Arnauld (A.) & Lancelot (C.), 1660, Grammaire générale et raisonnée, contenant les fondements de l’art de parler expliqués d’une manière claire et naturelle, les raisons de ce qui est commun à toutes les langues, et des principales différences qui s’y rencontrent.
Ce petit ouvrage (108 pages) innove pour l’époque, en se fixant pour but non de décrire les usages de la langue, mais d’« en pénétrer aussi les raisons » (p. 4), c’est-à-dire d’en proposer une théorie explicative. Celle-ci est fondée sur une conception du langage comme expression de la pensée, dont les constructions grammaticales sont censées refléter la structure logique.
1. L’analyse logique distingue trois opérations de l’esprit : concevoir (= se former la simple idée d’une chose), juger (= affirmer qu’une chose est telle ou telle), et raisonner (= se servir de deux jugements pour en faire un troisième). Les catégories grammaticales sont les marques de ces opérations : noms, pronoms, adjectifs et adverbes expriment des idées de choses (substances ou accidents), tandis que les verbes, les conjonctions et les interjections contribuent à l’expression des jugements. Quant à la troisième opération, raisonner, elle « n’est qu’une extension de la seconde » (p. 23), et ne met pas en jeu d’autres matériaux linguistiques que celle-ci.
2. L’apport principal de Port-Royal a été d’ajouter aux classes de mots traditionnelles la catégorie des propositions, unités construites exprimant les jugements. Une proposition est un énoncé verbal élémentaire formé de trois constituants : un sujet, un attribut, et le verbe copule être, dont la fonction est de marquer « l’action de notre esprit qui affirme l’attribut du sujet » (p. 66) :
Le jugement que nous faisons des choses, comme quand je dis La terre est ronde, s’appelle PROPOSITION ; et ainsi toute proposition enferme nécessairement deux termes ; l’un appelé sujet, qui est ce dont on affirme, comme terre ; et l’autre appelé attribut, qui est ce qu’on affirme, comme ronde ; et de plus, la liaison entre ces deux termes, est. (p. 23)
3. Cette structure canonique relève d’une ‘grammaire générale’ commune à toutes les langues. Dans les grammaires des langues particulières, elle peut toutefois être réalisée sous diverses formes abrégées, soit par ellipse de certains de ses éléments, soit par leur amalgame en un seul mot. En français par exemple, la plupart des verbes expriment à la fois un attribut et son affirmation :
C’est la même chose de dire, Pierre vit, que de dire Pierre est vivant. De là est venue la grande diversité des verbes dans chaque langue. (p. 67)
4. À côté des propositions simples, comme Dieu est bon, il existe par ailleurs des propositions complexes, dont le sujet et/ou l’attribut contiennent eux-mêmes des propositions dites incidentes.
Comme quand je dis : Dieu invisible a créé le monde visible : il se passe trois jugements dans mon esprit, renfermés dans cette proposition. Car je juge premièrement que Dieu est invisible ; 2° qu’il a créé le monde ; et 3° que le monde est visible. Et de ces trois propositions, la seconde est la principale et l’essentiel de la proposition : mais la première et la troisième ne sont qu’incidentes. (p. 50)
Le prototype des propositions incidentes est la proposition relative. Dans sa forme canonique (dont les adjectifs épithètes de l’exemple ci-dessus ne sont que des abrégés), elle est introduite par un mot qui vaut « à la fois pour une conjonction et un pronom démonstratif » (p. 52). Est donc reconnue l’existence d’une catégorie des ‘conjonctions’, dont la fonction est de lier (= intégrer) les propositions incidentes aux éléments de la principale. Mais l’analyse n’est pas poussée plus loin. Les diverses formes que peuvent prendre les propositions incidentes ne sont pas inventoriées, leurs portées ne sont pas examinées en détail, et ce qui est dit de la classe des conjonctions se réduit à en citer deux ou trois à titre d’exemple (et, ou, si, donc…). Il s’ensuit que la combinatoire inter-propositionnelle reste une zone de vague. S’y trouvent mises dans le même sac les coordinations, les subordonnées relatives, conditionnelles, causales, et les enchaînements adversatifs du genre P mais Q, P et non Q. Demeure notamment imprécisée la frontière entre propositions exprimant des jugements complexes et suites de propositions exprimant des raisonnements. C’est aux grammairiens du siècle suivant qu’il incombera d’affronter ces problèmes et de les résoudre.
Pour un bilan critique plus détaillé de la théorie de Port-Royal, on peut lire :
Pariente (J.-C.), 1984,
« Grammaire et logique à Port-Royal », Histoire, Épistémologie,
Langage 6-1, 57-75, en ligne :
https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_1984_num_6_1_1176
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