Dans son Éclaircissement de la langue française (1852 = 1530), J. Palsgrave recourt au fr. [avoir beau] Vinf pour traduire le m. angl. I may do a thyng longe ynoughe (p. 616), lequel exprime l’inefficacité du procès dénoté par do a thyng :
C’est aussi la vanité du procès exprimé par le Vinf qui est mise en avant dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694) :
Il [= le terme beau] se joint encore au verbe dans un sens different, & pour marquer qu’en vain on fait ce que le verbe signifie, Vous avez beau faire, beau dire. vous avez beau prier, beau pleurer, pour dire, Que vous priez, que vous pleurez vainement. (Ici comme toutes les citations de ce passage, les grasses sont les miennes)
Cette glose est légèrement retouchée dans la 4ème édition de 1762, qui intègre des exemples au passé composé :
On dit aussi, Vous avez beau faire & beau dire, vous avez beau prier, beau pleurer, nous avons eu beau solliciter, ils ont eu beau se récrier, pour dire, C’est inutilement que vous priez, que vous pleurez, que nous avons sollicité, qu'ils se sont récriés.)
Même référence à un effort inutile dans le Dictionnaire de Féraud (1777-1778), qui – à l’instar des ouvrages précédents – donne seulement un exemple de AB à l’état isolé, sans corrélat :
BEAU, adv. Il a beau faire, il fait des éforts inutiles. "On a eu beau lui imposer silence".
La 6e édition du Dictionnaire de l’Académie (1832-5) insère la notation Fig. et ironiq. pour caractériser le sens ‘antiphrastique’ de la locution, et introduit pour la première fois un emploi de AB en diptyque concessif [AZ] :
Fig. et ironiq., Vous avez beau faire et beau dire, vous avez beau prier, beau pleurer, nous avons eu beau solliciter, ils ont eu beau se récrier, etc., C’est inutilement que vous réclamez, que vous priez, que vous pleurez, que nous avons sollicité, qu’ils se sont récriés, etc. J’eus beau faire et beau dire, il persista dans sa résolution.
L’emploi en diptyque était cependant déjà mentionné en 1680 chez Richelet, suivi par Furetière (1690) et Trévoux (1734). Le premier glosait AB à l’aide de quoique, encore que (cf. § 1.2), et du latin etsi, quamquam :
Beau. (Etsi, quamquam.) Ce mot joint avec le verbe avoir signifie quoique, encore que. Nous avons beau nous ménager, La mort n’est pas un mal que le prudent évite. Main[ard], poës. Sa bouche a beau cent fois en faire le serment, Il n’est point vôtre ami tant qu’il est votre amant. (Richelet, éd. 1709, cité par Faye 1934, p. 1015)
Beau. Quand ce mot est joint avec le verbe avoir, il signifie, Quoique, encore que. Vous avez beau parler, & me promettre, je n’en ferai rien. Vous avez beau faire, vous n’en viendrez pas à bout. (Furetière, 1690)
La 9ème édition (en cours) du Dictionnaire de l’Académie modernise ses exemples, tout en faisant allusion à la polysémie de [avoir beau Vinf], qui véhicule un sens de vanité dans a beau travailler mais un sens favorable dans le vieux proverbe A beau mentir qui vient de loin (cf. plus bas ex. (11)).
Avoir beau suivi d’un infinitif. Avec une valeur
concessive, marquant l’inutilité d’une action, d’un conseil. Cet enfant a
beau travailler, il ne réussit pas. Elle a beau lui expliquer, il ne comprend
rien. Nous eûmes beau faire et beau dire, il persista dans son erreur.
Vieilli. Avoir toute facilité pour.
.Prov. A beau mentir qui vient de loin,
le mensonge est facile à celui qui vient de loin.
Dans cette 9ème édition toujours, la séquence « avoir beau suivi d’un infinitif » figure sous une rubrique intitulée « Emplois adverbiaux. D’une manière qui convient. » Pourtant, dans la locution avoir beau, beau n’a ni le sens de « qui convient », ni une fonction d’adverbe : v. § 42.2.2.
L’idée d’action, de peine ou d’efforts portés à un haut degré, mais non couronnés du succès attendu, se retrouve dans de nombreux autres dictionnaires, p. ex. Boiste 1812 ; Landais 31836 ; Noël & Chapsal 71840 ; Bescherelle 111865 ; Larousse 1867 ; Littré 1878 ; Hatzfeld et al. 1926 ; Robert 1977...
Alors que le Französisches etymologisches Wörterbuch (FEW), vol. 1, s. v. bellus, p. 321 no 4, ne dit que peu de chose de notre locution, le Dictionnaire historique de la langue française (DHLF) s. v. beau met en avant l’idée de sens adversatif, peut-être sous l’influence de Damourette & Pichon. Cf. :
La locution avoir beau faire se trouvant quelque peu isolée, put alors se cantonner dans le sens adversatif qu’elle a maintenant. (Damourette & Pichon, § 1129, t. III, p. 599)
Le Trésor de la langue française informatisé (TLFi) se distingue à son tour en faisant appel aux notions psychologisantes de « chose espérée » et de « déception » :
B. ‒ [L’idée dominante est celle de
chose espérée (exprimée par avoir beau) et de déception (exprimée
par la proposition subséquente)]
‒ Avoir beau + inf. (avec valeur concessive). L’oncle Édouard a eu beau faire,
beau s’évertuer, s’époumoner... ils démordaient pas de leur avis (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p. 346). J’ai
eu beau donner de la voix, personne, hélas, n’est venu me détacher (CAMUS, La Dévotion à la croix, adapté de
Calderon de La Barca, 1953, p. 574). (Etc., TLFi, s. v. beau,
rubrique III B)
Ces notions toutefois, pas plus que celle d’« efforts », ne sont applicables aux emplois impersonnels de AB, parents pauvres des dictionnaires modernes :
(I) (a) Il avait beau pleuvoir par intervalles, Paillasse, Pantalon et Gille s’obstinaient. (V. Hugo, 1881, f, déjà cité plus haut)
(b) Autour des femmes que vous avez ici, il a beau y avoir des fontaines dignes de Rome, des platanes grecs et un ciel qui joue la tragédie de Don Quichotte à chaque coin de rue, je n’aimerai jamais. (J. Giono, 1965, f)
(c) Pourtant en sixième j’aurais pu nouer des liens avec Lussac, mon autre voisine. Je ne l’ai même pas regardée, la malheureuse. Enfin si : je l’ai regardée et trouvée laide ! J’étais déjà comme ça, à dix ans. Il avait beau s’agir d’amitié, de pure amitié, je voulais qu’elles fussent belles ! (H. de Montferrand, 1991, f)
NB. Relever l’existence, à date récente, d’une variante il y a beau y avoir à côté de il a beau y avoir, et d’une autre y a beau avoir :
(II) (a) Il y a beau y avoir six pattes par mouche, c’est par milliers que nous devons les amputer si nous voulons arriver à écrire quelque chose qui se tienne. (G. Perec, 1965-1978, f)
(b) Il y a beau y avoir de la glace, toute la surface du lac des Taillères n’est pas praticable. (web ; ex. non isolé))
(c) Et il y a beau avoir plusieurs caisses, on fait toujours une queue trop longue pour entrer. (écrit internet, frWaC)
(d) y a beau avoir un trucker dans le village qui est capable de faire la job là, ben ils vont le garder pour eux autres ou ils vont le faire faire par une autre. (in L. Bisson, thèse Rimoussi 2011, web)
Une étude plus poussée à ce sujet serait évidemment la bienvenue.
Un peu plus abstraite, la définition donnée dans l’Essai de grammaire de la langue française de J. Damourette et É. Pichon se prête mieux à la description des emplois impersonnels. Elle fait, elle aussi, référence à l’exécution de « l’action exprimée par l’infinitif », mais n’en capte pas moins avec finesse le concept paradoxal d’« impuissance » associé une réalisation soutenue du procès :
Nous sommes maintenant en mesure d’étudier le cas très délicat de
la tournure il a beau faire.
D’une part, cette tournure ne ressemble formellement à rien d’autre dans le
français de nos jours, mais d’autre part elle est très vivante dans le parler
normal.
Elle signifie que la substance repère du verbe avoir est impuissante
à empêcher un fait exprimé par la phrase suivante, même si elle continue
indéfiniment, comme elle le peut, à exécuter l’action exprimée par l’infinitif.
(Damourette & Pichon § 1129, t. III, p. 596)
Quant à PB concessif, les dictionnaires ne le repèrent que bien plus tard (cf. supra § 32). Littré n’en fait pas état dans son inventaire, pourtant fouillé, des emplois de pouvoir, mais en donne un rapide exemple s. v. bien. Et le Dictionnaire de l’Académie, s. v. pouvoir, ne l’illustre qu’à partir de sa 9e édition (l’actuelle) :
2. Auxiliaire de mode, précédant le plus souvent un verbe à l’infinitif. Pour marquer la possibilité, l’éventualité. Ne faites pas cela : un accident peut toujours arriver. Cela pourrait bien être. Il peut en mourir. Avec une nuance de concession. Elle peut, elle peut bien promettre tout ce qu’elle veut, je ne la crois pas. Fam. Tu peux toujours courir !
Dans les dictionnaires du XXe siècle, PB est régulièrement défini à l’aide de AB (Robert méthodique, TLFi s. vv. bien et pouvoir) ou en référence à AB. Ainsi dans le Grand Robert (1977) s. v. pouvoir :
Spécialt. Pouvoir..., pouvoir bien, en opposition avec une autre proposition introduite ou non par mais, signifie que la liberté (théorique ou pratique) de faire telle ou telle chose est sans influence sur la réalité ou la possibilité qu’exprime cette autre proposition. (Cf. b>Avoir beau*). Il peut bien venir me voir, je ne lui parlerai pas. Il peut promettre tout ce qu’il voudra, on ne le croit plus
Certains linguistes usent, en retour, de PB pour expliciter le sens de AB (Orr 1963, p. 101 ; Soutet, 1992, p. 72, 78). Un auteur perspicace du nom de Martin, cité par P.-L. Faye, avait déjà fait le rapprochement en 1872 :
C’est le verbe avoir suivi de l’adjectif beau, et formant avec lui une expression qui après
avoir éprouvé en quelque sorte la même fortune que pouvoir bien, a fini par signifier, comme ce dernier, que
l’action de l’infinitif qui suit a été, est ou sera faite en vain. (Martin,
Courrier, 1872, III, 132, cité par Faye 1934, p. 1012).