Réanalyses (Annexe 4)

Le français présente, comme d’autres langues, des suites à contenu épistémique au sens large, de forme je (ne) sais (pas) qui, je (ne) sais (pas) où (abrégée ci-après SQ), ou n’importe quoi, n’importe comment (abrégée ci-après NQ), dont la syntaxe externe, sous une même manifestation graphique, se prête à deux analyses formelles A et B, aboutissant à des décomptes en unités différents :

(1)   A. ℰ(le soir ils lisent ← ØSN)C1 ℰ(je ne sais pas quoi)C2    ∼
B. ℰ(le soir ils lisent ← [je ne sais pas quoi]SN)C

A. ℰ(ils veulent partir ← ØSN)C1 ℰ(n'importe où)C2    ∼
B. ℰ(ils veulent partir ← [n'importe où]SN)C

En l’absence d’intonation ou de ponctuation discriminantes, on peut voir dans les séquences ci-dessus (analyse A) des binômes constitués de deux clauses verbales, donnant lieu à deux énonciations successives, où la seconde clause se présente sous la forme d’une interrogative indirecte réduite ; mais on peut y voir aussi (analyse B) une énonciation unique, impliquant une seule clause, où les segments en italiques (je sais pas quoi, n’importe où) sont interprétés comme des compléments rectionnels de lire et de partir, voire recatégorisés comme des pro-SN indéfinis (cf. Haspelmath 1996).

S’agissant de NQ, il semble que la seconde des interprétations dépeintes ci-dessus ait pris naissance entre le XVIIIe et le XIXe siècles (Béguelin 2002). Tout s’est passé comme si le contenu d’une énonciation commentative ℰ (NQ)C2, anticipant sur une demande de précision de la part de l’interlocuteur, avait été happé par la valence du verbe de la clause commentée, avec à la clef une régression de rang syntaxique du segment concerné (cf. la notion de greffe chez Deulofeu 1988, 2010). (La généralisation de telles réinterprétations locales n’empêche pas, au demeurant, que n’importe puisse continuer à fonctionner en français comme un verbe constructeur, à l’instar de peu importe.) Dans le cas de SQ, la double analyse A et B est attestée depuis bien plus longtemps (elle concerne déjà, en latin, les équivalents de je ne sais qui, je ne sais quoi, etc., nescio quis, nescio quid, etc.) : elle affecte, au cours de l’histoire du français, des « aveux d’ignorance » de forme régulièrement renouvelée (je ne sais qui, je ne sais pas qui, on sait pas qui, Dieu sait qui, j’ignore qui, devine qui, etc.).

Or, la possibilité de réinterprétations « par greffe » de ce type peut être expliquée par les propriétés informationnelles de certaines routines périodiques où elles prennent naissance. Sont concernés, entre autres, des binômes [Préparation + Action] ou [Action + Réfection] dont la clause C1 est faiblement informative et/ou contient un verbe insaturé, et dont la clause C2 commente l’absence de complément du verbe de C1 soit sous forme d’un « aveu d’ignorance » (SQ), soit sous forme d’un « déni de pertinence informationnelle » (NQ) ; dans ces cas, il est tentant, par raccourci interprétatif, de considérer le contenu de C2 comme étant l’objet du verbe de C1. (Voir d’autres contextes « assimilateurs » dans Béguelin 2002, 2009 ; pour les questions prosodiques, v. Avanzi & Béguelin 2014 ; pour l’analyse, dans une perspective pragma-syntaxique, d’autres cas de coalescences, v. Béguelin & Conti 2010 ; Béguelin & Corminboeuf 2005, 2019).

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