sait sont blancs>). Cette prédication seconde est assertée, tandis que la prédication principale est sous modalité jussive. L’énoncé a donc pour contenu un couple de propositions non conjointes, en gros :

(b)  ≅    p1 : (mouton(x) & à(vous, x)) ⊃ rentrer(x)    (contenu ordonné)
     ≅    p2 : mouton(x) ⊃ blanc(x)           (contenu asserté)

Si l’on pose en principe que tout régi fait partie du même contenu propositionnel que son régissant, on sera donc conduit à analyser l’adjectif comme épithète régie par le nom en (26a), mais pas en (26b). Si au contraire on récuse ce principe, on peut décrire dans les deux cas l’adjectif comme régi. La même alternative se pose à propos de nombreux constituants, en particulier les périphériques.


4.3. Le problème des ‘périphériques’.

4.3.1. Définition.

Une proposition peut être simplement constituée d’une construction verbale, c’est-à-dire d’un verbe et de ses dépendants directs ou indirects, tous liés par des rapports de rection. Mais il peut aussi s’y ajouter des éléments qui ne sont pas intégrés à cette construction, car ils ne sont régis par aucun de ses membres, et notamment pas par son verbe tête : ils n’entretiennent pas de restrictions sélectives avec lui ; ils ne sont pas focalisables, et sont hors de la portée des modalités d’énoncé. Ces éléments sont généralement qualifiés de périphériques, v. p. ex. [Blinkenberg 1960].  Cette appellation reflète leur extériorité par rapport à la construction verbale, et non leur position dans la chaîne (ils peuvent figurer aux extrémités d’une P comme en son milieu, et être prosodiquement détachés ou non). Ce sont des unités de types et de comportements syntaxiques divers (connecteurs, SP cadratifs ou médiatifs, adverbes, P enchâssées non complétives…), qui forment une collection hétérogène, mais qui présentent en première analyse deux points communs : (i) elles impliquent la cooccurrence d’un syntagme de type P ; (ii) elles expriment une prédication seconde, couplée à la prédication primaire signifiée par celui-ci. Soit p. ex. l’adverbe malheureusement en (27) :

(27)  (a) Mme Anne Tolley […] a estimé que malheureusement beaucoup de progrès étaient encore à réaliser dans les États du Pacifique pour parvenir à l’objectif d’égalité hommes/femmes. [web]

(b) Jusqu’à récemment elle pensait encore avancer doucement, mais elle doute aujourd'hui et se demande si malheureusement elle ne fait pas du sur-place. [web]

(c) Ces derniers [= des syndicalistes] se disent en effet d’avis que, malheureusement, toutes les conditions sont réunies pour que l’école polytechnique de Thiès […] connaisse sa première année blanche. [web]

- Cet adverbe exige d’être accompagné d’une P (*Elle a estimé que malheureusement ; *Elle se demande si malheureusement). Il arrive qu’il soit énoncé isolément, p. ex. en réponse à une question (28), mais l’absence de P acolyte s’interprète alors comme une ellipse :

(28)  – Fume-t-il toujours ?
– Malheureusement ! [Sollers, frantext]  ↦  Malheureusement  [X]P
                    ↦ X = oui/ c’est le cas/ il fume toujours/...

- Au plan sémantique, ce genre d’adverbe est souvent qualifié d’extra-prédicatif [Le Goffic 1993 : 457] ou d’exophrastique [Guimier 1996]. Il ne participe pas à la prédication signifiée par la P adjacente, mais exprime en marge de celle-ci un commentaire sur le fait qu’elle dénote :

(29)  depuis tout petit j’adore la musique + bon euh malheureusement j’ai pas la voix pour chanter [CRFP pri-bor-3]

≅  p1 : j’ai pas la voix pour chanter
     p2 : le fait dénoté par p1 est malheureux / advient malheureusement


4.3.2. Deux analyses.

Selon la conception de la rection à laquelle on souscrit (lexicaliste ou fonctionnelle-généralisée, homogénéiste ou non), les périphériques de ce genre se prêtent à deux analyses différentes :

4.3.2.1. Périphérique = non régi.

Si l’on postule que tout régi dépend d’une tête lexicale, et contribue sémantiquement à la même prédication que celle-ci, il s’ensuit qu’en (27-29), malheureusement n’est pas le terme d’un rapport de rection. Cependant, cet adverbe est asservi à une P dont il exige la cooccurrence et avec laquelle il forme une construction endocentrique [Adv ⇒ P]. On est donc amené à conclure que la syntaxe des énoncés comme (27-29) comprend deux sortes de dépendances : d’une part, des relations de rection projetées par les têtes lexicales ; d’autre part des relations d’association entre une P noyau et des périphériques (associés, satellites, ad-noyaux). D’où des modèles dans lesquels ces deux ordres de dépendances sont figurés comme deux niveaux de structuration distincts, appelés micro-syntaxe vs macro-syntaxe . Il apparaît en outre qu’un grand nombre d’unités présentent deux fonctionnements, qui relèvent l’un de la micro-syntaxe de rection, et l’autre de la macro-syntaxe d’association. C’est le cas de malheureusement, ou des P causales en parce que, qui s’emploient tantôt comme modifieurs intra-prédicatifs régis par un verbe (30), et tantôt comme périphériques extra-prédicatifs (31) :

(30)  (a) On a fait […] trois expéditions de Pozuzo à la Pampa-del-Sacramento. La première s’est terminée malheureusement. [≅ s’est mal terminée, Sobreviela, w]

(b) Nous ne prescrivons pas Aconit parce que le malade a de la fièvre, mais parce que le malade présente avec la fièvre d’autres symptômes... [manuel médical]

(31)  (a) Malheureusement, ça s’est terminé en queue de poisson. [web]

(b) Je suis cocue, parce que ça s’appelle comme ça ! [web]

D’autres unités semblent au contraire spécialisées dans la fonction macro-syntaxique d’associés. C’est p. ex. le cas, selon [Blanche-Benveniste & al. 1990 : 129], des SP du type quant à SN, des ‘subordonnées’ causales en comme P et puisque P, etc. L’inventaire de ces ad-noyaux spécialisés reste toutefois à établir sur la base de données de corpus les plus complètes possible.

4.3.2.2. Périphérique = régi par une P.

Si au contraire on pose en principe qu’un constituant peut être régi par un syntagme, et ne s’intègre pas forcément à la même prédication que celui-ci, les dépendances entre une P noyau et ses périphériques se ramènent à un cas particulier de rection, ce qui permet de faire l’économie des notions d’associé et de macro-syntaxe (comme le suggère p. ex. Le Goffic [2011 : 14]). On décrira alors malheureusement en (27-29) comme un adjoint régi par la P adjacente (= un ‘adverbe de phrase’, selon l’appellation traditionnelle). Ce qui caractérise cette analyse, c’est qu’elle repose sur une conception purement formelle de la rection, comme assemblage de deux unités de signifiant dont l’une est annexée à l’autre. Si cette conception permet des simplifications au plan syntaxique, elle exige en contrepartie que pour modéliser les signifiés des constructions rectionnelles, on développe une sémantique plus sophistiquée que la sémantique propositionnelle classique, qui soit capable de figurer d’autres opérations que la prédication (p. ex. le couplage de prédications ou d’actes de langage, l’opération de commentaire méta-énonciatif, etc.).

4.3.3. Une troisième éventualité.

L’analyse des périphériques se complique encore du fait que bon nombre d’entre eux sont susceptibles d’être analysés comme des énoncés autonomes, non verbaux ou elliptiques. C’est le cas pour certaines occurrences de malheureusement, voir . Cette analyse est aussi envisageable pour les nominatifs pendants, la plupart des appositions, les P relatives appositives [Groupe de Fribourg 2012], les incises de discours rapporté [Groupe de Fribourg 2020], les adverbes d’énonciation [Berrendonner 2020b], certains articulateurs discursifs (voilà, bref [Berrendonner 2020a]), diverses pseudo-subordonnées (parce que P, si bien que P [Debaisieux 2013 : 9], quand P [Combettes, ibid.]), etc. Circonscrire le domaine des constructions rectionnelles débouche alors sur le problème plus général de la délimitation des énoncés, c’est-à-dire de la segmentation des textes, et par-delà, soulève la question des frontières de la syntaxe. Déterminer si un fragment de texte est ou non une unité syntaxique dépendante suppose que l’on soit capable de définir et de différencier méthodiquement les dépendances tenues pour syntaxiques (dont la relation de rection) des autres sortes de dépendances qui structurent les textes : contraintes prosodiques, pragmatiques et interactionnelles. Autrement dit, que l’on élargisse au discours le champ de l’analyse grammaticale, sans souscrire a priori à la séparation préthéorique communément admise entre le domaine de la phrase (ou ses succédanés) et celui du discours. Et au risque de remettre en question le partage territorial en vigueur entre syntaxe et pragmatique discursive.

4.3.4. Les études dans cette direction étant peu nombreuses et peu avancées (cf. [Béguelin, Corminboeuf & Lefeuvre 2020]), les éléments dits ‘périphériques’ forment une zone de la syntagmatique dans laquelle l’emprise de la rection reste incertaine et controversée. En l’état actuel des connaissances, décrire un périphérique consiste à opter entre trois statuts :

(a) celui de constituant régi interne à une P ;
(b) celui de constituant macro-syntaxique, associé à une P noyau adjacente ;
(c) celui d’énoncé autonome, syntaxiquement indépendant de son voisinage.

Le choix entre ces trois solutions dépend au premier chef des propriétés empiriques du périphérique concerné (tous n’ont pas des caractéristiques compatibles avec les trois analyses). Mais il dépend aussi des postulats théoriques sur lesquels est fondée la modélisation. C’est la conception que l’on se forme de la rection, lexicaliste ou fonctionnelle-généralisée, qui conduit à opter soit pour (a) soit pour (b). C’est la façon dont on délimite les unités maximales de la syntaxe qui autorise ou non l’analyse (c).

 


5. Conclusion : la rection dans l’EGF.


Ces incertitudes rendent difficile un classement synoptique des diverses constructions grammaticales dans lequel tous les faits de rection soient situés à leur juste place. On peut cependant, dans une perspective heuristique, distinguer deux classes de phénomènes :

5.1. D’une part, chaque catégorie lexicale ou syntagmatique ‘projette’ un ensemble de constructions dans lesquelles elle entre en tant que régissant combiné avec divers dépendants. On peut donc dresser un inventaire méthodique de ces constructions, moyennant la résolution de divers problèmes d’analyse : combien de cas distincts les verbes régissent-ils ? les SN du type [Dét N] ont-ils pour tête le N ou le Dét (les deux thèses sont en concurrence) ? que faire des constructions exocentriques ? comment modéliser les dépendances à distance ? etc. Les réponses apportées à ces questions peuvent différer d’un modèle à l’autre, mais il ne fait pas de doute que les constructions concernées relèvent de la syntaxe de rection, quitte à devoir préciser la définition de celle-ci, à en distinguer plusieurs sous-types (arguments, modifieurs…), etc.

5.2. D’autre part, il existe un ensemble, en bonne partie inexploré, de configurations textuelles dont le statut syntaxique n’est pas clair. Les unes comprennent des périphériques susceptibles d’être analysés soit comme des dépendants micro- ou macro-syntaxiques, soit comme des unités de discours autonomes (32) ; d’autres sont formées d’une paire de constructions verbales dont on peut se demander si elles constituent ou non un énoncé rectionnellement connexe (33) :

(32)  (a) le jour après/ plus de force\ je te dis [OFROM]

(b) les inscriptions sont en latin en général [OFROM]

(c) je suis + pas responsable complètement puisque je ne suis pas le + président du club [CRFP pri-bri-2]

(33)  (a) Quelqu’un oserait-il devant moi dire du mal de la montagne, je le tuerais à l’instant même. [Cingria < Corminboeuf 2009]

(b) Moi j’ai ma fille elle écrit mal. [web]

Selon les approches théoriques adoptées, les configurations de ce genre donnent lieu à des analyses divergentes, et il serait pour l’instant hasardeux de leur assigner une place déterminée dans la taxinomie des structures syntaxiques.

5.3. Le plan retenu pour l’EGF (voir ‘Table des matières’) est le reflet de cet état des connaissances. Il présente une division principale en deux sections : une ‘micro-syntaxe’ dans laquelle sont classées les structures que l’on s’accorde à analyser comme rectionnelles, et une ‘macro-syntaxe’ subsumant tous les autres types de dépendances. Certaines notices concernent des configurations syntagmatiques dont le statut au regard de cette bipartition pose problème, soit parce que leur analyse prête à incertitudes ou à dissensions, soit parce que leur définition usuelle recouvre des constructions de plusieurs niveaux (dislocations, pseudo-clivées, constructions en quand, en si, etc.). Ces notices ne peuvent que présenter un bilan critique des diverses analyses en concurrence, et doivent par conséquent figurer dans la table des matières sous plusieurs rubriques, correspondant à chacune de ces analyses (ce que l’on indique au moyen d’un astérisque).

 


6. Références bibliographiques importantes.


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Cet ouvrage, remarquable par sa cohérence et sa clarté, est le texte fondateur dont  sont issues toutes les grammaires de dépendance.

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Article particulièrement éclairant qui, au moyen de critères empiriques bien définis, met de l’ordre  parmi les ‘compléments’ selon qu’ils sont ou non régis par le verbe (v. § 351 et 432).

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Pour un inventaire méthodique des rections verbales, établi à partir d’un corpus.

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Le versant sémantique des constructions verbales, analysées en termes de ‘cas profonds’.

 


7. Annexes.



7.1. Abréviations utilisées

P =      syntagme formé d’un verbe fini et de ses dépendants, qui peut constituer à lui seul un énoncé autonome (P radicale), ou bien être intégré en tant que constituant dans un énoncé de rang supérieur (P enchâssée). Pour nommer ce type de syntagme, nous avons repris le terme traditionnel de proposition (comme unité grammaticale).

SN =   syntagme nominal, composé d’un nom lexical et de ses divers dépendants, et éventuellement marqué en cas par une préposition faible.

SP =    syntagme prépositionnel, composé d’une préposition forte (non casuelle) et de son SN régime.


7.2. Ouvrages cités

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Note 1:

• Exemples.

[Meigret, Tretté de la grammere françoeze (1550), 21.17] :       
Et combien que les cas que les Latins appellent génitif, datif, accusatif et ablatif, soient [...] inconnus à la langue française : attendu que nous les forgeons tous par les prépositions de, du, des, à, aux, par [...] je les poursuivrai toutefois ici selon elles.

[Arnauld & Lancelot, Grammaire générale et raisonnée (1660), p. 36] :
On se sert d’une particule dans toutes les langues vulgaires, pour exprimer le génitif, comme est de en la nôtre. […]       
Datif. Les langues vulgaires marquent encore ce cas par une particule, comme est à en la nôtre. […]    
Et enfin, toutes les fois qu’en notre langue un nom est gouverné par une préposition quelle qu’elle soit : Il a été puni pour ses crimes ; il a été amené par violence ; il a passé par Rome ; il est sans crimes ; il est allé chez son rapporteur ; il est mort avant son père : nous pouvons dire qu’il est à l’ablatif, ce qui sert beaucoup pour bien s’exprimer en plusieurs difficultés touchant les pronoms.

[Régnier-Desmarais, Traité de la grammaire françoise (1706), p. 566]  
Des Prépositions à & de en general. L’usage le plus ordinaire de l’une & de l’autre, est de servir à la déclinaison des Noms, la première pour le Datif, & l’autre pour le Genitif & pour l’Ablatif.

• Ces auteurs considèrent en outre que le système des pronoms personnels constitue une déclinaison, et présentent des tableaux où les formes pronominales sont classées en fonction de leur cas.
• Selon la grammaire de Port-Royal, le sujet se distingue cependant par ses propriétés des autres arguments du verbe. D’une part, il n’est pas marqué en cas :

[Arnauld & Lancelot, Grammaire générale et raisonnée (1660), p. 33] :
La simple position du nom s’appelle nominatif, qui n’est pas proprement un cas, mais la matière dont se forment les cas par les divers changements qu’on donne à cette première terminaison du nom. Son principal usage est d’être mis dans le discours avant tous les verbes, pour être le sujet de la proposition.

D’autre part, le sujet entretient avec le prédicat un rapport logico-sémantique de convenance réciproque, tandis que les compléments du verbe ne font que déterminer le prédicat, c’est-à-dire le particulariser par des « rapports aux choses ». Les relations de convenance sont marquées par l’accord grammatical entre leurs termes, et les rapports de détermination par les cas. D’où la distinction établie entre syntaxe d’accord et syntaxe de rection :

La construction des mots se distingue généralement en celle de convenance, quand les mots doivent convenir ensemble, et en celle de régime, quand l’un des deux cause une variation dans l’autre  […]. Ainsi la distinction des deux nombres, singulier et pluriel, a obligé d’accorder le substantif avec l’adjectif en nombre, c’est-à-dire de mettre l’un au singulier ou au pluriel quand l’autre y est ; car le substantif étant le sujet qui est marqué confusément, quoique directement, par l’adjectif, si le mot substantif marque plusieurs, il y a plusieurs sujets de la forme marquée par l’adjectif, et par conséquent il doit être au pluriel : Homines docti, hommes doctes. […] Les verbes, de même, doivent avoir la convenance des nombres et des personnes avec les noms et les pronoms.  [ibid. p. 103]

(Le rapport entre un substantif et son adjectif épithète, étant lui aussi prédicatif, est marqué par l’accord entre eux, tout comme le rapport entre un sujet et son verbe).

Les grammaires générales ont fait écho à cette opposition entre syntaxe d’accord et syntaxe de rection [Beauzée, article Grammaire de l’Encyclopédie], mais elle n’ a pas eu d’autre postérité. Le statut syntaxique du sujet est encore aujourd’hui une question débattue, voir § 37.


Note 2:

[Beauzée, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1756), article Régime]:

Quoiqu’on  ait insinué [...] qu’il falloit donner le nom de complément à ce que l’on appelle régime, il ne faut pourtant pas confondre ces deux termes comme synonymes : je vais déterminer la notion précise de l’un et de l’autre en deux articles séparés.

Art. I. Du complément. On doit regarder comme complément d’un mot, ce qu’on ajoute à ce mot pour en déterminer la signification, de quelque manière que ce puisse être. […] Les mots qui ont une signification relative, exigent un complément, dès qu’il faut déterminer l’idée générale de la relation par celle d’un terme conséquent : & tels sont plusieurs noms appellatifs, plusieurs adjectifs, quelques adverbes, tous les verbes actifs relatifs & quelques autres, & toutes les prépositions. [...] Quand on dit donner quelque chose à quelqu’un, recevoir un présent de son ami, les verbes donner & recevoir ont chacun deux compléments qui tombent sur l’idée de la relation qu’ils expriment.

Art. II. Du régime. Les grammaires des langues modernes se sont formées d’après celle du latin [...] Or il paroît, par l’examen exact des différentes phrases où les Grammairiens latins parlent de régime, qu’ils entendent, par ce terme, la forme particulière que doit prendre un complément grammatical d’un mot, en conséquence du rapport particulier sous lequel il est alors envisagé. Ainsi le régime du verbe actif relatif est, dit-on, l’accusatif, parce qu’en latin le nom ou le pronom qui en est le complément objectif grammatical doit être à l’accusatif ; l’accusatif est le cas destiné par l’usage de la langue latine, à marquer que le nom ou le pronom qui en est revêtu, est le terme objectif de l’action énoncée par le verbe actif relatif. […] Il suit de là qu’à prendre le mot régime dans le sens généralement adopté, il n’auroit jamais dû être employé, par rapport aux noms & aux pronoms, dans les grammaires particulières des langues qui ne déclinent point, comme le françois, l’italien, l’espagnol, &c. [...] Dans les langues qui ne déclinent point, les mots paroissent constamment sous la même forme, & conséquemment il n’y a point proprement de régime.

Note 3:

De cette reconstruction de la syntaxe indo-européenne, il ne faudrait cependant pas conclure que les relations de parataxe soient un type structural plus ‘primitif’ que les hypotaxes [Deulofeu 1986]. Dans le cas des langues attestées, ce mythe de la parataxe originelle est démenti par les faits, cf. [Wagner 1974 : 46] :

Une hypothèse à écarter est celle qui voudrait que l’ancien français eût traversé un état où prévalait la parataxe avant d’atteindre celui où l’hypotaxe – ou subordination explicitée – est devenue la règle. Wolf Dieter Stempel a démontré, preuves à l’appui, que dès son état le plus ancien le roman disposait d’un système de subordinations explicites riche et cohérent.

De Meillet & Vendryès, on retiendra donc seulement qu’il existe des processus diachroniques de ritualisation par lesquels certaines relations de discours se muent en contraintes formelles. (Le processus inverse existe d’ailleurs aussi).

Note 4:

Cet usage du terme de valence n’a rien à voir avec celui qui en est fait communément à la suite de Tesnière [1969 : 238], pour désigner le nombre des arguments sélectionnés par un verbe (v. § 25 et 341).

Note 5:

Le problème des héritages de propriétés a donné lieu à une abondante littérature, chaque type de formalisation pratiqué en syntaxe entraînant le recours à des solutions techniques différentes.

- L’une d’elles consiste à traiter comme une seule unité les deux éléments candidats au statut de tête. Tesnière [1969 : 47] use pour cela de la notion de nucléus dissocié, qui sert à décrire certains groupes de mots comme équivalant à un seul mot dans la structure de dépendances. Les groupes [verbe auxiliaire + participe auxilié] sont assimilés par ce moyen à un verbe recteur simple, dont l’auxiliaire détermine (dit Tesnière) le statut syntaxique, et l’auxilié les propriétés sémantiques. Kahane [2008] réutilise cette notion de nucléus pour figurer les ‘chaînes verbales’ (ex. devrait penser à commencer à Vinf), voire certaines configurations plus complexes comprenant des enchâssements, comme des régissants assimilables à des verbes simples.

- Un autre moyen, utilisé en HPSG, consiste à postuler des héritages de traits « horizontaux » entre co-constituants : les morphèmes grammaticaux (verbes auxiliaires, complémenteur que, déterminants, etc.) sont décrits comme des ‘têtes faibles’, qui doivent recevoir de leur dépendant certains traits qui leur manquent. Un auxiliaire hérite ainsi du participe auxilié son trait de valence, et capitalise de cette façon tous les traits transmissibles à la forme verbale composée dont il fait partie ; cela permet de le décrire comme en étant seul la tête [Abeillé 1993 : 194 ; 2007 : 188].

- Une autre solution consiste à faire de chacun des éléments en cause la tête d’un syntagme situé à un rang différent de la structure (grammaires chomskyennes). On considérera p. ex. que l’auxiliaire est la tête d’un syntagme IP (Inflexion phrase) et a pour complément un syntagme verbal (VP) dont la tête est l’auxilié. De l’auxiliaire, dans IP, dépend le sujet, et de l’auxilié, dans VP, dépendent les régimes [Pollock 1998 : 40].

Note 6:

Par proforme, on entend un mot qui a pour sens une variable prenant ses valeurs dans un paradigme, et qui peut donc être considéré comme représentant les propriétés morpho-syntaxiques de ce paradigme, abstraction faite de toute particularité lexicale propre à tel ou tel de ses membres. Le pronom elle, par exemple, est une proforme valant pour tous les SN féminins définis. Sont des proformes les pronoms toniques ou clitiques (lui, il…), les adverbes anaphoriques (ainsi, là, alors…), divers mots qu- (qui, comment, quand, où), l’adjectif tel, etc.

La relation entre une proforme et les syntagmes auxquels elle est substituable est appelée ‘proportionnalité’. Dans les travaux du GARS [Blanche-Benveniste & al. 1987 : 27], cette relation est utilisée comme un moyen de reconnaître l’appartenance d’un syntagme à un paradigme morpho-syntaxique, ce qui en fait un critère essentiel pour identifier et classer les régimes de verbe. C’est le principe de « l’approche pronominale ». Voir aussi [Blanche-Benveniste & al. 1990 : 42] et [Sabio 2011 : 25 sq.].

Note 7:

Certains modèles postulent une distinction tranchée entre traits syntaxiquement pertinents et traits ‘purement sémantiques’ [Emonds 2000]. Cette distinction découle d’une conception de la syntaxe comme composante autonome du langage, indépendante du lexique et des règles interprétatives qui associent un sens aux structures syntaxiques [Chomsky 1965]. Bien que ce postulat de l’autonomie de la syntaxe ait été contesté par divers auteurs générativistes [Ruwet 1991] et plus ou moins révisé dans les versions ultérieures de la théorie, ses effets continuent de se faire sentir dans les pratiques d’analyse, qui ne prennent en compte que les traits de sous-catégorisation considérés traditionnellement comme ‘syntaxiques’, en vertu de décisions qui ne reposent pas toujours sur des critères empiriques explicites.

Note 8:

Cette tripartition des compléments est généralement admise comme une donnée de fait. Cependant, il existe des divergences quant à la façon de la décrire. Soit p. ex. :

[Comme il fait beau](3), on ira [à la plage](1) [après la sieste](2).

(1) : + modalisable, + sélectionné par le verbe
(2) : + modalisable, - sélectionné par le verbe
(3) : - modalisable,  - sélectionné par le verbe

- Certains modèles classent le type (2) avec (1) parmi les dépendants du verbe. C’est le cas de Damourette & Pichon [1911-33], qui distinguent deux sortes de rections, circonjacence (1+2) vs ambiance (3), selon l’étroitesse du lien entre régime et régent :

L’ambiance est une adjacence plus lâche que la circonjacence. Le régime y figure comme une circonstance accessoire dont l’omission ne modifierait essentiellement ni le rôle du régent dans la phrase, ni le sens général de celle-ci. Le plus souvent d’ailleurs il faut un effort spécial d’analyse pour indiquer quel est le support de ce complément flottant, qui ne fait pas partie de l’édifice logique de la phrase, mais qui s’y présente comme un organisme indépendant dans un milieu qui l’enveloppe et le soutient. [§ 110]

La grammaire du GARS opère un regroupement analogue, qui a été repris dans de nombreuses études descriptives. Y font écho les distinctions sémantiques usuelles entre constituants intra- vs extra-prédicatifs (§ 431).

- D’autres modèles, au contraire, restreignent la rection verbale aux arguments sélectionnés par le verbe, ce qui les conduit à classer les compléments du type (2) avec ceux de type (3). Van Valin [2005 : 5], p. ex., analyse les propositions (clauses) en un noyau (core) formé du prédicat verbal et de ses arguments, et une periphery, qui contient tout le reste :

schéma

- Une troisième option serait de décrire les compléments de type (2) comme régis non par le lexème verbal, mais par un syntagme de rang supérieur composé de celui-ci et de ses arguments valenciels (v. § 4141).

Note 9:

Ces modèles sont fondés sur le postulat que tout syntagme est une construction endocentrique, composée d’une tête et de dépendants. Cette généralisation est notamment à la base

- des grammaires de dépendance formalisées, dans lesquelles toutes les relations syntaxiques sont figurées sous le même format ‘mot-gouverneur ® mot-dépendant’, éventuellement étiquetées selon la nature de leurs termes [Kahane 2001 ; 2002]. Ex.

schéma

- de la ‘théorie X barre’ des grammaires chomskyennes, selon laquelle tout syntagme est de la forme :

                   X"
          ┌──┴──┐
(spécifieur)         X'
                   ┌──┴──┐
                   X        (complément)
                  tête

Ainsi généralisée, la notion de rection (ou gouvernement) ne sert plus à caractériser oppositivement un type de constructions, mais à imposer à la modélisation des structures syntaxiques un format général unique, autrement dit à restreindre la classe des grammaires possibles. Ce principe apparaît difficilement compatible avec les propriétés empiriques des solidarités et des coordinations [Mouret 2007], et son application ne va donc pas toujours sans une certaine dose d’arbitraire.

Note 10:

Il y a toutefois plusieurs façons de concevoir les rapports entre ces deux structurations : ‘recouvrement’ [Blanche-Benveniste 2003 ; Sabio 2017] ou stratification [Groupe de Fribourg 2012]. Voir sur ce point [Avanzi 2007] ou [Corminboeuf & Benzitoun 2014].

Note 11:

À vrai dire, ce dont malheureusement implique la cooccurrence, c’est soit une P verbale, radicale (1) ou enchâssée (2), soit un énoncé non verbal à finalité assertive (3) :

(1)        Le cinéma, c’est une industrie, mais malheureusement c’est aussi un art. [Anouilh, w]

(2)        La Pasionaria parle. […] Elle dit sans fard son opinion que malheureusement on ne trouve pas auprès des ministres, et surtout auprès du Président du Conseil, le sentiment d’active solidarité qui anime le peuple français et particulièrement le magnifique prolétariat de Paris. [web]

(3)        (a) Je le goute enfin et là malheureusement la CATA : le vin est passé, quasi madérisé. [sic, web]

(b) J’ai fait une mignonne petite tartinounette spéciale St Valentin (bon j’ai “emporte piècé” mes chutes de pâte)! Mais malheureusement la cata à la cuisson!!! [web]

(c) Je n’ai jamais réussi à terminer quoique ce soit. […] Après m’être consacré à l’éducation de mes trois petites donzelles, qui ont bien grandi, j’ai ouvert un commerce bio-équitable, malheureusement, flop et terminé. [web]

(d) J'en profite rapidement pour annoncer que malheureusement, pas de #JdR ce soir [web]

En (2), malheureusement s’interprète comme une prédication seconde dont la prise en charge est imputée à la Pasionaria et non au locuteur L0. Cela donne à penser que l’adverbe fait partie de la que-P régie par son opinion. Il est peu vraisemblable qu’il forme un énoncé parenthétique indépendant, car si tel était le cas, il serait à mettre au compte de L0.

En revanche, les occurrences (3) peuvent être analysées de façon plausible comme des énoncés syntaxiquement indépendants, qui expriment un auto-commentaire du locuteur sur l’énoncé averbal contigu (ou plus exactement sur le fait qu’il dénote). Voir aussi l’ex. (21) du § 362.

Il est donc possible que malheureusement soit à décrire comme ayant deux statuts syntaxiques différents : tantôt celui de constituant de P (ex. 2) ; tantôt celui d’énoncé averbal indépendant (ex. 3). Les occurrences du type (1) seraient alors à analyser comme métanalytiques.

Note 12:

Dans divers travaux de linguistique générale et/ou typologique est soutenue la thèse que les dépendances grammaticales sont graduelles : entre le statut d’énoncé autonome d’une part, et celui de constituant régi interne à une P d’autre part, se situeraient diverses configurations syntagmatiques qui présentent des degrés de connexité ou de cohésion intermédiaires :

At the starting pole of the continuum, there is no hierarchical relation between the two clauses forming the complex sentence. This is the situation which we call parataxis. At the end pole, there is a clear hierarchical relation betweem them, the subordinate clause being downgraded to a particular, well-defined constituent wthin the main clause. [Lehmann 1988: 4]

À ces approches gradualistes, on peut cependant, nous semble-t-il, adresser trois sortes d’objections. (Pour une revue critique, voir [Corminboeuf & Benzitoun 2014]) :

(1) D’une part, ces modèles du ‘clause linkage’ consistent à prendre pour acquis le couple hypotaxe / parataxe, et ne font guère que détailler ces deux configurations en plusieurs sous-espèces. Tous partent en effet du principe que les énoncés autonomes prototypiques sont des P verbales finies, ce qui les conduit à concevoir les textes comme des suites paratactiques de telles P, et à rattacher tout segment non verbal à une P verbale adjacente (p. ex. les appositions adjectivales [Lehmann 1988, ex. E8]). Ils supposent donc résolu (en faveur de l’analyse traditionnelle de l’écrit) le problème de la segmentation des textes qu’ils sont justement censés affronter (§ 433).

(2) D’autre part, l’évaluation des degrés d’‘étroitesse’ des dépendances y repose sur divers présupposés dont la validité empirique semble pour le moins discutable : assomption que certains mots sont des ‘subordonnants’ par nature (vs supra § 361) ; que les SN, ayant un degré de ‘verbalité’ moindre que les que-P, sont par nature plus étroitement dépendants de leur régissant que celles-ci ; qu’un connecteur marque un lien syntaxique plus étroit qu’une simple anaphore pronominale ; etc. Fondé sur de telles prémisses, le placement des constructions sur le continuum apparaît peu crédible.

(3) Enfin, ces modèles prennent en compte, pour graduer les rapports de dépendance, des propriétés non seulement syntaxiques mais aussi sémantico-pragmatiques, comme l’existence entre deux P d’une anaphore pronominale, d’une identité de prédicats, ou d’une relation de discours exprimée par un connecteur. Cela revient à traiter comme des facteurs de dépendance toutes les relations combinatoires qui se superposent dans les textes, quel que soit le niveau de structure où elles se situent. On peut alors se demander si la notion de ‘dépendance’, ainsi généralisée, a encore un intérêt descriptif.

À notre avis, la solution du problème des périphériques n’est pas à chercher dans un simple raffinement du couple hypotaxe / parataxe basé sur la notion traditionnelle de proposition, mais dans une analyse des fonctions remplies par les divers segments du discours, appuyée sur une observation précise de leurs propriétés empiriques.


 

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